« Les sujets sur lesquels écrivent les Nouveaux Nouveaux Journalistes intéressent le monde entier », clame Robert S. Boynton, ancien rédacteur en chef de Harper’s qui réunit dans Le temps du reportage une petite vingtaine d’entretiens avec des représentants de ce courant en pleine vogue. Cette somme se présente comme une plongée brute dans leurs centres d’intérêt en forme d’obsessions longues, leurs techniques d’enquête, leur rapport à l’écriture et à la narrativité, leur déontologie. Correspondants à l’étranger, aventuriers, scientifiques, sportifs, traders… repartent ici aux origines de leur passion pour le journalisme littéraire. Le résultat, foisonnant, fait de ce livre une référence indispensable pour explorer les tenants et aboutissants d’un genre éminemment contemporain.
Robert S. Boynton, Le temps du reportage. Entretiens avec les maîtres du journalisme littéraire. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Michael Belano. Éditions du sous-sol, 688 p., 29 €
Peut-il y avoir un trait d’union entre des parcours hautement singuliers, où la personnalité de l’auteur et sa passion du « fait » imprègnent chaque opus, voire chaque page, si ce n’est la reconnaissance critique et publique qui les accueille ? Quoi de commun entre When Children Want Children, une enquête de Leon Dash sur les mères adolescentes des quartiers pauvres de Washington et Jours barbares, mémoires de William Finnegan dédiés au surf, ou encore entre L.A. bibliothèque, dans lequel Susan Orlean relate trente ans plus tard l’incendie dévastateur de la bibliothèque centrale de Los Angeles et Tragédie à l’Everest, récit de Jon Krakauer sur une ascension de l’Himalaya à l’issue macabre ?
La préface de Robert S. Boynton inscrit cette mouvance « non fictionnelle » dans une filiation littéraire spécifiquement américaine, faite à la fois de traditions et de ruptures, oscillant en permanence entre les formats journalistiques et littéraires – fossé qui paraît aujourd’hui comblé. Cette filiation remonte aux journalistes « fouille-merde » du XIXe siècle, hérauts de la Penny Press qui s’attachaient aux histoires d’« intérêt humain », soit des récits centrés sur le quotidien, soucieux d’une proximité avec leurs lecteurs, signés dans des journaux emblématiques comme The Sun ou le New York World. L’expression « Nouveau Journalisme » apparaît pour la première fois dans les années 1880, même si, avec son manifeste, Tom Wolfe l’a entérinée pour de bon au début des années 1960.
Désormais, l’ombre du maître plane pour mieux s’en démarquer : s’ils ont acquis leurs lettres de noblesse dans le reportage avec un goût particulier du détail et de l’originalité, assumant leur singularité, les Nouveaux Journalistes actuels délaissent la démarche esthétique propre au dandy du Bûcher des vanités pour brandir une conscience politique, activiste. Plus question non plus d’accéder au statut de romancier avec le journalisme comme première étape transitoire et alimentaire : l’objectif est de produire un écrit saisissant sur un aspect de la société ignoré, laissé dans l’ombre, en donnant la parole à celles et ceux qui le vivent. C’est davantage dans le style « personnel, tranquillement rebelle » de John McPhee, professeur de literature of fact à l’université de Princeton, qu’ils puisent la sobriété et le détachement de leur prose ; ils embrassent ainsi des sujets à l’infini, sans courir après l’excentricité.
Grâce à ce survol rapide des flux et reflux du journalisme littéraire depuis deux siècles, un point commun sans en être un se détache donc, à savoir l’intérêt porté au sujet du reportage, susceptible d’aborder tous les phénomènes. Cette fièvre qui dure et dure encore pousse à accumuler sans plus s’arrêter, mettant dans l’embarras éditeurs et rédactions à l’origine du projet. Avides de réel, les Nouveaux Journalistes d’aujourd’hui s’immergent corps et âme dans un milieu, se fondent avec leurs interlocuteurs auprès desquels ils cherchent éperdument à se faire oublier… Pour Les enfants du Bronx, Adrian Nicole LeBlanc était parfois si fatiguée « que je leur laissais l’enregistreur et que je rentrais à la maison. Ils pouvaient s’interviewer entre eux ou me confier une information qu’ils pensaient que je devais connaître ». Le souci de transmettre les voix de ceux et celles qu’on n’entend pas rapproche ces auteurs de la figure du raconteur telle que l’envisage Walter Benjamin : « L’expérience qui circule de bouche à oreille est la source à laquelle ont puisé tous les raconteurs. Et parmi ceux qui ont couché des histoires par écrit, les plus grands sont ceux dont le récit écrit se distingue le moins du discours des nombreux raconteurs anonymes ».
L’immersion apparaît très souvent comme un temps harassant mais euphorique, là où l’écriture est parfois proche du supplice : s’enfermer, retranscrire, trier ses notes et passer au premier chapitre, tout cela violente les reporters qui ont tant repoussé ce moment. Les Nouveaux Nouveaux Journalistes ne sont pas isolés ni solitaires, et privilégient le terrain, la présence physique, l’expérience. Et ce qui les guide ne réside pas dans des velléités d’inventivité formelle mais dans la manière dont leur écriture sera reçue par les futurs lecteurs, seul critère de la construction du récit et de sa capacité à captiver.
Ces auteurs témoignent d’une préoccupation sociale fondamentale, ancrent leurs ouvrages dans le réel de bout en bout pour en extraire des myriades de phénomènes sociaux. Ce faisant, ils ne construisent pas leurs sujets mais, bien plutôt, les démystifient. « Avec le temps, je suis de plus en plus attiré par des histoires pleines d’ambiguïté », confie Alex Kotlowitz, auteur de There Are No Children Here, qui suit le parcours de deux enfants d’une cité de Chicago. Là se trouve peut-être un vrai point commun entre (presque) tous ces Nouveaux Nouveaux Journalistes, malgré l’infinie diversité de leurs sujets : une attention particulière à la jeunesse et à l’enfance, aux récits des jeunes, loin des clichés que véhicule la presse. Alex Kotlowitz l’explique très clairement : « La plupart des journalistes ne prennent pas les enfants au sérieux. Ils les utilisent comme un moyen de raconter une histoire, plutôt que comme une histoire en tant que telle. Les enfants représentent ce que l’on a de plus vulnérable, et je crois que la manière dont on les considère nous définit en tant que culture ». Dans cette remarque se manifeste toute la force du journalisme littéraire qui règne en maître aux États-Unis mais essaime aussi chez nous (pensons, par exemple, au travail de Florence Aubenas) : une pensée réflexive soucieuse de recueillir l’autre pour parvenir à se penser soi comme individu, comme groupe social, comme société.