De l’existence comme vide absolu

T. Singer, de l’écrivain norvégien Dag Solstad, est un roman en tous points déconcertant : d’un humour particulier, moins pince-sans-rire qu’extravagant, parfois proche du délire, le plus souvent embusqué au fond de la page ; d’une tristesse scandinave irrémédiable, de celles qui donnent le choix entre se flinguer, méthode rapide, ou se saouler à mort, méthode lente. Ah ! les joyeux compagnons !


Dag Solstad, T. Singer. Trad. du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud. Préface de Sophie Divry. Notabilia, 301 p., 19 €


Le roman de Dag Solstad est bucolique par accès : à l’occasion du voyage que le héros accomplit pour rejoindre son poste de modeste bibliothécaire à Nottoden, au sud-ouest du fjord d’Oslo, dans le Telemark, région montagneuse et agreste, le lecteur a droit à un guide précis du chemin de fer et de ses embranchements permettant de rallier cette charmante petite ville où l’énorme conglomérat hydroélectrique Norsk-Hydro est implanté. C’est inattendu, riche en détails pittoresques, rafraîchissant parce qu’on a l’impression que le trentenaire se trouve sur la ligne d’un nouveau départ, qu’il pourra oublier le pénible sentiment d’humiliation qui l’accablait dans la capitale, à la seule idée de commettre un faux pas en matière de rapports sociaux, minime mais capable d’engendrer une honte irrémédiable : celle de faire rire de lui.

Hélas ! Notodden est un cul-de-sac. Tout y avait pourtant bien commencé, par la rencontre (dans le train) du volubile directeur local de Norsk-Hydro, qui, ravi d’accaparer pour une nuit le nouveau venu, l’invite chez lui à un somptueux dîner fort arrosé et se lance dans un monologue lyrico-métaphysique savoureux, en forme de satire à peine décalée de ces discours de patrons à prétentions intellectuelles qui se piquent de philosophie et abondent en envolées de prospective paternaliste.

Un régal d’ironie, qui ressemble à une digression, comme le petit manuel touristique précédent, mais n’en est pas plus une que celui-ci, tant est forte la poigne de Dag Solstad sur son sujet, une biographie de T. Singer, personnage de fiction si inexistant qu’il n’est même pas pourvu d’un prénom.

Trop nul pour cela ? Ce serait une lecture trop simple de ce pauvre diable dont l’implacable narrateur ne va pas lâcher le destin, à partir de cet incident initial prometteur mais complètement privé de suite. Une manière d’amitié semble en effet s’être nouée, au cours d’une nuit de beuverie du reste tout à fait décente entre deux êtres que tout sépare : un riche notable et un employé besogneux. Le riche appelle le pauvre son ami, et ce n’est pas à cause de l’alcool ingurgité, que l’un et l’autre supportent aisément, mais parce que le premier a trouvé cette pépite dans le désert, un interlocuteur muet : combien de rapports fructueux entre un PDG qui s’écoute parler et son futur collaborateur n’ont pas de prémisses plus solides ? À l’issue de l’entrevue, rien ne se passe.

L’invitation ne se reproduit pas. De loin en loin, au fil des années passées à Nottoden, les ex-commensaux se croiseront dans la rue. Ils se salueront poliment mais d’un trottoir à l’autre. Or, si cet épisode, merveilleusement agencé d’un point de vue narratif, et qui paraît parfois sur le point de prendre son essor du côté du fantastique de conte bleu – ou noir – mais s’en garde bien, occupe dans le roman une place centrale, ce n’est pas sans raison littéraire profonde. Il s’agit du modèle applicable à tous les événements qui vont entrer, par la voie du hasard à la base de tout accident, dans le déroulement autrement rectiligne et plat de la trajectoire de T. Singer, et par là même dessiner, avec une remarquable économie de moyens scéniques, la psychologie du personnage.

