Cinq théories conspirationnistes

Quoiqu’elles aient de tout temps existé, les théories conspirationnistes fleurissent désormais, brouillant avec toujours plus de succès la frontière entre vérité et mensonge, réalité et fantaisie. Encouragées par Internet et les réseaux sociaux d’un côté, en raison de l’affaiblissement des garde-fous traditionnels que représentait l’édition scientifique de l’autre, elles ont forgé le concept de « faits alternatifs ». Que l’auteur de In Defense of History (1997) qui, jadis, s’opposa à la théorie postmoderne de l’histoire s’empare d’un tel sujet n’a rien d’étonnant. Ce sont cinq d’entre elles que Richard J. Evans s’efforce de déconstruire dans The Hitler Conspiracies, dont on attend la traduction en français.


Richard J. Evans, The Hitler Conspiracies. Oxford University Press, 276 p., 27,95 $


Qu’on ne se méprenne pas : la conspiration existe. Ainsi de celle des officiers de la Wehrmacht autour de Claus von Stauffenberg, qui tentèrent d’assassiner Hitler le 20 juillet 1944. Plus près de nous, en 1974, le scandale du Watergate devait révéler la pose d’un système d’écoute dans les locaux du Parti démocrate par le président républicain Nixon et ses hommes. Ce n’est pas de ces opérations que traite Evans dans son livre, mais des complots imaginaires qui, rappelle-t-il, sont de deux sortes : une théorie de la conspiration « systémique », qui résisterait aux siècles et traverserait les frontières – ainsi celle des francs-maçons ou des Juifs qui voudraient devenir les maîtres du monde – et une théorie de la conspiration « conjoncturelle » (event conspiracy theory) – ainsi l’assassinat de Kennedy en 1963. À l’origine de ces théories, il y a le refus d’admettre le hasard ou l’acte isolé qui alimente la croyance en des machinations cachées de groupes influents. Mais si toutes révèlent le goût du secret, elles correspondent aussi à ce qu’on veut entendre ou à ce qu’on a besoin d’entendre.

Les Protocoles des Sages de Sion

Prenant le contrepied de ce qu’affirment les ouvrages sur la question, l’historien britannique entend démontrer que ce fameux Protocole, s’il fut utilisé par les nazis, ne servit pas pour autant de prétexte au génocide perpétré par eux. Jusqu’à ce jour, la plupart des livres traitant du sujet se seraient inspirés de celui de Norman Cohn, au titre explicite : Warrant for Genocide : The Myth of the Jewish World Conspiracy and the Protocols of the Elders of Zion (Londres, 1967), devenu un classique. Dans Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt avait déjà elle aussi vu dans le Protocole un texte central de l’idéologie nazie. D’autres historiens le désignèrent comme la « bible » de Hitler et tout le monde s’accordait pour voir en lui le vade-mecum du processus de l’extermination.

Il n’en serait rien. Les historiens auraient adhéré à la thèse de Cohn sans vérifier par eux-mêmes – ce qui arrive d’ailleurs très souvent dès lors qu’un ouvrage fait autorité. Mais, à la décharge de ce dernier, admet Evans, il faut reconnaître qu’on dispose aujourd’hui de bien plus de sources pour entrer dans l’idéologie nazie. À commencer par le journal de Joseph Goebbels, découvert dans les archives à Moscou, et dont une équipe de chercheurs allemands entreprit l’édition scientifique entre 1993 et 2005, pour aboutir à la somme de 29 volumes (Die Tagebücher von Joseph Goebbels, sous la direction d’Elke Fröhlich, éditions KG Saur).

