Voix de Syrie
Il y a des livres qui font date parce que tout ce qui s’y dit semble émaner d’une épreuve brûlante, où la pensée, coulée comme une masse de plomb en fusion, ouvre pourtant des espaces partageables et un sol ferme, produisant un choc et un bienfait à la fois. Lettres à Samira de Yassin Al Haj Saleh est de ceux-là. Livre profond, écrit dans une langue simple mais souvent surprenante, ponctuée d’étranges formules, d’allure impérieuse et naïve, que le propos reprend et retourne, brassant la pensée comme une pâte à faire lever, et qui restent en mémoire. Ce que sonde et modèle cette langue sui generis, c’est une expérience trop lourde pour se mettre au passé, qui ne peut s’écrire qu’au présent, un présent sans cesse reconduit dans le domaine de la pensée avec sa charge politique écrasante. Car l’épreuve est celle de la disparition : celle de Samira, la destinataire des lettres, l’épouse de l’auteur, qui fut enlevée en décembre 2013 dans la zone insurgée de Douma, en Syrie, et qui n’a jamais réapparu.
Yassin Al Haj Saleh, Lettres à Samira. Trad. de l’arabe par Souad Labbize. Préface de Ziad Majed. Postface de Wejdan Nassif, Éditions des Lisières, 118 p., 17 €
Yassin Al Haj Saleh est connu du public français pour deux livres : Récits d’une Syrie oubliée (2015), réflexion politique et éthique relative aux années qu’il a passées en prison sous le régime de Hafez el-Assad entre 1979 et 1996, dont la dernière dans la « prison terrible » de Palmyre ; et La question syrienne (2016), recueil d’essais où un demi-siècle d’histoire syrienne est reconsidéré à la lumière du soulèvement de 2011 et de ses suites, dans la perspective d’un affranchissement culturel et moral autant que politique. L’expérience carcérale de cet homme né en 1961 dans une famille modeste de Raqqa, engagé dans le Parti communiste hostile au régime de Hafez el-Assad, l’avait affranchi de la doctrine et rendu allergique aux conduites idéologiques et martyrologiques, ce qu’il raconte en des termes en partie comparables à ceux de David Rousset au sujet de Buchenwald et plus encore de Primo Levi sur Auschwitz comme « université ». Récits d’une Syrie oubliée rend compte d’une « transformation » qui a déclenché le travail cathartique propre à tous ses écrits.
Dans ces deux livres, Yassin Al Haj Saleh fait une analyse interprétative de la violence exterminatrice, renvoyant dos à dos les guerres du régime assadien et celles du djihadisme comme deux nihilismes en miroir. Il en appelle à une révolution autre, personnelle et politique, qui s’accomplirait dans les façons de penser, d’imaginer, de parler. Ce sont ces façons, celles aujourd’hui d’un exilé, que décrit avec empathie et précision Justine Augier dans Par une espèce de miracle. L’exil de Yassin al-Haj Saleh (Actes Sud, 2020). Berlin, où le « Wir schaffen das » d’Angela Merkel a eu d’impressionnants effets culturels que la France ignore, est la capitale choisie comme terrain de travail pour cet intellectuel désireux de sonder l’histoire européenne. Il se trouve que l’Allemagne est aussi le pays où s’amorce le travail de la justice avec le procès de Coblence, qui vient d’accoucher d’un verdict de « crime contre l’humanité » contre deux anciens agents du renseignement syrien. Mais ce n’est pas sur ce front que se bat Al Haj Saleh, même si l’attente de justice anime cette entreprise cathartique à côté de la guerre entêtante pour la liberté.
En arabe, Yassin Al Haj Saleh est un écrivain beaucoup plus prolifique : depuis sa sortie de prison, il écrit si possible chaque jour et a beaucoup publié – sept livres et une centaine d’articles, parus dans divers journaux, Al-Hayat newspaper au Liban ou Al-Bosla en Égypte, et, ces dernières années, Al Jumhuryah (« La République »), une revue anglo-arabe créée par lui-même et d’autres exilés en 2012, peu avant qu’il ne s’installe en Turquie : « a platform, dit le site, for Syrians to speak in their own voice about the myriad political, social, cultural, and other questions thrown up by the revolution and ensuing conflict in their country ».
