Deux anniversaires en revue : Philosophie antique et Décapage fêtent leurs 20 ans ! On découvre en parallèle deux lectures surprenantes : l’une du nouveau numéro de Critique, l’autre d’une toute jeune revue qui publie son troisième numéro : Sabir.
Décapage, n° 63
La revue Décapage fête ses vingt ans avec ce numéro 63. En couverture, un dossier sur les carnets d’écrivains dans lequel on lira des textes de Julia Kerninon, Éric Laurrent ou Sylvain Prudhomme, des nouvelles et la panoplie littéraire d’Yves Ravey. Cette rubrique qui permet à un écrivain de présenter son travail est souvent passionnante. Olivia Rosenthal, Laurent Mauvignier et quelques autres nous ont fait entrer dans leur « atelier ». Chez Yves Ravey, c’est un bureau orienté plein sud et il doit régler l’éclairage, jouer sur l’ombre, pour pouvoir écrire. Cela lui convient bien : tout dans ses romans est affaire de clair-obscur. Le dossier de Décapage montre ce qui se cache derrière la dimension anodine des romans, que l’auteur résume en quelques traits.
L’écrivain, également auteur de théâtre et essayiste, se livre, sans s’exposer. Il raconte ou explique ce qu’il fait, et c’est déjà beaucoup. Du professeur de lettres et arts plastiques qu’il fut, on apprend juste qu’il suscitait l’hilarité de ses élèves en leur lisant des pages de Watt. Beckett est sans doute l’auteur qui a le plus compté pour lui. Mais la lecture de L’Aleph de Borges est une autre clé. Et, pour des raisons biographiques, un ancrage en Autriche, Handke. Parmi ses contemporains capitaux, Gailly. Une émotion de lecture.
Lire, écrire, c’est tout un. Quand il doit s’expliquer sur son œuvre, si lentement, si méthodiquement bâtie, à partir de croquis, de notes, de tentatives inabouties avant que le mot juste soit trouvé, avant que ce mot ne résonne, Yves Ravey résume les choses ainsi : « En fait dire comment on écrit, c’est dire comment ça démarre. » N. C.
Plus d’informations sur la revue Décapage en suivant ce lien.
Philosophie antique, n° 20
Voici que, vingt ans après, paraît le vingtième numéro de la revue Philosophie antique. Il a pour titre « Nouvelles figures de Socrate ». À ne voir que ce titre, on pourrait s’interroger sur la teneur de cette « nouveauté » et se demander si nous savons vraiment quelque chose de nouveau sur la vie et la pensée de cet homme « qui bat les records de célébrité dans l’histoire de la philosophie ». En lisant la revue, on comprend que la réalité est plutôt inverse : non seulement on n’en sait pas plus, mais on sait désormais que beaucoup de ce que l’on croyait savoir à son sujet n’était qu’un savoir illusoire. En guise de connaissance de Socrate, les nouveaux historiens de la philosophie parleraient plus volontiers de « légende socratique ». Ce n’est pas dire que l’on ne saurait plus rien mais que l’on regarde les témoignages sur la vie de Socrate comme nous instruisant davantage sur leurs auteurs que sur la réalité historique de ce héros de la philosophie, dont il est en quelque sorte l’archétype – il l’était peut-être même de son vivant.
Cela était déjà clair il y a vingt ans, aussi n’est-ce point à cause d’un progrès de cette nature que cette livraison de la revue évoque une nouveauté. Mais parce que la livraison inaugurale portait pour titre « Figures de Socrate », ce qui pouvait paraître aller de soi pour une revue de philosophie antique. À vrai dire, ce n’était pas seulement le patronage par excellence de qui veut labourer ce champ de la philosophie, c’était aussi que 2001 était l’année du vingt-quatrième centenaire de la mort de Socrate et que la parution de cette nouvelle revue s’inscrivait dans le cadre des diverses célébrations commémoratives de cette année-là.
La revue a été fondée par André Laks et Michel Narcy aux éditions du Septentrion, proches de l’université de Lille 3, c’est-à-dire, pour les études grecques, du groupe animé par Jean Bollack qui dirigea la thèse de Laks. Ce n’était pas exactement un patronage intellectuel mais tout de même l’indice d’une tonalité, d’une approche des textes. Avec ce numéro 20, la revue obtient d’être diffusée par les éditions Vrin bien connues des philosophes, et surtout ses fondateurs laissent la place à une équipe de la génération suivante. La formule reste séduisante avec ses 300 pages bien nourries d’articles approfondis complétés par de nombreuses notes critiques fort utiles. Bref, un vingtième anniversaire réjouissant ! M. L.
Plus d’informations sur la revue Philosophie antique en suivant ce lien.
Critique, n° 884-885
Quand j’étudiais la philosophie, j’avais entendu dire que Bergson croyait aux fantômes, ce qui m’avait coupé toute envie d’y aller voir de plus près. Il me fallut plusieurs années avant de m’y résoudre. Et voici que Critique, la revue respectable par excellence, celle dont j’ai plusieurs centaines de numéros dans ma bibliothèque, ouvre cette année avec une livraison de près de 200 pages consacrée à un « grand retour des fantômes » à ce point provocatrice que je dois résister à la tentation d’ajouter « supposé » à son titre. À la lecture, la méfiance tombe : Critique ne visite pas de château écossais ni ne fait tourner les tables. En revanche, cette surprenante livraison fait prendre conscience de l’extrême variété des manières d’être fantomatique. En cela déjà elle donne à penser.
