Voix de Syrie
L’art syrien n’a jamais été aussi présent dans le monde que depuis le début de la révolution, en mars 2011. On peut même dire que, parmi toutes les formes de productions issues de la révolution syrienne ou l’accompagnant, la production artistique a été la plus prolifique et celle qui a su toucher le plus grand nombre de personnes en dehors du pays. Si les raisons de ce succès n’ont pas encore fait l’objet d’études, l’art de la révolution a inspiré de nombreux auteurs, de langue anglaise notamment. Pourtant, aucune approche philosophique n’envisageait l’art syrien, ni ce qui se passe en Syrie. Dans un remarquable essai à paraître, La destructivité en œuvres, Nibras Chehayed et Guillaume de Vaulx proposent une lecture de onze œuvres évoquant plus ou moins directement la situation actuelle du pays, signées aussi bien d’artistes restés en Syrie que de créateurs exilés.
Nibras Chehayed et Guillaume de Vaulx, La destructivité en œuvres. Essai sur l’art syrien. Presses de l’Institut français du Proche-Orient (à paraître)
Au début du mois de mars 2021, le British Museum organisait une présentation virtuelle dont l’intitulé n’était pas sans retenir l’attention : At home in the world: Syrian contemporary art. Ces quelques mots peuvent surprendre par leur générosité. Ils attribuent, en effet, à « quelque chose de syrien » une place dans le monde, celle-là même que les Syriens et la Syrie se cherchent depuis dix ans, sans parvenir à la trouver.
Qui et quoi, de la Syrie, se sent véritablement at home dans ce monde ? Interrogé sur son rapport à cette notion de chez-soi, l’artiste syrien Issam Kourbaj, l’un des participants à la présentation, n’avait pas de meilleur mot pour qualifier sa situation que celui de « traumatique ». Le trauma, pour lui, et sans doute pour beaucoup de Syriens, est justement lié à cette impossibilité de se sentir at home dans un monde qui ne les reconnaît pas. Il est lié à l’absence d’un chez-soi où ils peuvent rentrer quand ils le veulent. On est même en droit de se demander si, de la Syrie et parmi les Syriens, il n’y a pas que Bachar al-Assad, son régime et ses miliciens qui se sentent vraiment chez eux dans ce monde qui, depuis dix ans, accueille leur cruauté dans ses formes institutionnelles, ses lois, son silence et son inaction.
Évoquer la Syrie présente ne veut pas dire la peindre, avertissent d’emblée Nibras Chehayed et Guillaume de Vaulx. En effet, « ces œuvres peignent plutôt ce qui arrive à la Syrie », c’est-à-dire ce qui ne cesse d’y advenir et qui, par là même, ne peut pas être encore encadré. Pourtant, l’événement à l’œuvre fait déjà apparaître un principe identifiable, visible à chacun de ses moments, et qui semble en commander le cours : le principe de destructivité, que les auteurs appellent parfois « principe destructif », « principe destructeur » ou encore « principe de destruction ».
Ce thème relie les onze œuvres : chacune le repère et le montre à sa manière. Il est également le fil conducteur de l’essai, le point sur lequel les auteurs ne cessent de revenir. Avec raison, certainement, car il ne s’agit pas ici des seuls « principes destructeurs qui gouvernent le pays », ou des destructions qu’ils y causent, mais de la « logique destructive » dans laquelle notre monde tout entier semble s’inscrire. C’est l’une des originalités du livre : prendre la Syrie, et l’art syrien portant sur la destructivité en particulier, comme point de départ pour penser le monde, la « structure destructive du monde ».
En effet, de la même manière que les onze œuvres étudiées reflètent ce qui arrive à la Syrie, « la Syrie manifeste, dans les limites perméables de ses frontières, ce qui arrive à notre monde ». À savoir son « effondrement bien réel » et la destruction, en son sein, « des conditions de possibilité de perpétuation d’une vie humaine digne ». De cette destructivité généralisée, la Syrie est donc le microcosme. Puisque s’y présentent, poussées à l’extrême, toutes les variations de la puissance destructive qui caractérise notre époque : la « destructivité de l’activité politique depuis les régimes totalitaires, de l’activité technique depuis la bombe atomique, et de l’activité économique devenue destruction massive de ressources et production de déchets et de pollution ».