C’est là qu’ont paru les Lettres à Samira, de l’été 2017 à l’hiver 2019, que rassemblent aujourd’hui les Éditions des Lisières en un livre étrange et poignant. Un long essai, Liberté. La maison, la prison, l’exil… et le monde, dédié à Samira, semble préparer ces lettres en opérant un retour réflexif sur une histoire personnelle et collective à la fois. Il a paru en arabe en mars 2016, puis très vite en anglais, et il y a peu en allemand et en italien.
C’est aussi dans la revue Al Jumhuriya qu’avait paru, un an plus tôt, un essai marquant accessible en français (publié d’abord dans Confluences Méditerranée en 2017) : « L’écriture habitée. À propos de quelques caractéristiques de la nouvelle écriture syrienne », repris dans Écrits libres de Syrie, un précieux volume collectif composé par le chercheur Franck Mermier. Dans ce texte inchoatif, qui s’apparente sur certains points à celui de Jean Cayrol sur « l’art lazaréen », ou à celui de Georges Perec sur « Robert Antelme ou la vérité de la littérature », Yassin Al Haj Saleh dresse le bilan d’une défaite collective, observe ce qui se joue dans les abondantes et nouvelles pratiques d’écriture des Syriens, et trace des directions pour créer un espace de pensée où l’exigence de liberté et de dignité qui avait inspiré la révolution puisse muer et échapper au désespoir né de la vertigineuse destructivité des dix années qui ont suivi.
Ce que Yassin Al Haj Saleh appelle « l’écriture habitée », contrairement à « l’écriture dépeuplée » de la Syrie d’Assad, sans sujets et coupée du réel, s’ouvre au monde autrement que par la guerre et témoigne d’un « élargissement démocratique » de l’écriture : ses textes « formels et informels » constituent « un récit désordonné de la révolution écrit par des écrivains et des non-écrivains ». Cette nouvelle écriture qui ose « nommer » et « expérimenter » – deux opérations bannies par le régime – choisit l’« affrontement critique radical » avec le politique et le religieux à la fois, et s’attaque aux tabous de tous ordres, y compris religieux, communautaires et sexuels. Fondée sur la « centralité de l’expérience personnelle » et le « sentiment tragique » de l’histoire, cette écriture représente une « révolution » dans le domaine culturel : « nous sommes à la veille d’une grande transformation, qui concerne la politique, la religion, la langue, la société à laquelle participent les femmes en grand nombre et dont l’horizon est mondial. C’est une révolution ».
Cette révolution, Yassin Al Haj Saleh tente de la réfléchir dans sa propre écriture, avec la profondeur de champ que donne la triple épreuve de la prison, de la répression et de l’exil, à laquelle s’ajoute la disparition de son épouse depuis 2013. Cet élargissement et cette tension vers l’avenir expliquent son impact croissant au sein de la diaspora. La croyance en l’avenir vient d’une région trop vitale pour que la jeunesse syrienne, qui s’est enivrée de liberté avant d’être emportée dans un déluge de chagrins sans fond, puisse à présent s’en passer : celle d’un Principe Espérance qui, constamment mis à l’épreuve par des faits toujours plus atroces, se métamorphose plutôt que de renoncer.
En 1996, peu avant de mourir à Damas, le dramaturge syrien Saadallah Wannous prononça une formule qui devint fameuse dans le monde arabe, jusqu’au poncif : « Nous sommes condamnés à l’espoir ». De cette belle et désespérante idée, Yassin Al Haj Saleh s’est libéré pour faire de l’espoir une ascèse singulière à partir d’une expérience infiniment plus négative. Son œuvre est traversée par ce qu’Ernst Bloch, autre hérétique évadé du marxisme doctrinal, avait appelé « esprit de l’utopie ». Son Principe Espérance, c’est le monde, qui comme la liberté lui est parvenu en prison, avant de devenir subitement l’air qu’on respire lors des insurrections de 2011, puis le piège d’une complexité cauchemardesque et, avec l’exil, l’espace ouvert de force et l’horizon méthodiquement invoqué.