Il y a donc beaucoup de manières d’être un fantôme, et parler de leur « grand retour » apparaît comme une manière de mettre en commun des choses aussi différentes que les problèmes psychiques des personnages de Henry James, le genre de réalité que donne à voir l’image filmique, les métaphores de Marx – et l’ombre des morts d’Hiroshima. Sous le même titre général, l’un se demande pourquoi les fantômes apparaissent toujours habillés, tandis qu’un autre rappelle que « lire des livres d’histoire a longtemps signifié lire des histoires de fantômes ».
Le propre de cette revue est de juxtaposer des articles d’auteurs divers dont les spécialités ont peu en commun. Ordinairement, les numéros spéciaux sont centrés sur un thème assez précis, qui peut être l’Inde colossale et capitale ou l’art noir. Le lecteur s’attend alors à une convergence de la quinzaine des contributions sollicitées, qui éclairent de divers points de vue la réalité étudiée. Cette fois, il en va tout autrement car l’enseignement principal de cette livraison est que le mot « fantôme » peut s’appliquer à des réalités qui n’ont rigoureusement rien de commun. Le lecteur de toute cette livraison ne comprend pas mieux une certaine réalité, il prend conscience de l’éclatement des réalités susceptibles d’être désignées par le mot « fantôme » ou un de ceux qui lui paraissent apparentés : spectre, revenant, trace, ombre, démon (de Socrate), esprit, ectoplasme, etc. Ceux-ci ne sont pas autant de quasi-synonymes qui désigneraient une même réalité perçue selon des points de vue différents ou dans des situations autres. Ils n’ont rien de commun – on n’ose dire « rien à voir ».
Quand le Manifeste du parti communiste commence avec le mot spectre, il va de soi pour tout lecteur que Marx et Engels ne parlent pas de démonologie ni de fantôme blanchâtre. On peut bien sûr souligner la contemporanéité avec Michelet et avec la littérature des fantômes, mais on n’aura ainsi fait que constater un air du temps, lequel expliquera seulement pourquoi une certaine métaphore est susceptible de venir sous la plume d’auteurs dont les préoccupations divergent en tout. Faut-il alors en conclure que le « grand retour » annoncé ne serait que celui d’un système de métaphores ? Ce serait réduire celles-ci à un vêtement qui ne serait porteur d’aucun sens et dont on changerait à loisir. Illusion contre laquelle cette livraison de Critique nous met en garde. M. L.
Plus d’informations sur la revue Critique en suivant ce lien.
Sabir, n° 3
Est-ce une revue ? un livre ? un collectif sur papier ? une installation ? L’objet nommé Sabir est un drôle de machin. Une sympathique petite machine de guerre qui réunit de courts textes, tous nés sous la main d’un auteur et d’une autrice multi-talents.
On pourrait décrire ce carré jaune et blanc à l’impression soignée en ne parlant que des présentations de ces auteurs.trices. Chacun, chacune a droit à une petite biographie très révélatrice de tous les ponts qui traversent la littérature, le théâtre et les arts plastiques depuis quelques décennies. Beaucoup viennent de Belgique, ce n’est pas un hasard. L’éditeur de la revue est belge, et le théâtre, la mode, les arts visuels et vivants essaiment avec une vitalité folle chez nos voisins du Nord. Je lance à cette occasion une question dont je n’ai pas la réponse : pourquoi ? pourquoi dans les Flandres et chez les Flamands tant de créativité, d’invention et de folie ?
Ces micro-biographies sont fascinantes. Il y est question de dispositifs, de collectifs, de groupes informels, de masters, de graphisme performé, de processus, de numérique, de capsules vidéo… D’écriture techno-procrastino-insurrectionnelle. L’impression sur papier rend-elle justice à ces ambitions ? Ce n’est pas sûr. Il manque la dimension sonore et visuelle, l’espace, les couleurs, le timbre des voix, le volume, les corps.
Tels quels, les textes sont très variés et très éclectiques. Celui de Jean-Philippe Convert, par exemple, est bref, sobre et triste : il évoque la mort de la mère de l’auteur dans une unité de soins palliatifs, et il est suivi par une série de signes qui correspondent aux bruits de la pompe à morphine. Puis il s’achève par le très camusien « Ma mère est morte aujourd’hui à 11h18 ».
On remarque les contributions de deux écrivains plus reconnus dans notre petite France, Christophe Hanna (son livre Argent est particulièrement ingénieux) et Marielle Macé, espiègle et lettrée, quoique un peu trop systématiquement adepte du « prends soin de toi » que l’on retrouve partout et en tous lieux.
L’œil s’amuse en parcourant ces textes : ils sont pleins de chiffres, de signes de ponctuation, de barres, de slashes, de sigles, de symboles empruntés aux mathématiques, de blancs déclinés en haut, en bas, fragiles.
Sabir est à mettre entre les mains des curieux et des facétieux. Académiciens et autres grognons s’abstenir. C’est un peu « la roulette russe du cerveau », expression attrapée au hasard de ce volume. C. D.