Le Protocole, qu’il faut entendre au sens allemand de « compte rendu », se prétendait issu du premier congrès sioniste qui se tint à Bâle en 1897. Dans les coulisses, se serait tenue une rencontre secrète de trois cents personnes au cours de laquelle les Juifs, et accessoirement les francs-maçons, auraient proclamé vouloir gouverner le monde. On y trouvait des phrases fortes telles que : « Les Gentils [les non juifs] sont un troupeau de moutons et nous, les Juifs, nous sommes les loups », l’annonce que, si les Juifs gouvernaient le monde, seule la religion juive serait tolérée, qu’un nouveau roi des Juifs remplacerait le pape, que le chômage et l’alcoolisme disparaitraient, etc. Étrangement, relève Evans, le texte ne comportait aucune allusion à ce qui est évoqué traditionnellement par l’antisémitisme religieux, à savoir le meurtre du Christ, l’empoisonnement des puits ou encore le recours au sang d’enfants chrétiens pour fabriquer le pain azyme lors de la Pâque juive. Tout indiquait qu’on avait affaire à la fabrication d’un faux, un amalgame de plusieurs textes dont le principal message était que les Juifs fomentaient un complot mondial et dont on ignore aujourd’hui encore le nom du compilateur.

The Hitler Conspiracies, de Richard J. Evans : cinq théories du complot

Qu’il ait été produit en Russie s’explique par la concentration d’une population juive forte d’environ cinq millions d’individus, cantonnée dans ce qui s’appelait « la zone de résidence » (la partie occidentale de l’empire tsariste) où les restrictions dont ils faisaient l’objet conduisaient nombre de jeunes Juifs à rejoindre les mouvements révolutionnaires. La première version du Protocole avait été publiée par un antisémite notoire qui avait organisé en 1903 le pogrome de Kichinev au cours duquel 45 Juifs avaient été assassinés et plus d’un millier de maisons et de magasins juifs détruits. Il fut introduit en 1918 en Allemagne par deux officiers russes blancs fuyant les bolchéviques et connut immédiatement un succès auprès de l’extrême droite, notamment dans l’armée qui venait de perdre la Grande Guerre. L’un de ses premiers lecteurs fut le général Ludendorff, chef de l’état-major de l’armée allemande et fervent partisan de Hitler à ses débuts.

Hitler mentionne bien le Protocole dès 1921 dans ses meetings, mais on n’en trouve aucun exemplaire dans sa bibliothèque qui contenait 16 000 volumes – ce qui ne prouverait pas grand-chose car, selon Evans, la plupart des livres n’avaient pas été lus. On y trouve en revanche la collection d’articles traduits en allemand en 1922 du ghost writer de l’industriel antisémite américain Henry Ford, The International Jew : The World Foremost Problem qui fait référence au Protocole, livre dans lequel le futur ministre de la Propagande du IIIe Reich, Goebbels, apprendra son existence.

À l’été 1921, le correspondant du Times à Istanbul, Philip Graves, avait informé sa rédaction de l’existence d’un texte qu’un émigré russe blanc faisait circuler dans la ville et qu’il tenait pour un faux. Il réussit à en faire parvenir un exemplaire à Londres, après avoir, non sans mal, trouvé une personne digne de confiance pour le remettre à la rédaction au terme d’un voyage de cinq jours dans le luxueux Orient-Express (non sans mal, car on prenait généralement ce train « pour faire la noce », ce à quoi le messager dut promettre de renoncer). Graves était d’autant plus déterminé à exprimer son opinion que des articles accordant foi au Protocole avaient déjà paru et étaient pris au sérieux par Winston Churchill lui-même.

La publication des articles de Graves fit grand bruit au-delà de l’Angleterre, notamment en Allemagne où, convaincus par leur confrère britannique, de nombreux journalistes dénoncèrent la supercherie. Cela n’ébranla pas Hitler qui se borna à commenter dans Mein Kampf, dans sa seule allusion au Protocole, que, du moment que les Juifs en niaient l’authenticité, c’était bien la preuve qu’il ne s’agissait pas d’un faux. Plus sophistiqué, Goebbels écrira dans son journal qu’il pensait bien qu’il s’agissait d’une falsification, non pas parce que les ambitions mondiales des Juifs seraient utopiques ou irréalistes, « tout le contraire est désormais prouvé », mais parce que les Juifs ne seraient pas assez bêtes pour ne pas avoir tenu leur plan secret. En adepte et précurseur de la post-vérité, il devait ajouter cette phrase célèbre : « je ne crois pas dans le fait lui-même mais dans la vérité qu’il contient ». Lui-même ne devait pas être assez bête pour penser que trois cents personnes pouvaient être impliquées dans un complot sans qu’il y eût un traître ou au moins une fuite.

