Il pourrait s’agir de l’écho d’une conversation lointaine, de l’enregistrement de voix indistinctes sur un phonographe, mais il n’en est rien. La correspondance des philosophes et théologiens Jacques Maritain et Louis Massignon, ou, pour être plus juste, la correspondance de Massignon avec Maritain, qui s’étend de 1913 à 1962, si elle témoigne de la difficulté du chrétien à trouver sa place dans un monde qui ne l’est plus, loin de s’abimer dans la désuétude, laisse échapper de puissants rayons de lumière.
Jacques Maritain et Louis Massignon, Correspondance (1913-1962). Édition présentée, établie et annotée par François Angelier, Michel Fourcade et René Mougel. Desclée de Brouwer, 898 p., 49 €
Le destinataire de la grande majorité des lettres, Jacques Maritain, est le philosophe catholique le plus important du XXe siècle : issu d’une famille protestante, devenu incroyant, il se convertit au catholicisme sous l’influence de Léon Bloy. Adversaire de Bergson, proche un temps de l’Action française dont il s’éloignera ensuite, il enseignera à l’Institut catholique de Paris puis aux États-Unis. Il représente le philosophe organique d’une Église cherchant à surmonter la crise moderniste par un thomisme anhistorique de surenchère (le théologien Gaston Fessard fera remarquer à Maritain le « défaut de réflexion sur l’historique dans le thomisme »), mais, sans doute malgré lui, tant son ambition de métaphysicien était grande, c’est davantage sa philosophie politique qui rencontra une audience internationale, notamment en Amérique latine, et qui reste le cœur d’une œuvre profuse.
Celui qui écrit, auquel Jacques Maritain ne répond que très peu (presque rien en regard des nombreux tomes de sa correspondance avec le théologien Charles Journet), préférant sans doute les rencontres, qui furent fréquentes, et lui reprochant « d’être beaucoup trop préoccupé de lui-même » (lettre de Maritain du 1er février 1923), celui qui se livre, qui expose à longueur de lettres ses tourments, celui qui supplie le penseur de vérifier l’orthodoxie de ses écrits, c’est un des grands orientalistes français, et plus spécifiquement islamologue. Louis Massignon est non seulement connaisseur de la mystique, mais aussi sociologue d’un monde musulman en pleine mutation, lui aussi converti, mais d’obédience huysmanienne, ensuite très marqué par la rencontre avec Charles de Foucauld, apaisant sa soif (ou au contraire l’intensifiant) à la source des apparitions mariales (surtout La Salette) et des phénomènes de stigmatisation qui se sont multipliés au tournant des XIXe et XXe siècles.
C’était, avant le temps de la division du monde intellectuel entre structuralistes et marxistes, celui de l’opposition entre thomistes et surréalistes, « animaux curieux de la ménagerie, tapirs et tatous, surréalistes et néothomistes », comme l’écrit Jean-Richard Bloch dans Europe : Paul Claudel (dont nos deux auteurs sont de grands amis) ou André Breton, avec au milieu un Max Jacob en médiateur, soupçonné par les uns, abandonné par les autres. Un des grands mérites, presque accidentel, de cette correspondance, c’est qu’elle nous fait comprendre combien les deux camps ennemis sont proches : même attrait pour les phénomènes extraordinaires, même volonté de salut et d’ordre, que ce soit celui de la « nouvelle chrétienté » pour les uns, une des obsessions de cet échange épistolaire, mais précisément pas le trait le plus lumineux, ou celui d’un « sur-ordre nouveau » pour les autres. Il y a là certainement un matériau important pour comprendre les passages incessants des uns et des autres d’un pôle à l’autre (comme Jean Cocteau, objet de tous les soins de la part de Massignon, mais aussi de Georges Bataille, dont il n’est cependant pas question dans la relation épistolaire).
