Pourquoi lire réunit les textes de treize écrivains dont la majorité sont de langue allemande. Le livre est en effet l’adaptation d’un recueil publié par l’auguste maison d’édition Suhrkamp Verlag. Sans doute est-ce une des raisons pour lesquelles il est aussi stimulant : il propose des regards extra-hexagonaux. C’est l’occasion d’entendre et de découvrir des voix inédites, de se défamiliariser et de se décentrer du côté Est de l’Europe. Dans le même temps, il plonge chacun au fond de soi et de cette expérience si intime et universelle qu’est la lecture.
Pourquoi lire. 13 bonnes raisons (au moins). Textes de Annie Ernaux, Philippe Garnier, Jürgen Habermas, Eva Illouz, Frédéric Joly, Esther Kinsky, Sibylle Lewitscharoff, Nicolas Mahler, Oliver Nachtwey, Katja Petrowskaya, Hartmut Rosa, Clemens J. Setz et Joëlle Zask. Premier Parallèle, 217 p., 20 €
Bien sûr, ce n’est pas la première fois que la question est posée, et les treize personnes interrogées sont de grands lecteurs : ce sont des romanciers, des philosophes, des sociologues, des traducteurs. Mais nous commencerons par Nicolas Mahler, l’auteur de BD, car nous n’en lisons jamais. C’est le plus drôle : il nous offre six pages de bulles insolentes dans lesquelles il se fiche à la fois des préventions contre ce genre réputé mineur, de la mode de ce même genre et du désespoir des enseignants qui ne savent plus quoi inventer pour faire lire Musil ou Proust à des élèves récalcitrants. « J’endosse volontiers le rôle de médiateur littéraire de secours bien que les rencontres soient parfois affligeantes », écrit-il.
Autre genre réputé mineur, les femmes, largement représentées dans ce recueil puisqu’on les dit grandes lectrices. On croise évidemment Emma Bovary, dûment diagnostiquée par la sociologue Eva Illouz. Heureusement qu’elle n’a jamais existé en vrai, la pauvre Emma, si elle voyait tout ce dont on l’accuse : faiblesse, sottise, provincialisme, crédulité, émotivité… Cruel Flaubert. Il vaut mieux découvrir ce que disent de la lecture deux auteures peu connues en France, Sibylle Lewitscharoff et Katja Petrowskaja.
La première a une plume rageuse et généreuse, et affirme que « la basse réalité ne nous suffit pas ». Elle ouvre alors la porte aux deux trinités d’écrivains qui la « hissent », dont Christine Lavant, « effrayante dans sa radicalité », poétesse catholique mystique, éditée par Thomas Bernhard après sa mort, ce qui ne saurait laisser indifférent. La seconde, Katja Petrowskaja, d’origine ukrainienne, rappelle le lien si élémentaire entre la lecture et l’enfance, la croyance que les objets ont une âme, le besoin d’évasion et le sentiment de « grande tranquillité » que la lecture procure. Elle se souvient de l’omniprésence des livres dans l’appartement familial, de la bibliothèque qui servait de coque protectrice contre les idéologies mensongères, de la nécessité, de la soif vitale de livres qui « nous tenaient lieu de harnais ». Et elle va plus loin, les livres avaient plus de densité que la vie, dit-elle : « La lecture faisait de nous une espèce entièrement imaginée qui n’était pas faite de vies vécues, mais de livres lus. »
Nous autres, Français, sommes plus froids, plus analytiques. C’est d’ailleurs un traducteur, Frédéric Joly, qui témoigne d’une même ardeur quand il évoque la lecture : elle exige « solitude, sacrifices et patience, dépense aussi », écrit-il. À plus faible intensité, sous un jour plus sociologique, Annie Ernaux n’est pas très éloignée quand elle oppose la distance qui la sépare des siens, pour qui les livres ne servent à rien, et le lien qui l’unit à d’autres quand elle s’abîme dans les livres. Écrire pour « être lue par ceux qui, d’habitude, ne lisent pas », conclut-elle en rappelant un père aimant qui se défiait de la lecture.
Paradoxalement, c’est une défiance comparable qu’évoque Philippe Garnier, écrivain que sa famille bourgeoise invitait à lire « un peu mais pas trop ». L’essayiste livre des pages drolatiques et pénétrantes sur les vertiges déréalisants que procure la lecture : l’abêtissement du storytelling qui nous cerne ; à l’inverse, l’infini continuum de textes disponibles « qui atteint parfois à la splendide monotonie de la rumeur du vent et des vagues ». Il est si bon de s’y laisser aller.
Les interprétations citées jusqu’ici sont celles d’écrivains dont la nourriture essentielle est la littérature, mais le collectif ne manque pas de donner voix à d’éminents philosophes, dont Jürgen Habermas et Hartmut Rosa, qui baguenaude autour de l’idée de « résonance narrative ». La note la plus inquiète vient d’un de leurs pairs, Oliver Nachtwey, le seul à douter de la vertu intrinsèque de la lecture : « Une lecture exigeante n’est pas toujours synonyme de Lumières émancipatrices ». Sa contribution est particulièrement intéressante parce qu’elle différencie avec nuance sociologie et littérature, deux regards très différents portés sur le monde, deux champs qui se croisent mais demeurent essentiellement autres, même si, de nos jours, le premier tend à coloniser le second. Ce qu’il dit des écrivains néo-réactionnaires allemands, peu lus chez nous, est aussi édifiant : « Ils se sont donné le style d’inoffensifs nihilistes », mais sont-ils si inoffensifs ?
Nous n’avons pas cité les treize auteurs de ce Pourquoi lire. Que les absents nous pardonnent. Il faut espérer que ces quelques lignes inciteront les lecteurs français à pousser la porte ou l’écran d’une librairie pour se plonger dans cet essai. Il comprend treize points de vue et une mine d’idées, de souvenirs et d’images sur la lecture.