Le monde, lieu d’une histoire sinistrée par la convergence des nihilismes politiques et religieux, est aussi le seul lieu propre à produire un horizon capable de répondre à l’extermination de l’espoir (« spéicide ») perpétrée par le régime et ses alliés et acceptée par le monde. L’espoir de Yassin Al Haj Saleh a un air de famille avec « l’espoir des désespérés » dont parlait Walter Benjamin – et il n’est pas étonnant que l’intelligentsia syrienne en exil, après s’être plongée dans Arendt, auteure classique au Moyen-Orient, se tourne aujourd’hui vers les Thèses sur le concept d’histoire, qu’avait rédigées Benjamin après le choc du pacte germano-soviétique. Mais la singularité de l’expérience syrienne ne peut faire de ces penseurs de la Catastrophe européenne qu’une étape, un secours et un appui pour aller ailleurs. Leur fabrique de l’espoir, qui bouillonne dans des milliers d’ateliers, séminaires, revues, foyers et solitudes de par le monde, est vouée à donner autre chose au monde.
C’est à partir de la disparition sans terme de Samira que Yassin Al Haj Saleh, s’adressant à elle pour parler à tous, repense ce qui s’est déroulé depuis cette fin d’année fatale qui fut aussi celle d’une défaite collective, la défaite du « monde » qu’avait été cette révolution. « Sammour, dit-il le 16 juillet 2017 à sa femme absente, je veux dire que notre monde, depuis ta disparition, s’est rapidement effondré d’un point de vue éthique, légal et politique, au profit des kidnappeurs, comme Kaakeh, Alloush, Al-Shazli, Al-Jolani, Al-Baghdadi et bien sûr Al-Assad qui se portent à merveille tant que le monde est à ce point infâme ». L’enlèvement devient un marqueur et une relation d’équivalence se construit entre « Samira » et « Syrie ». Ainsi, en février 2019 : « Ton absence est désormais liée au comas du pays et aux catastrophes qui ont touché d’innombrables personnes. »
Épreuve très singulière, donc, liée à la révolution de 2011 par l’effarant chaos des guerres qui lui ont succédé, plus précisément celles, fratricides, qu’ont menées les groupes armés mués en milices affiliées hors frontières contre ceux qui tentaient de maintenir coûte que coûte la résistance dans les cadres d’une démocratie civile. L’enlèvement fut un de leurs modes opératoires, avant même que Daech n’en systématise la pratique dès son implantation syrienne en 2014. Dans la Ghouta orientale, où s’expérimentait depuis 2012 une forme de démocratie conseilliste autour des « conseils locaux », expérience dont il faudra un jour raconter l’histoire (voir Robin Yassin-Kassab, Burning Country : Au cœur de la révolution syrienne, L’Échappée, 2019), ces opposants civils furent pris entre les deux feux du régime et de la brigade « Jaysh al Islam » (« Armée de l’Islam ») qui, montée en puissance grâce au soutien saoudien, avait fait de Douma son fief.
C’est là, à Douma, que se trouvaient Yassin Al Haj Saleh et Samira Al Khalil, après avoir quitté leur vie clandestine à Damas. Ils étaient impliqués dans le cercle de l’avocate militante Razan Zeitouneh : plusieurs actions humanitaires s’étaient mises en place autour de son Centre de documentation des violations des droits de l’homme, qui, tout en maintenant la flamme par des communiqués et éditoriaux écoutés et relayés, archivait les faits criminels commis par les différentes factions. Samira et Razan furent enlevées la nuit du 9-10 décembre 2013 avec Wael Hamadeh, l’époux de Razan, et Nazem Hamadi, un ami avocat et poète. Ce groupe des « quatre », comme les désignent ceux qui portent leur souvenir, avait été témoin de l’attaque chimique du 21 août 2013, où périrent plus de 1 500 civils, de sorte qu’on soupçonne le régime d’avoir relayé, sinon orchestré, l’enlèvement, ce qui expliquerait le silence complet qui s’est fait autour de lui.