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la correspondance baigne dans une atmosphère « apocalyptique », comme le disent les éditeurs, dont il faut saluer l’extraordinaire travail d’annotation. C’est une des conséquences des apparitions mariales qui sonnent comme des avertissements envoyés par grâce à un monde en perdition. Les « apôtres des derniers temps », dont font partie Maritain et Massignon, sont élus pour être les instruments de la (re)conversion. Mais si Maritain choisit la voie de l’intelligence et des « cercles thomistes », Massignon « choisit une autre voie » : « Vous me référez à des textes […]. Je vois des situations d’ensemble impliquant des rapports entre des personnes. Je suis soucieux d’âmes immortelles et je bénis Dieu de m’attirer à Lui par une autre voie, plus basse, toute directe et adorante… » (lettre du 30 janvier 1923).
Cette voie différente, c’est celle du sacrifice, de l’offrande de soi pour le salut de l’autre, du « pour l’autre » (et ici on ne peut que penser à Levinas et espérer la publication prochaine du séminaire de Jacques Derrida sur l’hospitalité). L’islamologue ressent un constant désir de mourir martyr, non seulement de rejoindre « l’Étranger qui l’a un jour visité », mais aussi d’offrir sa vie, et, en particulier, pour la conversion des musulmans. À l’égard de l’islam et d’un point de vue théologique, l’apport de Massignon aura été décisif pour faire comprendre aux chrétiens la place que pouvait avoir l’islam dans l’économie du salut. La reconnaissance de la virginité de Marie, le rang imminent du prophète Jésus, offrent un terrain de dialogue vraiment théologal (Massignon sera appelé par le pape Pie XI le « musulman catholique ») avec les musulmans et non limité à celui que la raison peut entretenir avec une « religion naturelle » comme dans la tradition médiévale. Le destin du mystique persan Hallaj, mort crucifié à Bagdad en 922 pour avoir proclamé que Dieu est amour, devient pour Massignon le signe de l’appartenance de l’islam à la descendance abrahamique.
Le premier né dans l’ordre abrahamique, Israël, constitue le centre des préoccupations des deux correspondants. Dans la première partie du XXe siècle, il est question de discuter les conditions d’un soutien catholique au sionisme. Les deux amis sont très actifs et trouvent un accord avec Victor Jacobson, représentant du mouvement sioniste à la SDN, allant même jusqu’à demander au pape de le recevoir et d’accepter ce compromis qui prévoit, entre autres, que les juifs convertis au catholicisme aient les mêmes droits dans l’hypothèse d’une renaissance nationale en Palestine. Mais les choses se gâtent après la Seconde Guerre et, si Massignon et Maritain partagent les mêmes sentiments avant la guerre, après la création de l’État d’Israël il n’en sera plus de même, Massignon portant presque seul le combat pour le droit des Arabes de Palestine. C’est à ce moment que ce que nous appelions en commençant des rayons de lumière arrivent à leur incandescence. L’islamologue va montrer que le plus beau témoignage qu’Israël pourrait donner, au sortir des horreurs des camps, serait de transformer la Palestine en terre d’accueil des personnes déplacées, sans tenter une restauration de souveraineté selon des modalités coloniales et sur une base ethnique (geste accompli définitivement le 19 juillet 2018 quand la Knesset a voté la « loi sur la nation » affirmant qu’Israël est l’État-nation du peuple juif). Les mêmes prémisses vaudront dans le cadre du conflit algérien. Massignon, qui, entre les deux guerres, a déjà plaidé pour les droits civiques des Arabes, paiera de sa personne, jusqu’à être agressé physiquement, dans sa contestation de la politique de la France.
Mais la lumière dépasse largement les drames de l’histoire, la « politique » de Massignon n’est ni une géopolitique cynique, ni un idéalisme impotent. Inspirée par Gandhi et sa satyagraha (« force de la vérité », « revendication civique du vrai », selon la traduction d’un document joint à la lettre du 24 novembre 1956), l’action politique massignonienne est prophétique, au sens vétérotestamentaire où elle porte le témoin là où le mal sème la terreur et lui fait accomplir des contre-actes symboliques (jeûne, prière, marche, etc.), par lesquels le témoin prend sur lui toute la violence politique pour la briser de l’intérieur. Elle est par là l’exact contraire du terrorisme. Et la difficulté du chrétien à trouver sa place, évoquée en commençant, se résout dans le pur témoignage à la vérité dépouillé de toute volonté de pouvoir.