Après Stèles (traduit en 2012, Seuil), somme devenue référence sur la famine du « Grand Bond en avant », Yang Jisheng poursuit son travail de réécriture de l’histoire officielle chinoise. Avec Renverser ciel et terre, l’ancien journaliste de l’agence Xinhua s’attaque à un épisode encore plus tabou, et aux répercussions plus durables sur la politique chinoise : la Révolution culturelle.
Yang Jisheng, Renverser ciel et terre. La tragédie de la Révolution culturelle. Chine, 1966-1976. Trad. du chinois par Louis Vincenolles. Seuil, 912 p., 33 €
Renverser ciel et terre commence à peu près là où Stèles s’était arrêté. Car les racines de la Révolution culturelle se trouvent, entre autres, dans l’échec du « Grand Bond ». Alors que la Révolution culturelle ne débute officiellement qu’en 1966, Yang Jisheng commence son analyse au moment de la conférence de Lushan en 1959, qui a révélé des conflits internes au sein du Parti. Et il la poursuit bien après 1976, pour traiter de la chute de la bande des Quatre (qu’il qualifie de coup d’État) et de la période de réforme et d’ouverture lancée par Deng Xiaoping.
Yang Jisheng décortique donc bien plus que les dix années de la Révolution culturelle. En s’appuyant sur une profusion de sources officielles ou dissidentes (le livre compte plus de 1 200 notes et références !), en mêlant narration chronologique et chapitres thématiques, le journaliste devenu historien analyse en détail les luttes de pouvoir, les mouvements politiques, et le long chaos social qui ont apposé une marque indélébile sur son pays.
Certains chapitres se lisent presque comme des thrillers politiques. C’est le cas des pages consacrées à la tentative de coup d’État du fils de Lin Biao (« La “flottille” fait de la stratégie en chambre »), dans lesquelles on apprend que « le “projet 571” de Lin Liguo n’était tout bonnement qu’une turlupinade ». C’est vrai aussi du récit de la chute de la bande des Quatre : on y découvre comment le sort de Jiang Qing et de ses acolytes a en partie été scellé lors d’un échange en voiture entre deux hauts cadres du Parti qui communiquaient en écrivant sur des bouts de papier qu’ils brûlaient immédiatement.
Une grande partie de l’ouvrage est cependant plus difficile d’accès, et fait peut-être de Renverser ciel et terre une lecture réservée à un public d’initiés. À force de détails, l’auteur prend parfois le risque de noyer son lecteur non spécialiste sous des avalanches de noms et d’acronymes. Et les allers-retours chronologiques imposés par les chapitres thématiques font perdre à certains endroits le fil de l’histoire.
Il serait pourtant dommage de ne pas suivre Yang Jisheng dans son analyse de la Révolution culturelle. Et il faut d’ailleurs saluer l’immense travail de traduction et d’édition qui a été réalisé pour rendre cet ouvrage accessible à un public non chinois ou éloigné de la Chine. Le récit est détaillé à l’extrême pour une raison : l’auteur attaque frontalement l’histoire officielle de la Révolution culturelle, une version imposée, martelée par la Chine depuis plus de quarante ans. Pour remettre en cause et contester cette histoire gravée dans le marbre de la dictature chinoise, Yang Jisheng doit être irréprochable. Il multiplie donc les sources, les recoupe, les croise, les décortique, pour « s’approcher au plus près de la vérité historique ».
Ce que Yang Jisheng veut avant tout démontrer, c’est la pleine responsabilité de Mao Zedong, du Parti communiste chinois et de sa bureaucratie dans les horreurs de la Révolution culturelle. Cet examen passe par une réévaluation du rôle des rebelles, que l’histoire officielle a rendus responsables de la plupart des massacres de la période. « Après la Révolution culturelle, le terme « rebelles » est devenu un synonyme du « mal », tous les malheurs advenus pendant cette période ont été mis sur leur compte. » Yang Jisheng liste alors toute une série d’exactions pour conclure : « Tous les massacres mentionnés ci-dessus ont été décidés, organisés et perpétrés par les autorités en place, et non par les rebelles […] Sur les dix ans de la Révolution culturelle, les formations rebelles n’ont été actives qu’à peine trois ans. Elles n’ont donc pas pu jouer le rôle principal dans ces “dix années de troubles” ».