Yassin Al Haj Saleh n’était pas à Douma lors de l’enlèvement : il avait rejoint Raqqa qui venait d’être « libérée » à son tour. À peine arrivé, en juillet 2013, il apprit que deux de ses frères venaient de se faire enlever par Daech et il dut fuir en Turquie. De là il tenta d’organiser le voyage de Samira, mais Douma était assiégée et pilonnée, et de ce siège terrible elle écrivit la chronique avant de disparaître (on peut en lire des extraits dans Écrits libres de Syrie. Quand cette dernière enclave tomba, en mars 2018, et que 200 000 civils furent transportés vers Idlib, aucun des quatre ne réapparut. Beaucoup perdirent l’espoir de les revoir vivants. Yassin Al Haj Saleh transporta la vie de son épouse ailleurs, pour imaginer la sienne possible.
Dans la première de ces quinze lettres, écrites entre le 9 juillet 2017 et le 9 décembre 2019, l’auteur rappelle ces faits et l’enquête qu’il a menée en vain. Il revient sur sa « naïveté » et sur leurs « erreurs » : celle de n’avoir pas pris la mesure du danger, de n’avoir compris ni l’état de désintégration où se trouvait l’opposition, ni l’opportunisme de ses représentants officiels, ni la vulnérabilité des non-affiliés qu’ils étaient, eux, les « activistes démocrates » sans parti. Ce reproche devient une torture lorsqu’il se l’adresse à lui-même, car c’est ce manque de discernement qui lui fit quitter précipitamment Douma pour Raqqa en laissant Samira auprès de Razan Zeitouneh, que surexposaient son travail et ses conduites libres. « Toutes nos expériences, la lutte, la prison, l’indépendance et l’amour, puis cette longue absence mutique, sont les dimensions de l’expérience de ce pays douloureux dont nous n’avons pu voir l’origine tragique dans sa formation, son histoire, son environnement et son monde. Ou alors nous l’avons vu sans pouvoir le croire. »
Comprendre cette « origine » historique et reconstituer sa généalogie, tel était l’effort déployé dans La question syrienne, dont Lettres à Samira est la suite et le pendant intime. Tout au long de ces lettres, la pensée descend en eaux profondes, en tissant trois relations à la fois : entre vie politique et vie privée, entre femmes et hommes, entre la Syrie et le monde. Cherchant à penser ce que vit son pays, l’auteur puise dans l’« expérience de vie » qu’incarne leur couple : celle d’un combat pour la liberté, d’un amour né sous le signe de l’affranchissement – politique, intellectuel, existentiel, communautaire – et d’une lutte politique dont ils avaient payé le prix.
Engagée dans une autre formation communiste, Samira avait passé cinq ans détenue sous Hafez el-Assad, puis quitté à sa sortie de prison sa ville natale de Homs pour vivre seule à Damas, s’émancipant de sa famille et de son milieu alaouite. Appartenance qu’aucune lettre n’évoque, pas plus que l’auteur ne prononce le mot « sunnite » au sujet de sa propre famille, par hostilité aux catégories confessionnalistes et par attachement persistant à l’idéal d’une « Syrie une ». Mais cela donne la mesure du courage et de l’indépendance de Samira Al Khalil : les alaouites qui se déclaraient hostiles au régime étaient des « traitres » et traités comme tels. L’écrivaine Samar Yazbek, issue également d’une famille alaouite, quoique hostile elle aussi à l’usage explicatif de ces catégories, a rompu ce silence au sujet de Samira, en lui rendant l’hommage d’une sœur de destin survivante, hantée par cette disparition ; cet hommage, où Samar Yazbek revient sur le Journal du siège de Douma tenu par Samira Al Khalil, est un texte inédit écrit en 2020 pour le Livre noir de la Syrie d’Assad à paraître en France.
