Passage de frontières (2)

Esquif Poésie (6)

Rien ne devrait a priori les rapprocher, sinon les hasards de l’édition, un goût commun pour la poésie américaine, l’alternance de la prose et de la poésie, et des propos sans concession. Cesare Pavese et Jacques Darras sont deux frontaliers, deux riverains, l’un dépressif et l’autre allègre, conquérant.


Cesare Pavese, Travailler use. Choix de poèmes et préface de Carlo Ossola. Trad. de l’italien, annoté et présenté par Léo Texier. Édition bilingue. Payot/Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 160 p., 8,50 €

Jacques Darras, Tout Picard que j’étais… L’exceptionnelle richesse littéraire de la Grande Picardie à travers les siècles. Éd. du Labyrinthe, 300 p., 19 €


Cesare Pavese s’est suicidé en 1950, à quarante-deux ans. Il ne s’agit pas ici d’un livre inédit mais de son premier ensemble de poésie, dans une nouvelle traduction. Travailler use (Lavorare stanca) reprend le titre du premier livre de poèmes que publie en 1936, à vingt-huit ans, Cesare Pavese et qu’il augmente en 1943.

Le volume contient également des poèmes de son tout dernier ouvrage de poésie, La mort viendra et elle aura tes yeux (Verrà la morte e avrà i tuoi occhi), publié en 1951. Le premier livre inaugure et le second achève une activité littéraire qui, dans l’intervalle, est consacrée à la prose (romans, nouvelles, journal). Mais ils suffisent à donner à Pavese une notoriété internationale.

Esquif Poésie (6) : avec Cesare Pavese et Jacques Darras

Cesare Pavese

Leur originalité, à mon sens, se mesure dès leurs titres. Travailler use, traduit précédemment par Travailler fatigue, ressemble à un slogan crié lors d’un défilé de travailleurs réclamant une augmentation de leurs retraites. C’est que Cesare Pavese, après avoir été, dans sa jeunesse, du côté des fascistes, s’est rallié par la suite aux communistes. Il a aussi été marqué par la littérature américaine qu’il a lue très tôt, et qu’il a traduite : Whitman, Steinbeck, Melville, Dos Passos, Lewis. Il anticipe le néo-réalisme italien d’après la Seconde Guerre mondiale. Et il n’est pas étranger à la fureur moderniste des futuristes.

Ce qui séduit particulièrement dans cette poésie, c’est son mélange de vers et de prose, son écriture presque familière, dépourvue de mots rares et d’états d’âme, au plus proche du réel, justement, son parler « posé, qui, comme les pierres / de cette même colline, est si rugueux / que vingt années de langues et d’océans divers / ne l’ont pas entamé », comme il l’écrit dans le poème « Les mers du Sud ». Ce qui ne l’empêche nullement d’être travaillée, personnelle, et profondément bouleversante.

« Nous marchons un soir sur le flanc d’une colline,

en silence. Deux ombres du crépuscule tardif

mon cousin est un géant vêtu de blanc, qui s’avance paisible, le visage bronzé

taciturne. […]

Et il monte la côte abrupte

Avec le regard recueilli que j’ai vu, enfant,

Dans les yeux des paysans un peu fatigués. »

J’ai été sensibilisée à la poésie de Cesare Pavese en entendant, dans la bouche d’Antoine Vitez, le titre de son deuxième et dernier livre de poésie, La mort viendra et elle aura tes yeux. Il avait alors sonné pour moi avec une force singulière, oraculaire. Je ne l’avais pas entendu comme une menace, à moi adressée, mais comme un présage à propos de l’ami qui la prononçait. L’ami mourut effectivement quelques années plus tard, encore jeune.