Ce passage du particulier au général, de la Syrie au monde, est commandé par le concept même de destructivité ; à l’inverse de ce que nous montrent les œuvres étudiées, qui identifient toutes ou presque le principe destructeur à la personne du tyran, la destructivité, nous disent Chehayed et de Vaulx, ne peut faire l’objet d’une personnification. Elle a tendance à dépasser celui ou ce qui apparaît à tous les yeux comme son principe. Et c’est là son paradoxe : elle « permet la production de l’indestructible », à l’image du tyran qui en use sans limite jusqu’à avoir ce statut d’immortel incorruptible (comme cela a semblé le cas de l’empire Assad), mais conduit, infailliblement, et par ce processus même, à sa disparition.
Les auteurs éclaircissent ce paradoxe par une minutieuse analyse de l’œuvre d’Imranovi, Le visage moderne de la Syrie. Dans ce portrait composé qui rappelle les tableaux d’Arcimboldo, l’artiste syrien donne à voir une silhouette de Bachar al-Assad faite de décombres et de maisons en ruines. Imranovi, selon les termes éloquents des auteurs, « restitue à Bachar son dû de destructions ». Or, malgré la destruction du pays, Assad est toujours là, régnant au nom de cette « menace de la destruction généralisée » et par « l’effectivité de la destruction des conditions de possibilité du politique », qui, l’une comme l’autre, sont « des instruments de production de l’indestructible ». Mais si le tyran « se nourrit de ruines », une fois qu’il n’y aura plus rien à détruire, il « ne pourra poursuivre son métabolisme qu’en s’émiettant, qu’en se réduisant en poussière ».
Une analyse semblable est offerte sur l’œuvre statuaire de Khaled Dawwa, qui sculpte en terre cuite, « matière friable et périssable », un potentat portant en sa chair sa propre condition de disparition. Ces analyses amènent les auteurs à parler, sur le plan philosophique, d’une « destructivité sans sujet ». Ce qui constitue, à nos yeux, une autre originalité de cette essai. Car jusqu’ici on avait surtout des essais portant sur la destructivité humaine mais faisant la part belle au sujet, dans une perspective puisant souvent dans la psychanalyse, la psychologie et la littérature.
Un autre apport de ce livre consiste en la thématisation qu’il réalise d’une esthétique et d’une éthique de la destructivité. « Au niveau esthétique, un art de la destructivité porte fondamentalement sur la disparition », s’inscrit « dans l’horizon de la disparition ». Sur le plan éthique, l’artiste de la destructivité est appelé à préserver le peu du monde qui reste, dans une époque de destruction généralisée, et à manifester l’horizon de la disparition de ce monde. Il est également appelé, et c’est aussi ce que font les onze artistes dont les œuvres sont étudiées, à opposer au principe destructeur « un presque rien de beauté ». Ce presque rien, c’est « le quantificateur d’existence adéquat à cet art ».
Inscrivant le problème de la destructivité dans son contexte le plus large, Chehayed et de Vaulx confèrent à leur sujet une dignité philosophique que la rigueur de l’analyse et l’originalité de certains concepts (« drôle de martyr », « dégradation événementielle », « substance destructive », « idolâtrie profanatrice », etc.) viennent encore renforcer. Mais l’élévation du particulier au général n’est pas sans exiger une certaine pédagogie, pratiquée tout au long de l’ouvrage, les détails du sujet n’étant pas toujours bien connus du lecteur francophone. Cet effort de contextualisation du travail des artistes syriens et des réalités sur lesquelles portent leurs œuvres fait que l’essai peut servir, en un sens, d’introduction esthétique ou philosophique à l’histoire présente de la Syrie, mais aussi du monde en destruction.
Chacune des onze lectures qui composent l’ouvrage procède à une description de l’œuvre étudiée avant de se livrer à un dépliage minutieux des dits ou des possibilités de dits que contient l’œuvre. Et chacune des œuvres appelle aussi bien une situation de son style ou de sa technique dans l’histoire de l’art (les monstres que dessine Mohammad Omran, qui puise dans l’esthétique grotesque ; le portrait composé d’Imranovi et son inscription dans la lignée d’Arcimboldo, ou encore l’art macabre de Hans Holbein revisité par Omran Younis) qu’un dispositif théorique à la lumière duquel elle sera lue. Ainsi, la statuaire de Khaled Dawwa nécessitera un recours à la phénoménologie de la chair chez Merleau-Ponty, et les natures mortes de Youssef Abdelki appelleront une lecture d’esthétique nietzschéenne.