T. Singer, de Dag Solstad : de l’existence comme vide absolu

L’écrivain norvégien Dag Solstad © Tom Sandberg Fullfigur

Un roman psychologique, en effet. Dag Solstad – et derrière lui son lecteur – court désespérément après une explication des échecs successifs du héros. Il insiste à plusieurs reprises sur son droit régalien d’auteur à ériger en héros un minable dont n’importe quel écrivain raisonnable refuserait de s’occuper ; mais voilà, Dag Solstad n’est pas un écrivain raisonnable, c’est un véritable créateur. Même les êtres larvaires peuvent avoir une psychologie labyrinthique et profonde ? Mais oui, voyez Flaubert et ses deux « cloportes », Bouvard et Pécuchet.

Encore ceux-ci ont-ils la chance d’être deux, et de s’aimer, ce qui change toutes les existences en pays de soleil. T. Singer est seul et il n’aime pas. Encore que, attention ! Pas si vite, puisqu’il est parfaitement normal, et normalement susceptible de tomber amoureux, à Notodden précisément, dans ce trou à rats, amoureux bien accueilli de plus, sa Merete, céramiste d’art, étant tout à fait convenable pour faire une amoureuse et leur mariage subséquent reposant sur un coup de foudre (premier accident dans une vie trop bien réglée).

Aussi le lecteur pousse-t-il un soupir de soulagement, bien qu’il soit tout de même un peu surpris que la sexualité joue dans cette affaire, où elle devrait être d’importance cruciale, un rôle si secondaire, et un peu inquiet que seule l’image de la nudité embarrassante de deux corps vienne à la plume de l’auteur pour suggérer ce « détail ».

Très vite, d’ailleurs, une vérité se fait jour. Tomber amoureux, T. Singer le peut. Mais aimer, il en est incapable. Ce n’est pas faute d’en adopter toutes les pratiques extérieures : aux petits soins pour sa femme, il se change pour lui complaire en cuisinier compétent, presque en spécialiste de la gastronomie, accepte sans rechigner la belle-famille, bien que cela implique pour lui de se transformer en manœuvre (il n’a aucun don pour la construction proprement dite) afin d’aider au chantier d’une salle d’exposition que sa femme partage. Bien plus, il se comporte, sinon en père, du moins en protecteur attentif de sa belle-fille, une enfant de trois ans que Marete a eue d’un amant furtif.

Pourtant, l’édifice s’écroule doublement. D’abord, faute d’amour total, le couple décide de divorcer. Puis le mélodrame se change en tragédie : peu avant que la rumeur d’une séparation se soit ébruitée, Marete meurt à trente-quatre ans, seule, dans un accident de voiture.

Peu doué pour l’amour, T. Singer n’est pas exempt de réactions humaines : il pleure sa femme. Il est surtout volontaire, au moins apparemment, pour les dévouements sublimes : alors que la belle-famille se montre toute disposée à recueillir l’orpheline, c’est lui qui insiste pour la garder auprès de lui, et qui jusqu’à ses dix-huit ans l’entretient, tente de la distraire, l’emmène au cinéma et lui montre Oslo où une chance incroyable au jeu lui a permis d’acheter un appartement et de postuler avec succès à un emploi dans une bibliothèque de prestige.

Tout va bien ? Non, c’est à ce nouveau tournant de l’existence d’un homme dépourvu des qualités essentielles (mais lui-même, son auteur, le narrateur du livre, le lecteur, sont bien incapables, chacun à sa place, de comprendre au juste desquelles il s’agit) que tout se brise définitivement : aucun lien affectif ne se noue avec la petite puis la jeune fille adoptée, il ne l’aime pas, il n’est pas aimé d’elle. Il finit aussi par congédier brutalement son unique ami d’enfance et va désormais rester seul (enfin ?) dans son logis, son métier répétitif, ses obsessions (il a peur des ragots et en voit partout) et ses angoisses (surtout, qu’on ne découvre pas qu’il était en instance de divorce juste avant l’adoption, cela lui ferait honte : la honte, seule passion authentique de cette vie).

Alors, un roman de la condition humaine, de la moyenne (abominable) des destinées ? On peut le craindre, mais non pas s’en désintéresser : tel est le privilège d’un grand talent, seul il peut vraiment susciter un pareil frisson.

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