Les vrais responsables des violences de cette période sont, pour Yang Jisheng, à chercher du côté de la bureaucratie, civile et militaire. « L’opinion publique, après la Révolution culturelle, a imputé tous ses maux aux rebelles, mais cela est contraire à la réalité. La majorité des victimes n’a pas perdu la vie par leur main mais par celle de la bureaucratie militaire et civile dans l’exercice de la répression et du contrôle du “nouvel ordre”. Il est vrai que lorsqu’ils avaient le vent en poupe, les rebelles se comportaient comme des sauvages, mais ceux qui les réprimaient l’étaient davantage et, pendant ces dix ans, ils n’ont eu le vent en poupe que deux ans durant, contre huit ans de persécutions, sans compter ce qu’ils subirent encore longtemps après. Le nombre de victimes et les souffrances des rebelles surpassent largement ceux des conservateurs et des formations dites « pro-empire ». Ils ont été sacrifiés sur l’autel de la Révolution culturelle. »
Et contrairement, une fois encore, à l’histoire officielle, Yang Jisheng n’épargne pas Mao Zedong. « Rebelles et bureaucrates étaient tous à l’origine des sujets de Mao Zedong, qui en a dirigé une partie (les rebelles) contre une autre (les bureaucrates). Ce genre de combat est une faute. À la fin, l’empereur était le même, la cour était la même, la doctrine était la même… » Celui dont la Chine a retenu qu’il avait eu raison à 70 % et tort à 30 % subit un jugement bien plus lapidaire de la part de Yang Jisheng : « Cette conception de Mao Zedong reflète ses erreurs systémiques sur le plan théorique… je ne doute pas de sa sincérité, mais plus il était sincère, plus la catastrophe était grande. »
Destinée à abattre l’oligarchie bureaucratique, la Révolution culturelle était dès le départ vouée à l’échec parce que conçue sur une contradiction théorique : pour rétablir l’ordre qu’il avait volontairement sapé, Mao a dû s’appuyer sur cette même administration qu’il voulait priver de pouvoir. « Le processus de la Révolution culturelle, c’est un processus de lutte à répétition entre l’anarchie et l’autorité de l’administration, qui s’est terminé par la victoire de la seconde. »
Et c’est d’ailleurs dans les passages dédiés à la bureaucratie que Yang Jisheng esquisse quelques pistes de réflexion sur la période plus contemporaine. Le texte est parsemé d’allusions à la Chine post-maoïste, à laquelle il consacre également un chapitre entier à la fin de l’ouvrage. À propos des gardes rouges, qui étaient avant tout des enfants de hauts cadres, lycéens au lancement de la Révolution culturelle, il note : « Les gardes rouges voulaient hériter du pays de leurs parents, de leurs privilèges. […] Vingt ans plus tard, au moment de la politique de réforme et d’ouverture, ces ex-gardes rouges devinrent pour certains des hauts fonctionnaires, pour d’autres des milliardaires. Ils ont toujours su profiter des changements de politique et de système ». Ou encore : « Ils sont devenus dans les années 1980 et 1990 ainsi qu’au XXIème siècle une force politique majeure en Chine. »
Ce qui conduit Yang Jisheng à amorcer sa conclusion et à tirer les leçons contemporaines de la Révolution culturelle : « En fait, pour peu que le PCC demeure au pouvoir, le phénomène héréditaire en faveur des enfants de cadres restera inévitable ». La réforme lancée par Deng Xiaoping, qui a permis à la Chine de devenir une grande puissance économique, « a été conduite par le vainqueur ultime de la Révolution culturelle, la clique bureaucratique ». Elle a « accouché d’un monstre : le système d’une économie autoritaire de marché ». Un système que certains qualifient aujourd’hui de « modèle chinois ».