De la même façon que les antisémites français ne s’étaient guère inquiétés de l’authenticité du bordereau lors de l’affaire Dreyfus, Hitler et Goebbels allaient se servir du mythe du complot juif mondial sans plus mentionner le Protocole. L’idée du complot juif mondial était un lieu commun de l’idéologie antisémite, le Protocole n’en étant qu’une illustration parmi d’autres. « Comme la plupart des adeptes des théories conspirationnistes, poursuit Evans, Hitler et les autres antisémites nazis vivaient dans une bulle idéologique hermétiquement close dans laquelle ne pouvait pénétrer aucune critique rationnelle. » Pendant les années où fut perpétré le génocide, le Protocole ne fut pas même réédité en Allemagne. Vrai ou faux, ce dernier n’avait pas été pour eux une révélation. Il ne faisait que confirmer ce qu’on savait déjà.

Le poignard dans le dos

Comment expliquer la légende du poignard dans le dos pour expliquer la défaite de l’Allemagne en 1918 ? La paix intervenait alors que des troupes allemandes se trouvaient encore en Belgique et dans le nord de la France, que la Russie bolchévique avait signé en mars 1918 un traité de paix permettant à l’Allemagne de déplacer ses troupes sur le front occidental et que, jusqu’à la fin de la guerre, la propagande avait fait croire qu’elle serait gagnée. Certes, l’offensive des Alliés, en août 1918, commençait à en faire douter, mais le chef de l’état-major, Erich Ludendorff, n’en informa ni les politiciens ni le peuple. Un mois avant l’armistice, à la mi-octobre 1919, il continuait à proclamer la future victoire. « Ce large déni de réalité, dit Evans, devait se révéler un facteur décisif dans la formation de théories conspirationnistes pour expliquer la défaite de l’Allemagne ». L’abdication de Guillaume II, l’atmosphère révolutionnaire en 1918 et le traité de Versailles signé le 20 octobre 1919 avec les conditions draconiennes que l’on sait, pouvaient renforcer l’idée d’une trahison dont l’Allemagne aurait été victime.

L’expression « coup de poignard dans le dos », qui vient de la légende médiévale des Niebelungen où le traitre Hagen enfonce son épée dans le dos du courageux Siegfried (et dont s’inspira Wagner dans Le crépuscule des dieux), avait été prononcée avant même la fin de la guerre. Elle le fut par le haut commandement de l’armée lorsque les sociaux-démocrates, le parti libéral de gauche et les catholiques centristes proposèrent au Reichstag en juin 1917 de négocier une paix sans annexion. La révolution qui éclate en novembre 1918 va radicaliser l’expression. On estima, Max Weber en aurait repris l’idée, que les conditions de la reddition de l’Allemagne n’auraient pas été si dures s’il n’avait pas régné dans le pays un climat révolutionnaire. Mais c’est le maréchal Hindenburg qui assura la popularité de l’expression. Lorsqu’une commission d’enquête parlementaire se tiendra au Reichstag en novembre 1919 pour cerner les responsabilités de la défaite, il reprendra cette accusation. La légende du « poignard dans le dos » disculpe l’armée et oriente la responsabilité vers les socialistes et les pacifistes que dénonce l’ancien chef de l’état-major, Ludendorff. Au début de la même année, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht avaient été assassinés par la police berlinoise. Lorsque, dix ans plus tard, la commission d’enquête établit que les sociaux-démocrates, lesquels avaient voté les crédits de guerre en 1914, avaient fait preuve de patriotisme pendant la guerre, la légende était déjà bien ancrée. Elle servait la cause de la droite nationaliste qui ne voulait rien entendre d’autre.