Nibras Chehayed et Guillaume de Vaulx avancent rarement seuls. Ils se font accompagner d’un grand nombre d’auteurs, principalement philosophes et chercheurs en sciences sociales, tout en montrant, au fil des pages, une entente et une proximité privilégiée avec les thèses de Günther Anders. Toutefois, une lecture depuis la langue arabe peut trouver regrettable que le livre ne se réfère quasiment pas à des auteurs syriens ou arabes, alors que toutes les œuvres qu’il étudie sont signées par des artistes syriens pour lesquels l’arabe est le milieu premier et la langue d’étude.
Cette absence pourrait pousser un lecteur ne connaissant ni la Syrie ni le monde arabe à se demander si cette langue pense. Or, même s’ils sont peu nombreux, les livres, les revues et les articles sur l’esthétique existent en langue arabe et en Syrie. Certains de ces textes (un essai intéressant, par exemple, sur l’art de Youssef Abdelki, dû à l’artiste et critique libanais Émile Muneim, ou un entretien récent avec Abdelki lui-même dans une revue d’art syrienne, sur le rapport entre art arabe et art occidental) auraient pu ajouter quelque chose aux analyses de l’ouvrage. L’absence la plus dommageable de ces références se manifeste dans l’analyse que Nibras Chehayed et Guillaume de Vaulx proposent de l’œuvre de l’artiste autodidacte Akram Swedaan, Trois étuis, à laquelle est consacrée la quatrième lecture.
Swedaan redécore, « dans la manière traditionnelle à l’art islamique », c’est-à-dire en utilisant l’ornement, la calligraphie et l’arabesque, des douilles d’obus et de cartouches tombés sur la ville assiégée de Douma qu’il habitait : le retour à l’art islamique aurait donc eu toute sa valeur ici. Mais la parenthèse que les deux auteurs ouvrent pour évoquer cette tradition artistique est très vite refermée. Ils se demandent même s’il n’y a pas un « goût déplacé » à exprimer artistiquement ce qui arrive à la Syrie « dans un vocabulaire si classique qu’il en est devenu intemporel d’une réalité tragiquement moderne ».
Cette étonnante remarque – que les auteurs n’appliquent pas à Aristote par exemple, pourtant cité à plusieurs reprises à propos de l’analyse du toucher et du sensible, deux problèmes également bien modernes – ouvrira à une référence plus moderne, commentant l’art islamique. Il s’agit d’une thèse, discutable à nos yeux, de Dominique Clévenot, selon laquelle l’esthétique « arabo-islamique » serait une « esthétique du voile », un voilage ou maquillage d’une matière donnée. Ce voilage, secondé par l’absence de point de fuite, aboutirait, dans l’art décoratif arabe ou islamique, à l’aplatissement de sa surface, à un manque de profondeur.
Selon cette analyse, que Nibras Chehayed et Guillaume de Vaulx reprennent à leur compte avant de s’en distancier quelque peu, le regard de celui qui contemple un tableau se voit imposer un parcours linéaire, dans lequel il ne peut se déplacer à sa guise comme ce serait le cas pour un tableau ayant un point de fuite. Nous nous trouvons finalement devant un art arabe, ou arabo-islamique, qui n’est que « l’opposé rigoureux des arts de la perspective », c’est-à-dire des arts européens. Au lieu de se livrer à cette lecture dichotomique, malheureusement assez présente dans certaines sphères intellectuelles aussi bien en Europe que dans le monde arabe, il aurait été intéressant d’entendre Youssef Abdelki, dans ce même entretien récent en arabe, parler de la nécessité, pour lui, de puiser à la fois dans la perspective et la composition de l’art occidental et dans celles de l’art arabe. Il aurait également été intéressant d’examiner les essais en langue arabe portant sur les arts traditionnels, d’autant que les productions concernant l’islam, que ce soit en art, en philosophie ou en histoire, ne manquent pas en arabe.
Ces remarques n’enlèvent rien au fait que ce livre constitue un apport majeur. Nibras Chehayed et Guillaume de Vaulx font parler, de manière nouvelle et philosophiquement convaincante, des œuvres qui sont pour la plupart connues dans le milieu révolutionnaire en Syrie, voire dans le monde arabe, mais dont nous ne savions pas qu’elles avaient tant à dire, non seulement de la Syrie, mais aussi du monde.