Les historiens se sont longtemps méfiés des témoignages et mémoires qui, pourtant, transmettent des expériences passées difficiles à repérer dans une archive traditionnelle. Selon Henry Rousso, qui s’en est fait l’historien, ces documents établissent un « lien affectif » indispensable entre les vivants et les morts. Or, plus ces mémoires et témoignages sont interrogés, plus ils révèlent leur hétérogénéité, ce qui soulève d’autres questions. Ainsi, dans le cas particulier de l’histoire de la Shoah en Bulgarie, l’historienne Nadège Ragaru s’étonne de leurs usages contradictoires et découvre leur sens en les intégrant au champ plus large de « l’histoire des savoirs ». Plus classiquement, mais à point nommé, un ouvrage collectif revient sur les querelles mémorielles dans trois autres pays et cherche comment, depuis l’effondrement du bloc soviétique, de l’histoire à la mémoire, s’écrivent des « romans nationaux » antagonistes.
Nadège Ragaru, « Et les Juifs bulgares furent sauvés… » Une histoire des savoirs sur la Shoah en Bulgarie. Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 380 p., 29 €
Korine Amacher, Éric Aunoble et Andrii Portnov (dir.), Histoire partagée, mémoires divisées. Ukraine, Russie, Pologne. Antipodes, 439 p., 30 €
Organisatrice d’un colloque sur la Shoah en Bulgarie qui a fait date, Nadège Ragaru s’est lancée dans cette aventure à la manière d’une archéologue. Elle étudie comment s’est établie, dès avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, la connaissance du sort des Juifs de Bulgarie et des provinces occupées (dès 1940 et 1941). Elle se dit « fascinée » par les conditions dans lesquelles « des éléments d’informations, des impressions, des sensations, des souvenirs se sont agrégés au fil du temps, pour faire sens au point de faire évidence », et par la façon dont cette agrégation d’éléments disparates, devenue une totalité, s’impose dans les controverses d’aujourd’hui. Elle examine la genèse et la diffusion de l’affirmation centrale que résume son titre – « Et les Juifs bulgares furent sauvés… » – au regard de faits établis depuis longtemps, plus nuancés.
La Bulgarie d’avant la guerre était un petit royaume de dix millions d’habitants, dont environ 50 000 Juifs. En accaparant des provinces jusque-là roumaines, grecques ou yougoslaves, elle a hérité de 15 000 Juifs supplémentaires et adhéré au pacte tripartite avec l’Allemagne nazie en mars 1941. Le roi Boris III avait déjà ratifié une loi limitant les droits civils des Juifs. Puis, en 1942, après la conférence de Wannsee organisant la « solution finale de la question juive » par le Reich, le gouvernement bulgare a mis en place un commissariat aux affaires juives chargé de régler le problème. Lequel commissariat a signé, en février 1943, un accord avec la SS pour la déportation de 20 000 Juifs, issus des « anciens » comme des « nouveaux » territoires.
L’armée et l’administration bulgare ont commencé les déportations entre le 4 et le 8 mars 1943, en embarquant par train 4 103 Juifs de la Thrace et de Pirot, jusqu’à Lom où des navires les ont conduits à Vienne, d’où ils ont été envoyés dans des camps d’extermination. Le 11 mars, ce fut le tour de 7 123 Juifs de Macédoine, raflés et déportés directement à Treblinka. Au total, 11 383 Juifs ont été envoyés à la mort par les autorités bulgares. Un troisième contingent de 48 000 juifs des « anciens » territoires était prévu pour le 10 mars. Ces populations avaient déjà subi de fortes discriminations mais, suite à des protestations de parlementaires, de l’Église orthodoxe et de personnalisés proches de la cour royale, Boris III en bloqua la déportation. Ainsi est née et s’est ancrée l’idée que les Juifs de Bulgarie avaient été « sauvés » par le peuple bulgare. Jusqu’à aujourd’hui, cette idée domine. Des personnalités aussi lucides que Tzvetan Todorov ou Hannah Arendt l’ont relayée.