La force de cette phrase, de ce titre, tenait aussi à son réalisme : je n’avais jamais pensé que nos yeux, auxquels nous tenons tant, étaient les premiers des organes de notre corps à se détériorer. La mort avait alors cessé pour moi d’être abstraite, elle avait revêtu un aspect proprement insupportable. En outre, l’ambiguïté des termes me rendait cette phrase fascinante. Ainsi, comment comprendre le verbe « avoir » dans « elle aura tes yeux » ? Comme moi, lorsque je l’ai entendu pour la première fois, « elle détruira tes yeux » ? Ou, comme je l’ai interprété ensuite, « elle prendra l’aspect de tes yeux » ? Et comment entendre le « tes », l’adjectif possessif ? Est-ce à lui-même que s’adresse le locuteur, ou à quelqu’un qui lui a nui, qui l’a fait souffrir ? Les expériences amoureuses de Pavese, nous apprennent ses biographes, furent destructrices.

Sans conteste, la phrase est aussi prémonitoire pour lui, qui s’est donné la mort après ce volume. Quant à sa signification, elle est encore multipliée par le poète lui-même.

« Pour chacun la mort a un regard.

La mort viendra et elle aura tes yeux.

Ce sera comme se défaire d’un vice,

comme voir dans le miroir

revenir le visage d’un mort,

comme entendre des lèvres closes.

Nous irons dans le gouffre, muets. »

Jacques Darras ne nous donne pas, cette fois-ci, à lire sa poésie mais un essai-anthologie sur la Grande Picardie qui réserve des surprises.

En effet. On y découvre que la région que l’on croyait assimilée depuis des lustres à l’Hexagone, parfaitement fondue en lui, confondue à la France, est en réalité demeurée autonome, sinon politiquement, du moins dans sa culture et ses aspirations. Les Picards sont Picards avant d’être Français. Et ce sont eux qui ont donné au pays « annexeur » le meilleur de lui-même. Eh oui, qu’on se le dise !

« Picardie était un nom. Nous en avons fait une mémoire », déclare superbement Darras, en ouverture. Le ton est enjoué mais combatif. Sans agressivité et avec l’air de s’amuser, Darras refait l’histoire, il nous en donne une autre, preuves à l’appui : « L’histoire du Nord de la France, que nous appelons “Grande Picardie” au sens linguistique et géographique du terme, est l’histoire d’une conquête récente, donc tardive, de la monarchie française. » Tardive, puisque c’est Louis XIII qui conquiert Arras, Louis XIV et Vauban qui s’emparent de Lille. À l’époque médiévale, en 1254, le collège qui deviendra la Sorbonne fait appel à quatre catégories d’étudiants, les Français, les Normands, les Anglais et les Picards. Où l’on voit que la Grande Picardie est l’égale de la France. De quelles régions est-elle constituée ? Eh bien de la Picardie proprement dite, de l’Artois, du Hainaut et de la Flandre française, lesquelles ont en commun de parler le picard ainsi que le latin, deux langues qui se verront « interdites d’emploi, tout au moins dans les registres d’état civil, par le fameux décret pris par François Ier à Villers-Cotterêts en 1539 ». Un bon moyen pour diviser et affaiblir, sinon anéantir, la grande rivale nordique.

Et pourtant, grande, elle le demeure en dépit de « l’invraisemblable éclipse où le “récit national” français [l’] aura sciemment plongée […] au cours des trois derniers siècles ». Et c’est là que Darras sort de sa manche ses meilleures cartes : « Imaginez la littérature française amputée d’Adam, Bodel, Froissart, Molinet, Calvin, Lefèvre d’Étaples, La Fontaine, Racine, Gresset, Voiture, Laclos, Prévost, Condorcet, Robespierre, Babœuf, jusqu’à Dumas, Verne, Bernanos, Jouve et Claudel, sans compter Marceline Desbordes-Valmore, Mac Orlan ou Dorgelès, pour s’arrêter aux portes de la Seconde Guerre Mondiale ».

Esquif Poésie (6) : avec Cesare Pavese et Jacques Darras

Jacques Darras (2009) © Jean-Luc Bertini

Quel coup ! Voilà donc quelques-unes de nos plus grosses têtes littéraires qui passent la frontière et ne sont plus vraiment à nous, mais accaparées, volées par les Picards. Sauf à changer de point de vue, à passer nous aussi la frontière, virtuelle désormais, à reconsidérer l’histoire et à redonner force, aux dépens de Paris, à la province française.