À ce stade, la légende du « poignard dans le dos » ne contenait pas d’accusations antisémites. Elle visait les socialistes, mais la droite nationaliste avait, dès avant la guerre, propagé des soupçons concernant le patriotisme des Juifs. Au cours du XIXe siècle, l’antisémitisme religieux avait cédé la place à l’antisémitisme racial en s’appuyant sur les thèses du Français Gobineau dont s’était emparée la ligue pangermanique. Un recensement effectué par le ministère de la Guerre qui attestait que 80 % des soldats juifs avaient été au front, que 12 000 avaient été tués et 35 000 décorés pour leur courage ne connut aucune publicité, tandis qu’une propagande antisémite conduisit une grande partie de la communauté juive qui se sentait accusée à en rajouter dans sa démonstration d’amour pour l’Allemagne.

De façon surprenante, relève Evans, la légende du « poignard dans le dos » a été rarement utilisée par les nazis. Elle n’est mentionnée qu’une fois dans Mein Kampf, en relation avec la social-démocratie que Hitler considérait comme dirigée par les Juifs. Mais lorsqu’il parlait de la défaite, que l’Allemagne du Kaiser avait d’ailleurs méritée à ses yeux, il mentionnait la « vermine qui nous a lentement ruinés et empoisonnés… les Hébreux ». Il qualifiait la révolution de novembre 1918 de « putsch juif ». Toutefois, l’antisémitisme n’aurait pas été un thème trop abordé par la propagande nazie entre 1929 et 1933. Selon Evans, les nazis avaient tiré les leçons des élections de 1928, lesquelles avaient prouvé que l’antisémitisme ne ralliait pas la majorité des votes. De même, accuser l’armée de s’être laissé poignarder dans le dos n’était pas fait pour attirer les votes des anciens combattants. Tout changea après 1933 et leur accession au pouvoir.

L’incendie du Reichstag

Février 1933. Hitler est installé à la chancellerie du Reich et le KPD (parti communiste) en voie d’être interdit. Son siège, dans Berlin-Mitte, a déjà été confisqué. Les cent députés du KPD élus au mois de novembre ne peuvent plus se réunir que dans les salles de commission du Reichstag. Le 27 février, les derniers d’entre eux quittent le Reichstag à 20h40. À 21h03, le bâtiment prend feu. La police trouvera sur les lieux un jeune homme à moitié nu. Il s’appelle Marinus van der Lubbe, né à Leiden, aux Pays-Bas. Il a vingt-quatre ans et est plus anarchiste que communiste, mais dit être indigné par la passivité des opposants au nazisme en Allemagne. Pour Hitler, cela ne fait aucun doute : l’incendie est l’œuvre des communistes. La nuit même, leur arrestation est ordonnée. Le lendemain, l’état d’urgence est décrété et le président du Reich, Hindenburg, signe les décrets d’interdiction de la liberté d’expression et de la presse, d’association et de rassemblement. Le 23 mars, les pleins pouvoirs sont donnés à Hitler et ses ministres. À l’été 1933, 200 000 communistes, sociaux-démocrates et autres opposants passent par les camps.

C’est ainsi, dit Evans, que le IIIe Reich aura été fondé à partir d’une théorie du complot selon laquelle les communistes auraient mis le feu au Reichstag pour prendre le pouvoir. Lors du procès qui se tint quelques mois plus tard, le communiste bulgare Dimitrov, lui aussi arrêté alors qu’il était en transit en Allemagne, tint tête à Göring et le ridiculisa. On dit qu’il avait profité de ses cinq mois de détention en attente du procès pour apprendre l’allemand. Seul Marinus van der Lubbe, qui maintiendra toujours avoir agi seul, est reconnu coupable. Dimitrov et les autres accusés sont relâchés. Entre-temps, un Livre brun sur la terreur et la propagande nazie, édité par le communiste en exil Willi Münzenberg, circule à travers l’Europe. Il avance la thèse d’un autre complot, celui d’un groupe de nazis qui auraient pénétré par un tunnel secret entre le Reichstag et la résidence de Göring et mis le feu pour que la responsabilité en soit imputée aux communistes.