Depuis la guerre, les controverses mémorielles ont été dominées par un paradoxe : on discutait principalement des mérites des uns et des autres (le roi, les communistes, l’Église…) dans ce « sauvetage », terme contesté, sans jamais complètement cacher l’existence des déportations qu’on ne voyait pas. S’interrogeant sur ce qu’elle appelle « l’énigme du sens commun », Nadège Ragaru se demande comment il est possible que « les déportations, sans être oblitérées, aient été invisibilisées sous l’éclairage singulier que le “sauvetage des Juifs bulgares” projetait sur elles ». Elle fait de cette interrogation l’objet de son enquête : « Comment expliquer que, d’un passé complexe et contradictoire, une facette unique – la non-déportation des Juifs du “vieux” royaume entendue comme “sauvetage” – ait fait l’objet d’une narration et d’une transmission prioritaires en Bulgarie et au-delà ? » Elle explore alors plusieurs champs du savoir sur la Shoah – historiques, judiciaires, fictionnels et politiques –, les place dans une continuité historique, voit comment ils s’épaulent ou se heurtent, et comment ils donnent naissance à une image paradoxale toujours dominante.
Dans le champ judiciaire Nadège Ragaru décortique les archives des procès bulgares pour crimes antijuifs, ouverts en 1945. C’est-à-dire « quasiment en synchronie avec les faits », avant celui de Nuremberg, par un pays qui avait retourné brusquement ses alliances et signé un accord avec Moscou en octobre 1944. Elle analyse la présentation d’une soixantaine d’accusés devant un « tribunal populaire », comme une scène, un théâtre réglé où le passé récent est mis en récit. Elle note, par exemple, l’impossibilité de la chambre à caractériser juridiquement l’exceptionnalité des violences antijuives, lesquelles sont presque occultées, tandis que la référence omniprésente à l’antisémitisme remplit un autre rôle : « étayer un récit de la guerre ordonné autour de deux figures du mal, les nazis et la “clique fasciste”, et d’un héros collectif, la résistance ». On poursuivait des criminels de guerre, et on jugeait l’ancien régime tout en exaltant un futur révolutionnaire. Il s’agissait de se démarquer nettement des élites au pouvoir jusqu’en septembre 1944, de condamner un nombre limité de « fascistes » au nom d’une Bulgarie victime qui les avait subis. Dès lors est apparue une « topique de l’innocence collective, aujourd’hui encore constitutive des récits publics sur la Shoah en Bulgarie ».
Nadège Ragaru poursuit son enquête en passant de cette « intelligence judiciaire » des crimes contre les Juifs à leur transposition dans la fiction. Elle s’arrête sur un film atypique, une coproduction bulgare/est-allemande, œuvre présentée au festival de Cannes de 1959, où elle obtint le prix spécial du jury. Intitulé Zvesdi/Sterne, l’objet est doublement passionnant. Il raconte une histoire d’amour entre une juive grecque et un lieutenant allemand qui se croisent lors des déportations, dans un camp de transit au sud-ouest de la Bulgarie, histoire qui tourne mal, et, deuxièmement, ce film a été réalisé par un Est-Allemand sur un scénario bulgare. Il donne une lecture Est/Est de la guerre et, secondairement, de la persécution des Juifs. En 1959, indépendamment de ses qualité artistiques, il est devenu le symbole de l’amitié antifasciste des deux peuples (l’Allemand rejoint la résistance bulgare quand son amoureuse est déportée), au prix d’une « présence élusive » de la Shoah sur les écrans bulgares et est-allemands.