L’histoire de cette séparation fatale est aussi celle d’une défaite historique : la lutte pour les valeurs de liberté, justice et dignité a fait place à une guerre ultraviolente privée d’« événements politiques ou stratégiques » (« Beaucoup trop de morts, trop peu d’événements »), où se sont perdus le sens des actes et la valeur des vies : « Ainsi, nous allons de la perte de sens au permis de tuer, à la privation de justice, à l’extermination et à la perte de la vie ». Elle dit la trahison impardonnable de la « révolution des anonymes et des insignifiants » par les « opportunistes » ; le pourrissement du conflit sunnite-chiite sous la « couche » de la « guerre contre le terrorisme » ; la dispersion de la révolution en « débris » éparpillés de par le monde, l’effondrement de la « communauté » des activistes et l’abandon du monde, un monde qui communie dans la lutte contre Daech et rien d’autre, où « les réserves d’espoir sont au plus bas depuis des générations ». Dans ce scandale ininterrompu qu’est la réalité – « L’impossible, c’est exactement ce qui est arrivé et se poursuit » –, ce qui disparaît est le sens même de la mort. Que tant de sang ait coulé « pour rien », c’est insupportable mais cela a un sens : « nous quittons le cercle des humains fait de souffrances et de sens ». Les civils sans argent ni pouvoir sont le « prolétariat du sens », livré à un pouvoir biopolitique qui ne serait plus rien sans ces « corps disponibles pour l’enlèvement, la torture et la disparition ». Et la disparition forcée, sans terme donc sans deuil, est le pire des crimes et ce que Yassin Al Haj Saleh a vécu de pire : la « grande absence » qui transforme en « petite absence » les longues années carcérales. De même, Samira avait affirmé dans son Journal de Douma que le siège était une torture collective beaucoup plus insupportable que la prison.
Relisant le Journal de sa femme, Al Haj Saleh y reconnaît un style d’engagement qu’il appelle « politique du partage » : « Ta politique est la compassion, le partage et l’expression de la peine des victimes ». Sa politique d’intellectuel à lui était autre : il s’efforçait de dire la vérité sur le pouvoir – y compris religieux et culturel – sans faire de celui-ci un interlocuteur mais en s’adressant à ceux qui subissaient son emprise. L’enlèvement de Samira a détruit cette répartition des rôles et lui a fait incorporer la politique qu’à présent elle incarne : « j’ai désormais une autre politique dont tu es le nom et le symbole ». Invité en 2016 par la « Coalition nationale » présente à Istanbul à se joindre à un « atelier d’évaluation de la révolution au cours des cinq dernières années », Yassin Al Haj Saleh dit avoir répondu : « Ma politique s’appelle Samira al Khalil ». Ce que les « coalisés » prirent comme un refus ironique : « il ne leur est pas venu un instant à l’idée que je pouvais parler de « ma politique » dans leur atelier d’évaluation ». C’est donc à l’absente qu’il parle de l’absence, dans des lettres qui sont un intime « atelier d’évaluation », dix ans après, une vie plus tard.
« Ma politique s’appelle Samira al Khalil » : radicalisation du principe révolutionnaire de la nomination. Dans cette littéralisation d’un propos symbolique, il y a la signature d’une pensée et d’un style pseudo-simple qu’on pourrait appeler parfois « naïveté volontaire ». Mais cette « politique Samira al Khalil » donne aussi un nom à un phénomène saisissant, le bouleversement des rapports entre public et privé : « La notion de “public”, je la veux précieuse, fabriquée par les vivants, avec leurs noms, leurs traits et leurs photos, avec leurs prisons et leurs exils » et non « planant comme un fantôme au-dessus de la vie et des vivants ». Ce bouleversement passe par l’adoption de l’adage féministe : « ce qui est personnel est politique ». La « politique Samira al Khalil » lui fait rejoindre un continent féminin que lui avait ouvert en silence sa propre mère, rendue comme l’épouse intimement publique. Devant l’absence de tradition littéraire syrienne en matière de disparition, malgré une volumineuse littérature carcérale, l’auteur se tourne vers l’expérience de sa mère, qui a vécu les deux absences : la « petite » par l’intermédiaire de son incarcération à lui, puis la « grande »: ses deux frères enlevés. Il la rejoint par le corps, se sentant parfois s’étouffer comme elle, au moment par exemple d’acheter à manger : « elle ne pouvait ni manger ni boire ; elle s’étranglait vraiment ». Derrière sa mère se tiennent en silence toutes celles qui ont vécu la perte sans pouvoir « transformer leur angoisse en cause publique » parce qu’elles manquaient d’outils, de mots, d’images, de mélodies, de soutien et de solidarité. « Je ne cesse de m’émerveiller », écrit-il.
