La littérature syrienne emprisonnée

Voix de Syrie

Comme la torture et les prisons, la littérature carcérale syrienne existait déjà du temps de Hafez el-Assad. Publiée à l’étranger, elle se poursuit sous le régime de son fils Bachar. Pour En attendant Nadeau, l’écrivain palestino-syrien Rashed Issa, auteur de deux livres publiés à Istanbul en 2020 et 2021 (Ça tourne encore et Les Syriens des bus verts, éd. Dar Mosaic) présente des livres encore non traduits en français.

Souvent les anciens détenus syriens ou les rescapés des prisons du régime se désintéressent de l’image du prisonnier politique dans les œuvres littéraires et artistiques qui traitent de l’incarcération et de la torture, en particulier dans les œuvres signées de noms reconnus de la littérature arabe, comme Abdul Rahman Mounif et son célèbre roman À l’est de la Méditerranée (1975). Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle ils décident d’écrire eux-mêmes leur récit. Sans doute les années de privation sont-elles le principal moteur de leur désir d’écrire et de révéler leurs souffrances, sans oublier que nombre d’entre eux étaient déjà auteurs, dramaturges, cinéastes ou créateurs.

Quoi qu’il en soit, les œuvres littéraires carcérales étaient rares jusqu’à présent. En Syrie, c’est une aventure très risquée, en raison de la certitude d’être convoqué pour des interrogatoires par les services de renseignement, voire d’être jeté dans leurs terrifiantes caves. Ceux qui ont vécu l’expérience de la détention ont osé l’écrire, et nous voilà devant romans, nouvelles, pièces de théâtre, biographies et témoignages qui occupent désormais une place dans les archives de la littérature syrienne.

Jusqu’alors, lorsqu’on parlait de littérature carcérale en Syrie, on pensait immédiatement au roman de Moustafa Khalifé La coquille, considéré comme le plus marquant. Dans ce récit, l’auteur raconte son expérience lors de son retour de France après des études de cinéma. Arrêté à l’aéroport, il passera treize ans dans les geôles du régime syrien, pour sa prétendue affiliation aux Frères musulmans, bien que le protagoniste soit chrétien. Khalifé y raconte les tragédies des prisons syriennes telles qu’il les a vécues et vues de ses propres yeux, ainsi que les histoires des autres détenus. Il se remémore les détails de la torture, en particulier dans la célèbre prison de Palmyre.

Bien que Khalifé ait fini d’écrire son roman en 2003, il n’a pu le publier qu’en 2008, d’abord en français (aux éditions Actes Sud) car la publication et la diffusion de ce roman étaient interdites en Syrie ; et même lorsque, un an plus tard, la maison d’édition libanaise Dar Al Adab l’a apporté à la Foire du livre de Damas, les exemplaires ont été confisqués par les services de sécurité du régime. Mais le roman a été largement lu, est devenu très populaire puisqu’il a secrètement circulé sous forme d’exemplaires piratés.

Ce ne sont pas les qualités littéraires de La coquille qui ont retenu l’attention des lecteurs mais ce que ce récit disait de la brutalité des tortures du régime d’Assad et de sa soif de sang ; et ce, probablement pour la première fois dans un ouvrage littéraire bien documenté, publié par une maison d’édition sérieuse et signé par un écrivain en vie. D’autres témoignages terrifiants avaient pu échapper à la vigilance des services de renseignement, comme celui de Heba al-Dabbagh, paru en anglais en 2007 dans un livre intitulé Just Five Minutes. Nine Years in The Prisons of Syria (éditions Bayan Khatib) dont la circulation était très confidentielle. Les témoignages, disponibles et diffusés en PDF, constituent un récit traumatisant, au point qu’un grand nombre de lecteurs ont dit ne pas pouvoir continuer à le lire. Khalifé a déclaré qu’il voulait que La coquille soit « un document, un témoignage et un cri de liberté ». L’objectif était donc politique, et c’est le point commun des ouvrages de littérature carcérale.