L’élusion se retrouve dans le film documentaire, censé plus proche de la réalité. Nadège Ragaru consacre un chapitre très fort aux aventures d’un document muet, filmé en 1943, montrant l’embarquement de Juifs au bord du Danube, à Lom en Bulgarie, sur des navires qui les conduiront à Vienne, dernière étape avant la mort. L’utilisation de ces 6 à 7 minutes d’images incarne ou résume les tribulations de la mémoire bulgare de la Shoah. Elles ont disparu et réapparu, l’identité de leur auteur est incertaine, elles ont été montées et remontées, présentées comme preuves au procès d’un dignitaire nazi en Allemagne dans les années 1960, mais surtout ce film a fourni la plupart des photos utilisées depuis toujours, en Bulgarie et dans le monde, pour illustrer le « sauvetage des Juifs bulgares ». Le catalogue d’une exposition, à Berlin en 1984, consacrée à ce sauvetage, met en couverture une captation de ce film. On y voit des Juifs monter dans un wagon sous la garde de policiers bulgares. Ainsi, l’image détournée est devenue un outil de la diplomatie culturelle bulgare.
L’apport principal de cet ouvrage, si riche en exemples et en études de cas, qui traite aussi des attitudes des Juifs bulgares face à cette manipulation mémorielle, est le dévoilement, à partir d’une enquête sur la production des savoirs et des représentations de l’événement, de la façon dont ces écritures du passé se sont maintenues, jusque dans les débats et politiques d’après 1989.
On le voit, les complexités du passé, la division des mémoires et les controverses ne datent pas d’hier. Chacun sait qu’en parlant d’histoire on peut parler d’autre chose. Le collectif d’historiens à l’origine du livre Histoire partagée, mémoires divisées élargit la question à trois pays – Ukraine, Russie, Pologne – et à une gamme de sujets plus large. Leur démarche, comme celle de Nadège Ragaru, quoique plus concentrée sur ce que les Polonais appellent « les politiques historiques », témoigne des évolutions récentes de la réflexion sur les débats mémoriels. On n’est plus dans l’opposition histoire versus mémoire, mais dans la compréhension de leurs interpénétrations. Korine Amacher, Éric Aunoble et Andrii Portnov ont réuni une trentaine d’historiens, fins connaisseurs de ces pays, pour étudier, à partir de moments historiques ou de personnages controversés, les évolutions des débats. Ce sont de remarquables synthèses. Chaque article comprend une présentation historique de l’objet traité, suivie des interrogations dans le pays et des conflits qui s’ensuivent.
Aussi Korine Amacher s’interroge-t-elle, à l’issue d’un panorama ensoleillé de l’histoire de la Crimée, sur la mémoire que « les Ukrainiens peuvent proposer face à l’imposant récit russe ». Ou bien Éric Aunoble, qui traite des révolutions et des guerres entre 1917 et 1921, se demande pourquoi les gouvernements de ces trois pays ont évité de célébrer le centenaire de la révolution russe. Il considère que l’on peut soutenir « à bon droit que les trois États dans leur forme moderne sont nés de la Révolution russe ». Et Andrii Portnov, qui aborde un des objets les plus conflictuels de la région, les massacres de Volhynie en 1943, tente de reconstituer les mémoires, polonaise et ukrainienne, et la polémique récurrente autour de la qualification de génocide.
L’ouvrage ne construit pas des « lieux de mémoire ». Il dégage des objets cristallisateurs de partages et de divisions, sur lesquels s’agrippent de nouveaux (ou d’anciens) romans nationaux. On peut citer encore Daniel Beauvois (sur la République polono-lituanienne, 1385-1793), Wladimir Berelowitch (le temps des troubles, 1604-1613), Viktoriia Serhiliienko (l’ukrainisation bolchevique dans les années 1920), Nicolas Werth (la Grande Famine, 1932-1933), Luba Jurgenson (le massacre de Babi Yar, 1941), Catherine Gousseff (l’opération Vistule, 1947) ou Thomas Chopard (Symon Petloura). L’ensemble, auquel il manque évidemment bien des objets, est à la fois fort enrichissant et très stimulant. Un livre d’une rare qualité.