Mais cette admiration est une transformation choisie : « mon engagement en tant que “transformateur”, en tant que mère pour toi, est de faire de ton absence une force de transformation générale, qui vit, qui a du sens et qui subsiste ». Être la mère autant que l’époux, pleurer l’absence, c’est vouloir encore partager : « ce couple qui n’a pas eu d’enfant doit devenir la semence que nous laissons aux suivants ». Ce qui est transformé est le rapport de la pensée à la vie, et de la politique à l’éthique. La politique de Samira, qui savait être alors qu’il cherchait toujours à faire, serait de pouvoir vivre « une vie comme la vie », formule qui revient comme un code intime.
La perte du disparu, « expérience féminine dans la mesure où la plupart des disparus sont des hommes », engendre une « féminisation » du survivant : « ton absence me féminise ». Cette expérience est aussi celle des larmes, que l’auteur a appris à faire couler, comme un « outil » pour ne pas être « brisé » : l’homme qui n’avait pu qu’à peine pleurer sa mère, l’« ascète » peu porté aux élans lyriques, qui comme tant d’autres « protégeait son cœur », se livre aux larmes comme à des « mots alternatifs ou complémentaires », un langage de secours qui dit l’insuffisance du premier, et avoue une nudité morale. Cette vulnérabilité a un sens partageable, car il n’est pas le seul à mener cette « lutte mortelle » avec le silence. « Nous nous battons en pleurant », écrit Yassin Al Haj Saleh, et cette image simple et nue est une de celles qu’on a du mal à oublier. Al Haj Saleh va jusqu’à dire que, dans la lutte plus âpre qu’il mène à présent, il en va non seulement de la liberté et de la justice mais de la vérité et de la connaissance, par lesquelles l’absence de Samira « devient épique ».
À travers le combat des « quatre », les disparus deviennent un invisible peuple en lutte, et cette « cause des disparus » dont Samira est le nom devient la cause politique qui survit à toutes les autres : « Toi, Razan, Wael et Nazem menez la bataille la plus importante et la plus noble. J’essaie de mon côté, moi le survivant, de mener une lutte à la hauteur de votre cause ». Là où l’opposant survivant tente de rester « digne », les disparus sont ennoblis par leur absence. Leur silence est un langage muet, qu’il leur envie mais qu’il s’interdit : la parole pourrait en aider d’autres et le « travail » l’aide lui-même, « seul remède » et « outil pour fabriquer l’espoir ». La langue, outil de travail, est intensément travaillée. Si cet amour déchiré devient légendaire, c’est que la disparition est un mutisme : « Je suppose que nous avons besoin de la théologie et de son langage pour définir ta longue et hermétique absence », dit l’ancien marxiste, et cette supposition lui fait ensuite affirmer un propos général , mais qui vaut pour « ici » : « tout ce qui est personnel ici est religieux et politique, et ce qui est religieux est politique et personnel ». Le langage qui se cherche aux confins de ce mutisme et de la parole fait énoncer des phrases qui sont autant d’essais, et écrire ainsi à Samira est un essai sans cesse recommencé : « j’essaie de relever le défi » de la complexité, « j’essaie de me trouver une place parmi les mots », « j’essaie d’être le narrateur de l’histoire sans fin de Samira /Syrie ».