The Hitler Conspiracies, de Richard J. Evans : cinq théories du complot

Meeting de Vincennes contre le procès des accusés de l’incendie du Reichstag (1933) © Gallica/BnF

Cette thèse fut largement admise en dehors de l’Allemagne. Après la guerre, elle restera la thèse officielle de l’Allemagne de l’Est, tandis que « la politique mémorielle amnésique de l’Allemagne de l’Ouest » empêcha, selon Evans, que l’on essaie d’identifier les nazis qui auraient pu être à l’origine de l’incendie du Reichstag. En 1962, un livre méticuleux de plus de 700 pages entend démontrer que van der Lubbe avait bel et bien agi seul.  Dans Der Reichstagsbrand. Legend und Wirklichkeit (éd. Rastatt), Fritz Tobias procède à une réfutation implacable des deux versions. S’ensuivit le début d’un conflit entre historiens fonctionnalistes et intentionnalistes sur la scène académique ouest-allemande. Pour les premiers, les nazis se seraient saisis de l’occasion pour accuser les communistes et les réprimer ; pour les seconds, l’incendie du Reichstag était le fruit d’un complot des nazis pour arriver au même résultat. La controverse serait trop longue à raconter ici, mais elle vaut le détour tant elle est révélatrice des mœurs de la profession ! Les historiens de l’Allemagne de l’Est n’y prirent pas part, s’en tenant à la version du Livre brun : puisque l’incendie avait profité aux nazis, c’était la preuve qu’ils en avaient été les commanditaires ; comme souvent, l’argument du cui bono est avancé.

Des décennies plus tard, on put recourir au journal de Goebbels qui ne mentionne jamais avoir orchestré l’incendie. L’eût-il fait, il ne se serait pas privé de s’en vanter, comme il le fit pour bien pire, à savoir le génocide. Insupportable pour les tenants du complot, la thèse d’un seul acteur est toujours réfutée, mais communément admise par les historiens aujourd’hui. Sans doute les nazis auraient-ils pu se saisir d’autres raisons pour établir leur dictature, mais celle-là s’était présentée au moment opportun.

Pourquoi Rudolf Hess a-t-il rejoint la Grande-Bretagne ?

Le samedi 10 mai 1941, Rudolf Hess sautait en parachute de son Messerschmitt près des côtes anglaises, dans le comté de Northumberland, tout près de l’Écosse. L’avion était parvenu à échapper aux radars anglais, alors que le pilote avait longuement tournoyé en attendant que le jour décline. Il avait volé si bas que des travailleurs dans les champs avaient pu apercevoir le pilote leur faire un signe de la main. Blessé et quelque peu sonné, Hess déclare aussitôt être venu faire une proposition de paix séparée entre la Grande-Bretagne et le IIIe Reich. Prévenu le soir même, Churchill n’entend pas être dérangé, il regarde une comédie des Marx Brothers. Hess est expédié à l’hôpital, tandis qu’un diplomate, qui l’avait rencontré lorsqu’il était en poste à l’ambassade de Grande-Bretagne à Berlin, est dépêché pour l’identifier : il s’agit bien du proche de Hitler, Rudolf Hess.

Les conditions de la paix que propose Hess apparaissent inacceptables, mais de toute façon en aucun cas Churchill et son cabinet ne les prendront au sérieux. Prisonnier des Britanniques, Hess le sera plus tard des Alliés. Après avoir été jugé à Nuremberg, il est condamné à la prison à vie. Il se suicide à l’âge de quatre-vingt-treize ans dans la prison de Spandau, à Berlin, en 1987. Après la libération de l’architecte mégalomane du IIIe Reich Alfred Speer, en 1966, Hess était devenu le seul détenu d’une prison comportant 600 cellules. Il ne fut jamais libéré quoique son entretien coutât fort cher, les Soviétiques y étant résolument opposés.

Inconditionnel du Führer dès la première heure, Hess l’adulait. Ils s’étaient connus dans la forteresse de Landsberg où Hitler purgeait une peine (peu sévère) pour sa tentative de putsch dans une brasserie de Munich en 1923. Hess briguait la position de dauphin et vivait fort mal d’être dépassé dans la hiérarchie personnelle de Hitler par l’ambitieux Martin Bormann. Selon toute vraisemblance, il prit l’initiative de ce vol pensant remporter une victoire qu’il aurait offerte au Führer bien aimé. Il déclara de tout temps avoir agi seul. De même que dans l’affaire de l’incendie du Reichstag, un acteur isolé apparaît toujours suspect aux tenants du complot et ouvre la voie à diverses hypothèses conspirationnistes.