Car c’est là l’intérêt d’un tel livre. La construction de la nation aux dépens des provinces est désormais acquise, on y est habitué, et, en dépit de quelques-uns, trublions égarés dans les marges, aux frontières, elle fait partie du paysage. Le livre de Darras nous permet de sortir de l’univocité, de penser du point de vue de ceux qui estiment désastreuse la perte progressive des richesses autochtones par la nécessité de construire un pays qui ne parle qu’une seule langue, n’admet qu’une seule culture et subit la férule de Paris

Nous voilà invités à relire nos classiques, du moins nombre d’entre eux, avec cet éclairage-là. Par exemple, Bernanos, très « attaché à la terre picarde par son enfance et son éducation » et marié à Jeanne Talbert d’Arc, « lointaine descendante d’un frère de Jeanne d’Arc ». Le lieu de son enfance lui sert de cadre pour la plupart de ses romans : « ce sont les mêmes talus, les mêmes flaques et chemins creux, les mêmes départementales tirées tout droit dans la nuit, la même argile boueuse où marchent, trébuchent ou s’allongent ses héros ».

De la maison du père de Bernanos, dans Sous le soleil de Satan, il reste « un paysage métaphysique, qu’expriment des mots travaillés par amas, par conglomérats, comme les couleurs d’un tableau expressionniste. Bernanos en vérité est un expressionniste. Peignant à partir d’un mélange de terre flamande à la Permeke et d’obscurité espagnole ».

Ne quittons pas Darras avant d’avoir évoqué avec lui son poète préféré, Adam de la Halle, surnommé le Bossu d’Arras. Son théâtre, dont voici un extrait tiré du Jeu de la feuillée, est « une mine de renseignements pour les historiens tant il a transposé directement la réalité socio-économique arrageoise de son temps ». Il est aussi d’une crudité réjouissante.

Dame douce et son amant, Rainelet, consultent un médecin.

« Dame Douce :

Cher Maître, j’aimerais que vous

Me conseilliez contre déboursement,

Moi aussi j’ai le ventre tendu,

Je ne vais plus, je ne fais plus […]

Le Docteur :

Mon urinal me dit que trop

Souvent vous gisez sur le dos

Dame Douce :

Vous me mentez mon beau ribaud.

Je ne suis pas Dame matronesse.

Contre aucun don, aucune promesse

Je ne ferai un tel métier !

[…]

Rainelet :

Je vois que vous vous laissez foutre

Autant ne le taire à personne. »

Le plus intéressant, dans cette série sur les frontières, c’est que leur traversée est aussi bien géographique que mentale, intérieure.  Qu’elle incite à poser la question, pour les auteurs, autrices, nomades ou voyageurs, de leur appartenance. Quel est le lieu où ils se trouvent bien, en accord avec eux, apaisés, parce que réconciliés au moins avec eux-mêmes ?

Pavese était né à Santo Stefano Belbo, une localité piémontaise, dont il est parti pour faire ses études, puis travailler à Turin. Il souffre dans son lieu d’origine, aux collines pourtant chères à son cœur, comme dans la grande ville industrielle du nord de l’Italie, à l’aise nulle part, jamais posé, pas même dans l’écriture, à laquelle il déclare renoncer, peu avant son suicide. Darras, au contraire, se déplace beaucoup, mais il élit sa province d’origine, Amiens, pour travailler, et Bernay-en-Ponthieu, commune de son enfance, pour aimanter son œuvre. Une origine non pas niée mais exaltée, réactivée.

Pas de recette, pas de morale : changer de lieu ne change rien si l’usage que l’on fait de lui et du voyage ne permet pas de s’assurer de son appartenance, à un clocher, un paysage, ou une activité. Emily Dickinson demeura à Amherst mais son lieu et sa maison étaient dans ses poèmes.

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