Disques (24)
De la rencontre entre un historien (Patrick Boucheron), un musicien (Bruno Allary) et une musicienne (Isabelle Courroy) pour évoquer la musique des troubadours, résultent un spectacle et, à sa suite, un livre-disque, Contretemps, qui fait revivre une poésie et une musique venues de loin.
Patrick Boucheron, avec Bruno Allary et Isabelle Courroy, Contretemps. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 64 p., 21 €
Il faut peu de temps pour lire ou pour écouter Contretemps, le livre-disque que Patrick Boucheron a tiré d’un spectacle élaboré et donné avec Bruno Allary et Isabelle Courroy. Le premier est guitariste et a fondé la Compagnie Rassegna, un ensemble musical qui se joue des époques et des styles. La seconde joue de la flûte oblique kaval, une flûte originaire des Balkans dont le son ressemble à un souffle.
À trois, ils s’élèvent contre le temps, contre le temps qui passe et efface ce qui n’a pas été officiellement écrit et donc conservé. Car, pour être grands, les musiciens, comme l’historien sans doute, ne doivent pas seulement s’intéresser à ce qui est conservé : il faut être inventif, heurter les oreilles et les esprits. Ce petit livre ne constitue pourtant pas le manifeste d’une lutte contre le conservatisme. Il est plutôt l’humble expression d’un travail audacieux qui consiste à faire vivre aujourd’hui, avec nos mots, avec nos instruments, pour nos oreilles, une musique à laquelle nous n’aurons jamais accès : « il n’y a pas de musique médiévale », nous disent-ils. Ils ne sont pas les premiers à faire ce travail, et hommage est rendu dans leur ouvrage à Léo Ferré en même temps qu’à son parolier médiéval Rutebeuf, qui tous deux chantaient :
« Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L’amour est morte… »
On ne cherchera rien de médiéval dans la guitare électrique de Bruno Allary ou dans la flûte kaval d’Isabelle Courroy qui accompagnent ces mêmes vers dans leur spectacle. On y trouvera plutôt le plaisir de la nouveauté par effet bien pensé de contretemps.
« Il n’y a pas de musique médiévale », répètent les auteurs de ce livre-spectacle. Qu’y a-t-il alors ? Il y a des troubadours et des trobairitz – troubadour au féminin – qui n’ont pas laissé de trace de leur art puisque celui-ci n’a pas souvent été jugé digne d’être couché sur le parchemin. « Trobar : voici notre mot. Trouver, c’est trouver l’amour, ou plutôt non, c’est trouver d’amour, trobar d’amor. Jacques Roubaud le dit si bien dans sa Fleur inverse, avec éclat, avec rigueur. Celui qui aime doit se nommer et doit trouver le nom de l’aimée – c’est cela, le trobar, qui mène l’amour à se dire, ou plutôt à se chanter. »
Il faut donc trouver, pour être troubadour, trouver le mot et le chanter, et cela ne se fait pas sans douleur, ainsi que le montre l’exemple de la trobairitz Béatrice de Die. C’est comme faire chanter Orphée : on se doute qu’il a fallu beaucoup d’inspiration à Monteverdi et à Gluck pour y parvenir. Il n’en faut pas moins à Patrick Boucheron pour écrire, dans un des chapitres de Contretemps, la vida de Béatrice de Die. « J’ai été l’épouse de Guillaume de Poitiers et l’amoureuse d’un troubadour, Raimbaut d’Orange. Il m’était infidèle. Normal, c’est le jeu, on appelle cela l’amour courtois, non ? […] Là, il me manque, il me manque vraiment. Je n’ai plus envie de jouer à chercher des rimes. » Sans certitude, Béatrice de Die a peut-être cela de commun avec Orphée qu’elle serait une fiction : « la lyrique occitane ignore ces hommes qui font les femmes, mais elle a ses trobairitz – qui sont peut-être des hommes. Et si c’était la même chose, un trouble dans le genre qui institue non pas la féminité, mais la sincérité ? »
Ce livre, si court, est chargé d’une érudition généreuse, de celle qu’on reçoit tel un présent et qui nous élève. Les premiers mots nous le disent : « écoutez, ça vient de loin. Regardez, ça vient vers vous ». Mais pour arriver jusqu’à nous, cette poésie et cette musique ont la chance de trouver les voix et instruments de Patrick Boucheron, Bruno Allary et Isabelle Courroy. Contretemps est un spectacle : il peut se lire, s’écouter ou, espérons-le, se donner.