La terrible prison de Palmyre, lieu qui est au cœur de la mémoire collective des Syriens, qu’ils soient d’anciens prisonniers ou proches de détenus, on la retrouvera dans un certain nombre d’œuvres – syriennes ou pas –, comme De retour de l’enfer. Souvenirs de Palmyre et ses sœurs de l’écrivain libanais Ali Abu Dahan, édité à Beyrouth (éd. Dar Aljadid, 2012) et le film documentaire Palmyre, réalisé par Monika Borgmann et Loqman Slim (l’activiste et chercheur libanais récemment assassiné). Il est prévisible que la prison soit un thème central pour d’autres œuvres à venir, en particulier après le déplacement de millions de Syriens hors de Syrie et leur affranchissement de l’emprise du régime.

Mohamad Barrou, Abdulnaser Alayed… Récits des prisons syriennes

Vue de la prison de Saidnaya au nord de Damas © Google Maps

Dans le roman de Mohamad Barrou publié en 2021 au Liban (aux éditions Josour), intitulé Rescapé de la guillotine. Huit ans dans la prison de Palmyre, et qui se déroule au cours de la même période et dans les mêmes lieux que La coquille, on trouve des souvenirs communs, comme la porte de la prison, nommée « la porte de l’enfer » dans les deux romans car qui passe devant la prison de Palmyre ne peut oublier sa porte. Le narrateur dit : « Si le désespoir pouvait se concrétiser sous une forme, il ne trouverait pas mieux que cette porte noire et sale, sur laquelle est écrit en blanc, en caractères mal assurés : Celui qui entre est perdu et celui qui en sort est nouveau-né ! »

Sauf que la prison est ici décrite du point de vue d’un garçon qui n’avait même pas dix-sept ans lors de son arrestation et qui risquait la peine de mort à cause d’un journal interdit trouvé par hasard chez lui, puis échangé avec ses camarades de classe. Mohamad Barrou passe huit ans seul dans la prison de Palmyre, victime et témoin au quotidien de toutes sortes de tortures. L’expérience personnelle de l’auteur dans ce récit n’est que le prétexte d’une vision plus large du monde carcéral et des événements qui ont ravagé le pays depuis de nombreuses années. Le roman documente les massacres terrifiants du régime d’Assad dans les villes d’Alep et de Hama dans les années 1980. Il n’oublie pas d’évoquer de nombreuses personnes qui ont du sang syrien sur les mains, leurs biographies étant parfois notées en marge du livre, comme si l’auteur faisait un réquisitoire contre les personnes citées.

Tandis que Mohamad Barrou parle en détail de sa détention, on remarquera la prudence de son compatriote d’Alep, Wael Al-Zahrawi, dans Voilà pourquoi nous avons caché les morts (publié en Jordanie aux éditions Dar Wael en 2018), quoiqu’il réside en Allemagne : il ne se réfère à aucun nom de lieu ou de personne. Selon ses dires, les maisons d’édition arabes, en raison des risques de poursuites judiciaires, refusent de publier des livres mentionnant explicitement l’identité de personnes ou d’institutions. Lorsque l’auteur évite de mentionner les noms des camarades détenus, on se retrouve devant une biographie sans noms ni adresses ! La censure en Syrie continue finalement son travail, même avec les Syriens qui se sont affranchis de la poigne d’Assad.