Tout d’abord, il y a la thèse de l’historien militaire John Costello, selon laquelle Hess aurait bien apporté une offre émanant de Hitler. On sait pourtant que Hitler aurait fort mal réagi à l’annonce de la défection de Hess et clairement énoncé que, s’il rentrait en Allemagne, la peine de mort l’attendait. Mais, se demandait-on, comment Hess aurait-il pu quitter l’espace aérien allemand si aisément sans la permission de Hitler ? Le fait que tous les témoignages de proches de Hitler, présents le jour où il reçut l’information, attestent le désarroi et la rage du Führer, le fait qu’elle soit confirmée par le journal de Goebbels, ne parviennent pas à convaincre les complotistes. Ian Kershaw, le biographe de Hitler, est d’avis que, si Hitler avait voulu tenter une paix séparée avec la Grande-Bretagne, il aurait envoyé un émissaire plus versé dans les affaires étrangères que Hess, connu d’ailleurs pour être dépressif.

En l’absence d’archives ou en cas de rétention de celles-ci, les théories complotistes les plus fumeuses prospèrent. Mais, même en cas d’accès aux archives, il faudrait, relève Evans, compter avec la fabrication de faux glissés dans les dossiers (sic) ou bien de pages substituées tant on tient à l’idée d’un complot ! Les complotistes se citent les uns les autres pour toute preuve et retournent les arguments comme un gant : le fait que Londres ait été bombardée la nuit même où Hess atterrissait en Écosse, au lieu d’être la preuve que Göring, chef de la Luftwaffe, n’était pas au courant du plan de Hess, signifierait qu’il faisait ainsi pression sur la proposition de Hitler transmise par Hess !

The Hitler Conspiracies, de Richard J. Evans : cinq théories du complot

La prison de Spandau, à Berlin © CC/Einofski

Staline, de son côté, n’était pas loin de penser la même chose. Un mois après l’aventure de Hess, le 21 juin 1941, l’Union soviétique était envahie par la Wehrmacht. Rien de plus normal à ses yeux que les pays capitalistes s’allient entre eux contre l’Union soviétique. Le chef du Parti communiste britannique, Harry Pollitt, l’homme qui sera frappé de cécité peu de jours après les révélations de Khrouchtchev sur les crimes de Staline en mars 1956, se montrait déjà peu clairvoyant : oui, Hess était l’émissaire de Hitler et bien entendu il y avait des sympathisants nazis en Grande-Bretagne ! Mieux encore, c’était le MI5 (les services de renseignement britanniques) qui aurait invité Hess à se rendre en Grande-Bretagne. Staline devait le répéter en personne à Churchill. La source, selon lui, aurait été le fameux agent soviétique Kim Philby, lequel cependant ne l’écrivit jamais dans ses mémoires. Des points, bien entendu, demandaient encore à être éclaircis : comment expliquer, par exemple, que la Royal Air Force n’ait pas intercepté le Messerschmitt ? À cette question, Evans prend un plaisir certain à donner des explications techniques qu’on s’abstiendra de restituer ici, lui accordant tout crédit sur le sujet.

D’où viendrait cette volonté de faire de Hess, contre toute évidence, un émissaire de Hitler ? Pour les complotistes, la réponse est simple : si Churchill, ce « warmonger », avait accepté l’offre, non seulement la Grande-Bretagne aurait évité des pertes considérables en vies humaines, mais… l’Empire britannique aurait été sauvé. On ajoute même que, si la mission de Hess avait réussi, le génocide n’aurait pas eu lieu.