L’identification de l’intime et du politique, lieu commun de notre culture, regagne ici une sorte d’évidence vierge par cet amour heureux et malheureux, inextricablement mêlé à une expérience historique qui a fait de l’exaltation révolutionnaire un souvenir tragique. Or cette évidence est le fruit d’un effort incessant d’assimilation du réel, sommé de rendre gorge d’un sens afin de fabriquer un espoir. L’espoir n’est pas la simple force de travail qui empêche de s’effondrer, il est l’objet d’un travail de décomposition et de refonte. Dans une lettre du 13 décembre 2017, rythmée par les vers d’une chanson de Nahawand qu’aimait Samira, une petite dialectique de l’espoir et du désespoir s’esquisse, d’une puissance limpide, qui commence par une prescription homéopathique : « S’immuniser contre le désespoir signifie en boire une gorgée pour résister à une grande quantité ; c’est-à-dire un peu de désespoir pour résister à un grand désespoir ». Il n’y a pas un désespoir contraire à l’espoir mais « une lutte entre deux désespoirs ». Or la lutte contre l’absence révèle que l’espoir est « une force plus radicale, plus désespérée que le désespoir lui-même », et qu’il y en a aussi de deux sortes : « l’espoir désespéré qui immunise contre le désespoir », essence d’espoir synonyme de vie comme « force radicale », et « l’espoir plein d’espoir » qui « insuffle nouveauté, liberté et sens », « espoir que nous créons et partageons avec autrui quand nous produisons, innovons, aimons. Quand nous-mêmes changeons et contribuons à changer le monde ».
Cette politique des deux espoirs conduit au portrait délicat d’une femme solaire restée dans l’ombre, douce et forte, dont les lettres dessinent en creux la manière discrètement rayonnante et les gestes et mots tendres. Tout le texte est chargé d’une émotion de pensée liée à cet amour déchiré par la « grande absence », qui jette une lumière inédite sur la révolution défaite. En ceci, ce livre produit quelque chose d’inouï, où se mêlent audace et candeur, maladresse et tact. Autour de cette femme devenue « la protagoniste, le stimulant » d’une pensée nouvelle, se dessine une « communauté d’espoir » imprévue, différente de la communauté militante endeuillée. Elle se compose de la « famille » des amis et proches, puis de tous ceux qui, lisant Samira et Yassin, bouleversés par cette histoire, prolongent la « politique du partage » en traduisant : l’une des lettres fait la ronde des traducteurs et traductrices que vient rejoindre Souad Labizze, « poétesse algéro-française » pour qui cette histoire d’exception dit la « parenté des révolutions ». Le partage des langues est une politique par laquelle s’élargit le « monde de Samira ».
À la fin du livre, une femme dont rien n’a été dit dans les lettres ouvre une fenêtre vers un autre monde encore : celui qu’avait formé Samira en prison. Cette femme est Wejdan Nassif, une amie de vingt ans rencontrée dans une geôle en 1987 et qui a publié sous le nom de Joumana Maarouf Lettres de Syrie (Buchet-Chastel, 2014). Son témoignage conclusif donne à Samira une présence pleine en dressant d’elle un portrait poignant. Dans la prison de la « Branche Palestine » où se trouvaient des communistes, des Libanaises et des Palestiniennes accusées de collaborer avec Yasser Arafat, la « belle présence » de Samira semble avoir joué un rôle moral décisif entre les périodes de torture : « elle était une vraie résistante, quand elle entrait n’importe où les rires se déclenchaient, adoucissant les conditions d’adaptation et trompant la réalité » ; elle était « la dame des petits détails qui rendent la vie supportable », comme se souvenir, quatre ans durant, de l’anniversaire des 33 codétenues et laisser chaque fois un « petit mot affectueux » sous l’oreiller de chacune. « Le soin, c’est ce qui caractérise le mieux Samira. »
Le portrait amoureux que Wejdan Nassif fait de Samira Al Khalil évoque celui que Margarete Buber-Neuman fit de Milena Jesenska à Ravensbrück, et rappelle combien en prison ou au camp les frontières de l’amour et de l’amitié se brouillent – ce que l’écrivain syrien Moustafa Khalifé avait montré dans son roman La coquille. Là encore, l’intime et le politique se confondent. Samira, à qui Wejdan craint de n’avoir pas dit combien elle l’aimait, symbolise la résistance persistante des années 1980 jusqu’à sa disparition : sortie de prison en 1991, elle s’était investie dès le Printemps de Damas en soutenant les luttes féminines et en s’impliquant dans les comités pour créer une société civile ; elle ne désespéra pas lors des arrestations en série ; elle s’engagea immédiatement et clairement au printemps 2011, puis mena à Douma un travail « militant, voire héroïque » dans le centre destiné aux enfants et aux femmes qu’elle dirigeait avec Razan Zeitouneh. Partout elle résistait par le rire, l’amour et le soin, et c’est elle encore qui plus tard dispensa des « soins prodigieux » à son époux. On entend sa voix par le même mot « Haboub » cité par Wejdan Nassif dans le monde de la prison et par Yassin Al Haj Saleh dans celui de la maison.