Malgré ces réserves, Voilà pourquoi nous avons caché les morts reste un document unique qui décrit l’intensification de la torture dans les prisons syriennes depuis 2011, laquelle dépasse en brutalité tout ce qu’on savait déjà des précédentes décennies. Ce roman révèle les méthodes et les techniques de torture utilisées, de la famine à la balançoire à la bougie, à l’introduction d’un fil de fer barbelé à l’intérieur du corps du détenu, à l’arrachage des yeux et des dents avec des pinces, etc. De leur côté, les bourreaux trouvaient du plaisir à inventer de nouvelles techniques de torture. Il est utile de préciser que la littérature carcérale syrienne dont le sujet est la prison et les personnages des geôliers et des détenus est publiée par des auteurs qui sont eux-mêmes d’anciens détenus, tels Faraj Bayrakdar, Hassiba Abdel Rahman, Yassin al Haj Saleh, Ghassan Al-Jabaei, Aram Karabit, Al-Bara Al-Sarraj et d’autres. Mais cette littérature doit inclure également des œuvres dont la prison n’est pas le sujet unique. Il est évident qu’après 2011 la prison fera partie de toute œuvre littéraire ou artistique inspirée du réel syrien.

Café Bullier d’Abdulnaser Alayed, publié en 2021 à Aman (éd. Dar Difaf), raconte l’histoire d’un groupe de réfugiés syriens qui tentent de reprendre leur activité révolutionnaire depuis un café à Paris. Le roman évoque des événements de la révolution syrienne depuis son avènement. Chacun des personnages, membre de Café Bullier, fait le récit de son arrestation. Dans ce roman, l’auteur fait référence à la prison de Saydnaya et à son crématorium, dans lequel une cinquantaine de corps étaient jetés chaque jour. Il aborde également les photos de « César », pseudonyme de l’ancien photographe légiste de la police militaire syrienne qui a fui le pays avec des dizaines de milliers de clichés documentant la torture après 2011 ; les geôles des services de renseignement ; quelques techniques de torture…

La prison détruira Tala Haidar, l’une des principales protagonistes du roman d’Abdulnaser Alayed, une journaliste témoin arrivée sur les lieux martyrisés au lendemain du massacre de Houla, qui avait appris ce qui s’était passé des survivants eux-mêmes et qui décide de s’engager dans la révolution jusqu’au bout. Elle est arrêtée, torturée puis jetée dans une cellule pleine de cadavres dans le but de lui faire perdre la raison. À Paris, elle déclare : « Nous avons toutes été violées. Toutes les femmes que j’ai croisées l’ont été. » Tala ne sort pas indemne de la prison, comme c’est le cas pour de nombreux détenus. Sa psychologue française est elle-même choquée lorsqu’elle entend son terrifiant récit. À la fin du roman, Tala se retrouve sous les roues d’un train, ce qui laisse supposer qu’elle se suicide.

Ce personnage de Tala, en particulier dans sa haine soudaine pour son mari, sans que le récit en fournisse une raison claire, ressemble dans sa destinée – quand elle se suicide ou qu’elle se retourne contre son conjoint – au personnage de Fidaa du roman d’Omar Kaddour Les deux martyrs (en cours de publication) puisqu’elle aussi est violée pendant les jours passés dans les caves d’une des branches des services de renseignement et décide également de divorcer. Elle dit : « Je sens que mon corps ne m’appartient plus. C’est eux qui l’occupent. » Et là, elle s’invente une identité sexuelle (lesbienne) alternative pour sortir du dilemme de sa relation avec un corps violé par cent dix-sept monstres, des officiers et membres de la branche où elle était détenue.

Exactement comme la prison a occupé une partie de la vie des Syriens, éveillés ou endormis, génération après génération, on peut s’attendre à une production littéraire syrienne qui occupera une part importante de la bibliothèque arabe, tant que les Syriens auront les rênes de la parole.

Traduit de l’arabe par Rajaa Alchalabi


À lire dans ce numéro 125 : La chercheuse Catherine Coquio s’immerge dans les lettres de l’intellectuel et militant Yassin Al Haj Saleh à son épouse enlevée, le journaliste Mahmoud El Hajj rend compte de l’Essai sur l’art syrien de Nibras Chehayed et Guillaume de Vaulx.
Lire aussi l’article de Catherine Coquio, « La Syrie existe », publiée dans notre numéro 45.

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