Ces arguments sont repris dans les ouvrages les plus récents, s’appuyant sur des témoins qui auraient emporté leurs secrets dans la tombe. Le suicide de Hesse, qui avait feint d’avoir perdu la mémoire, relança l’idée du complot. Comment un homme de cet âge avait-il pu trouver la force de se pendre ? Le corps retrouvé n’aurait pas été celui de Hess. En 2019, un test ADN confirma le contraire, mais la thèse de son assassinat continue à être propagée sur les réseaux sociaux, relayée par une certaine presse dont elle est devenue un marronnier.

Hitler a-t-il réussi à s’évader de son bunker ?

Le 1er mai 1945, le successeur désigné du Führer, l’amiral Dönitz, déclare que Hitler a été tué en combattant jusqu’à son dernier souffle contre le bolchévisme. Le même jour, le journal de l’Armée rouge annonçait qu’il s’était suicidé. Des officiers soviétiques confirmaient que le corps du Führer avait été retrouvé dans les restes humains du jardin de la Chancellerie. C’est pourtant Staline qui fut à l’origine du doute. Le 26 mai, il déclarait encore à l’émissaire américain Harry Hopkins que Hitler se serait probablement rendu au Japon en sous-marin. La raison en était qu’il entendait démentir la version du héros combattant jusqu’au bout. Hitler devait être un lâche qui s’était enfui. En outre, en entretenant l’idée qu’il était encore vivant, il voulait effrayer les Alliés en leur faisant « miroiter » le retour du nazisme, de façon qu’ils prennent des mesures plus sévères encore contre l’Allemagne mise à terre. Mais déjà les rumeurs allaient bon train. Evans les recense toutes, de même que tous les livres qui, de 1945 à nos jours, les ont alimentées, et ces livres sont innombrables.

Dès la fin de la guerre, l’historien Hugh Trevor-Roper est missionné par la Grande-Bretagne pour mener l’investigation. Il écrit très vite un livre qui fera sa fortune et sa gloire : Les derniers jours de Hitler parut en 1947 et fut traduit la même année en français. Sans attendre de pouvoir interroger les témoins du suicide qui sont encore prisonniers des Soviétiques, l’historien en vient à la conclusion que Hitler s’est bel et bien suicidé. Dix ans plus tard, à la suite d’une enquête concernant une demande de restitution d’un tableau de Vermeer que Hitler possédait, son valet personnel, Heinz Linge, allait confirmer le suicide. Fin 1956, un tribunal allemand délivrera enfin un certificat de décès de Hitler. Après la chute du bloc communiste, les témoignages rédigés pendant leur détention en Union soviétique par les proches de Hitler seront publiés par un groupe d’historiens russes. Ils corroborent la thèse du suicide avec force détails (V. K. Vinogradov et alii, Hitlers Death : Russias Last Great Secret From the Files of the KGB, Chaucer Press, 2005).

The Hitler Conspiracies, de Richard J. Evans : cinq théories du complot

Restes du bunker de Hitler à Berlin (1947) © CC/Bundesarchiv

Cela n’arrêta pas pour autant le flot de publications attestant que Hitler avait été vu dans différents pays, l’Argentine devant rester au fil des décennies le lieu privilégié car nombre d’anciens nazis avaient choisi ce pays pour y résider sans trop même se cacher. L’écrivain américain Harry Cooper est l’un des colporteurs les plus assidus et les plus puissants de la thèse de la survie de Hitler. En 1983, il fonde l’association Sharkhunters International, un tour opérateur des hauts lieux du nazisme en Allemagne, notamment en Bavière, mais également en Argentine.

Le mythe de Hitler vivant reste partagé par des adeptes de la théorie du complot, persuadés que les historiens professionnels ne peuvent ou ne veulent pas dire la vérité, mais, à leurs côtés, il y a ceux qui en font profit, chaque livre et chaque magazine qui traitent du sujet connaissant des ventes honorables.

Comme il le dit lui-même, Evans a écrit « un livre d’histoire à l’âge de la “post-vérité” et des “faits alternatifs”, un livre pour nos temps incertains ». Un livre qui vient au moment opportun, un livre instructif et passionnant. Il est à prévoir qu’une traduction en français ne ruinera pas son éditeur.

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