Si un nouveau monde se compose autour de l’absente, c’est que la « politique Samira al Khalil » est une politique du monde – autant que des « petits détails » qui font aimer « la vie comme la vie ». Parmi les « héroïnes » familières de Yassin Al Haj Saleh il y a désormais Hannah Arendt, dont on sent sourdement la marque, qui devient explicite dans le livre de Justine Augier. Cette marque est moins celle des Origines du totalitarisme que celle du « miracle » des « commencements », de l’« amor mundi ». L’oasis du poème de Mahmoud Darwich « La Qasida de Beyrouth » fait résonner « l’oasis » dont parlait Arendt dans Qu’est-ce que la politique ? C’est armé de cet « amour du monde » et de « l’amour de Sammour » que l’ancien communiste se confronte à « notre vieux maître Marx », qui exhortait les philosophes à changer le monde plutôt que de l’interpréter. Adage soumis là encore à une dialectique nouvelle, dans la lettre fondamentale du 13 août 2017. Le constat terrible du fait que l’histoire syrienne est confisquée par les puissants, que l’action la plus sincère n’aboutit à rien et que les vies ont perdu leur prix, accouche d’une unique leçon politique : ce monde qui vide nos vies de tout sens doit être changé, c’est là le « seul défi » et c’est un devoir (« il est de notre devoir de le changer pour nous et pour tous ceux qui souffrent et n’ont aucune importance »).
Mais changer le monde n’est plus une formule, c’est « une destinée terrible et non juste une idée courageuse à noter pour passer à la suivante. La destinée possède mais ne peut être possédée. Je le sais depuis ton enlèvement. Je le perçois avec mes yeux et avec les tiens ». Ce savoir est la face terrible de ce qu’avait fait découvrir la révolution : « Nous n’avons pu changer la réalité de notre pays, mais nous avons changé et nous voulions changer. Comme si nous voulions être le changement que nous voulions voir dans le monde, selon le conseil de Gandhi ». C’est le monde qu’il faut changer et ce changement-là aussi, il faut « l’être ». C’est ce qui fait des Syriens les « parias du sens ».
Yassin Al Haj Saleh s’émancipe ainsi de Marx, d’Arendt – et de Darwich – afin de penser l’unique l’histoire syrienne et le monde devenu « une grande Syrie ». La question syrienne est d’une telle importance pour le monde, dit-il, que les Syriens sont perçus « avec un mélange de considération, d’inimitié et de confusion », et à ce mélange correspond pour eux une « situation inconfortable » : ils vivent entre le « déni de sens » et le « tragique espoir de changer le monde ». Dans le désert qu’est devenu ce monde, Sammour est l’oasis : « Dans un « monde en perdition », l’oasis c’est toi, dans ton double ou triple siège. Sois saine et sauve », dit la fin de la lettre 5 du 13 août 2017.
La réponse que Sammour fait à « Haboub », du fond de ce triple siège, se trouve à la fin du texte de Wejdan Nassif, qui imagine Samira lisant ces lettres, et répondant, « à lui et à nous » : « Ce n’est pas grave. La vie est un peu dure, ne le soyez pas. »