Depuis les attentats de 2015, l’anti-intellectualisme fait florès contre les chercheurs et enseignants en sciences sociales et humaines, attaque illustrée en l’occurrence par le désormais rabâché « expliquer c’est excuser ». L’ouvrage dirigé par le philosophe Manuel Rebuschi et la sociologue Ingrid Voléry entend remettre sciences et chercheurs à leur bonne place, récents travaux à l’appui. Heuristique et pratique, leur démarche vise à élucider, comprendre et expliquer les cas étudiés – du contexte aux individus, sans pour autant excuser ou justifier les auteurs.
Manuel Rebuschi et Ingrid Voléry (dir.), Comprendre, expliquer, est-ce excuser ? Plaidoyer pour les sciences humaines et sociales. Éditions du Croquant, 186 p., 12 €
Après une introduction de Manuel Rebuschi et Ingrid Voléry – « Des “fous” aux “radicalisés”. Les sciences humaines et sociales peuvent-elles comprendre l’incompréhensible ? » –, le sociologue Gérôme Truc ouvre la discussion avec « La sociologie par gros temps. Contribuer à une intelligence collective des situations post-attentats », énonçant d’entrée les deux écueils possibles : laisser les sciences sociales devenir les otages d’une polémique politico-médiatique ; les cantonner dans leur milieu académique confiné.
À la suite des attentats de 2015, la situation en France redonne à la sociologie toute sa fonction, celle du recul, de la hauteur, du contrôle sur nos émotions et sur les dangers de cette « zone d’hystérie » auxquels nous exposent les situations post-attentats. Pour ce faire, il convient de revenir aux fondamentaux, de reprendre langue avec les citoyens, de résister aux ritournelles des contraintes officielles et médiatiques. Le but ? Aider à faire face « plus intelligemment ».
Autre exemple, l’affaire de l’interdiction du « burkini » en août 2016, un mois après l’attentat de Nice, selon Michel Wieviorka un cas typique de « panique morale » post-attentat. Là encore, il s’agit de décrypter les mécanismes dont procède l’interdiction, d’objectiver les phénomènes d’hystérisation de la vie sociale et ainsi de tenter d’y faire face raisonnablement. Mais ce type de recherche, nécessaire et éclairante, ne remplit qu’à moitié sa mission si sa diffusion ne dépasse pas le cercle de la communauté savante. Aussi est-il fait appel à l’élargissement de l’enseignement et à la valorisation populaire des sciences sociales, afin de mieux les protéger lors des prochaines attaques, inéluctables, dont elles seront victimes.
Contre la démonétisation et la déligitimation des sciences humaines, la linguiste Béatrice Fracchiolla démonte quant à elle les stratégies du langage qui avancent masquées. Ainsi des « excuses, politesses et euphémismes » qui font « arme et bouclier dans la violence verbale détournée » au cours du débat de l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle de 2017. La contextualisation de l’analyse, le cadrage théorique et l’analyse synthétique d’une « société de mascarade », complétée par la posture sociale des deux adversaires, sont limpides.
Alain Bertho, anthropologue, présente la place de la violence et des émeutes dans les mobilisations urbaines en France et dans le monde depuis 2005. Dès la chute du Mur, des collectifs se montent, des mouvements informels se font jour, de nouvelles pratiques de débat et de décisions posent les enjeux immédiats… sans réflexion stratégique. 2011 constitue « l’année des peuples », du dégagisme et de nouveaux répertoires démocratiques, portés de place en place. Bientôt, pourtant, c’est la férocité des répressions, la guerre contre les civils, une « guerre de police », la légitimité faisant défaut aux États comme aux peuples. L’émeute devient le mode d’expression des colères sans interlocuteur. En 2017, 70 émeutes sanglantes ont eu lieu en Asie, 67 en Afrique, 54 aux Amériques, 10 en Europe. Daech comme révolution de la fin du monde prend alors la place de toutes les faillites contemporaines et vide les places.
Fabien Truong explore pendant deux ans en Seine-Saint-Denis et neuf ans à Grigny ce qu’il appelle « la seconde zone », où une population de garçons reste durablement enfermée dans une délinquance qui devient un horizon indépassable – allers-retours en prison, banalisation de la mort, valorisation de l’entre-soi, violence prolongée en cycle de vie. Pour en faire une « ethnographie post-mortem », l’auteur étudie en particulier les traces laissées par Amedy Coulibaly à Grigny. Des données précises et claires aboutissent alors à un déplacement des clichés et à leur mitigation, avec le goût de Coulibaly pour l’accumulation matérialiste et la « dépossession altruiste », pour l’islam comme spectacle de la rupture, avec sortie de la délinquance, pacification intérieure, conversion puis… adaptation au réel ou « reconversion ».
Ceux qui comme lui passent alors au djihadisme sont de purs produits du narcissisme capitaliste – martyrs, héros, victimes et stars, avides de compétition, de prédation, de puissance et de spectacularisation. Ces « terroristes maison », si différents soient-ils les uns des autres, ont tous été socialisés dans la « seconde zone », espace où ils n’avaient pas de fonctionnalité économique. Refuser de comprendre cet enchevêtrement de données revient « à jouer le jeu de l’imaginaire politique flottant de Daech » et à rester dans le spectacle.
Présentées par le philosophe Christophe Eckes, l’explication et la compréhension du parcours de mathématiciens français normaliens sous l’Occupation sont fondées sur les données individuelles et professionnelles d’hommes ayant choisi de collaborer scientifiquement avec leurs homologues allemands, données tissées avec celles de la politique culturelle et impérialiste de l’occupant. Non sans difficultés méthodologiques liées entre autres aux lointaines représentations mémorielles, à la multiplicité des situations – zones spatiotemporelles, contraintes institutionnelles et familiales (frère prisonnier en Allemagne par exemple) ; opportunisme, adaptation, choix idéologique – la rencontre de Montoire présentée comme « l’aube après la nuit » par Gaston Julia.
Les propriétés sociales « incorporées des acteurs » sont reconstituées finement et permettent d’échapper à la dichotomie « des deux camps » et au jugement qui prend le pas sur l’explication. Marc Bloch écrivait déjà, dans Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien (1949) : « À force de juger… on finit par perdre jusqu’au goût d’expliquer… Passions du passé… partis pris du présent… L’humaine réalité n’est plus qu’un tableau en noir et blanc ». Les deux textes sur la folie du sujet et sa responsabilité face à la société procèdent de même, en suivant les démarches, pas toujours conciliables, de la neuropsychologie cognitive et de la psychanalyse, non sans noyer par moments le travail d’élucidation dans un langage d’initiés.
En fin de parcours, Arnaud Saint-Martin, sociologue, et Olivier Ouzilou, philosophe, proposent un plaidoyer salutaire pour « expliquer l’explication sociologique dans l’espace public » et pour serrer les rangs contre les trop nombreux ennemis de la sociologie. Comment ? En refusant, sous forme d’intervention publique et collégiale, les procédés « de l’info-divertissement, de la presse à sensations intellectuelles », des mots fourre-tout et des mots-clés pour appels à projets compétitifs et algorithmes vendeurs. Et en les anticipant pour mieux les neutraliser.
Conscients de la double aporie qui les menaçait, les auteurs de ce livre collectif ont uni leurs énergies vigilantes en défense – défense urgente – de ces indispensables sciences humaines qu’ils servent. Qu’ils en soient remerciés.