Voici donc le dernier étage des Œuvres complètes de Shakespeare dans la Pléiade, presque vingt ans après l’inauguration de la série, en 2002. Double gageure cette fois, car avec Gisèle Venet Jean-Michel Déprats avait choisi de privilégier les textes originaux des histoires, tragédies et comédies qui étaient passés par le théâtre, les traductions, à vocation scénique elles aussi, insistant sur la mise en voix et la gestuelle. Le métier de traducteur change-t-il quand il faut passer de la projection orale d’un texte dramatique à la lecture intime d’un poème ? C’est toute la question.
William Shakespeare, Sonnets et autres poèmes. Œuvres complètes, VIII. Trad. de l’anglais par Jean-Michel Déprats. Édition dirigée par Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 120 p., 59 € jusqu’au 29 septembre 2021
Le présent volume offre dans l’ordre de parution l’ensemble de l’œuvre poétique de Shakespeare : deux longs poèmes narratifs, Vénus et Adonis et Le Viol de Lucrèce ; Le Pélerin passionné, une anthologie qui lui a été attribuée en 1599 alors que cinq seulement des vingt poèmes sont de sa plume ; Phénix et Colombe, une allégorie sur le thème de l’amour idéal ; enfin, la pièce maîtresse, la plus sinon la mieux connue, publiée avec ou sans son consentement sous le titre Shakespeare’s Sonnets, dans un recueil où figurait également sa Complainte d’une amoureuse. Vient ensuite une anthologie de traductions françaises des Sonnets allant de 1821 à 2018. Encadrant ces œuvres, une introduction générale d’Anne-Marie Miller-Blaise, un avertissement de Gisèle Venet sur les principes d’édition adoptés, une notice de Jean-Michel Déprats, « Traduire les Sonnets », une autre de Line Cottegnies sur les traductions françaises.
Confirmant l’orientation de la collection au cours de ces dernières décennies, l’ouvrage s’inspire fortement de la recherche universitaire, moins de celle des poètes, cantonnés ici à leur rôle de traducteurs. Aucune trace des études de Jacques Roubaud, La vieillesse d’Alexandre (1978) et Soleil du soleil (1990), de celles rassemblées par Jacques Darras dans Les métamorphoses du sonnet (1999) et Invisibilité du vers blanc (2000), ni d’Orlando furioso, guarito d’Yves Bonnefoy (2013), où Shakespeare répond à l’Arioste « par une intuition plus radicale de l’illusoire et de ses effets ».
En contrepartie, chaque œuvre, y compris celles des poètes invités, est complétée par d’abondantes notes et notices qui en élucident et analysent le contenu. Ici, un regret : les auteurs des notices ne sont pas cités dans la table des matières, il faut aller les chercher chacun en fin de chapitre. Notons aussi une excellente chronologie, signée Henri Suhamy, qui situe chaque année de la vie du poète dans son contexte politique et intellectuel. Ainsi, la bataille de Lépante coïncide avec la naissance de Kepler, la construction de The Theatre de James Burbage à Londres avec La République de Jean Bodin, la mort de Montaigne avec La Tragédie espagnole de Thomas Kyd, le mariage de Shakespeare avec la promulgation du calendrier grégorien. Suhamy signe aussi la traduction des deux poèmes narratifs, toutes les autres traductions sont de Jean-Michel Déprats, avec l’aide pour Le Pélerin passionné de Jean-Pierre Richard, qui traduit également La Complainte d’une amoureuse.
Déprats donne le ton d’entrée en citant un article de Christian Mouze paru dans En attendant Nadeau : « Une traduction n’est pas la rivale d’une autre traduction, mais une fleur ajoutée au bouquet. » L’historique des traductions françaises et l’anthologie procurée par Line Cottegnies rappellent que les Sonnets n’ont pas connu pendant longtemps, ni même du temps de Shakespeare, leur popularité actuelle, alors que les poèmes narratifs ont été plusieurs fois réédités de son vivant. Depuis, les positions se sont inversées, les poèmes narratifs ne sont plus en vogue, alors que les sonnets ont déjà connu une vingtaine de traductions depuis le début du XXIe siècle, sans compter les innombrables spéculations sur l’identité des protagonistes – le jeune homme blond, la dame brune, dont le poète se dit épris.
Pour François-Victor Hugo, le premier à publier la série complète, le sonnettiste avait pour mission impossible de courir sans relâche après son mètre et sa maîtresse, « avec cette condition de toujours manquer la belle et de ne jamais manquer la rime ». Tâche encore plus complexe chez Shakespeare, tiraillé entre un jeune aristocrate blond, « maître maîtresse de ma passion », qui l’entraîne vers les hauteurs spirituelles, et une femme brune qui l’attire au plus noir du désir charnel. Edmund Spenser détournait la tradition de l’amor de loins pour célébrer les joies du mariage dans un « Épithalame » offert à son épouse le jour de leurs noces, Shakespeare effectue un nouveau pas de côté en adressant les Sonnets non à une belle lointaine mais à un beau éloigné par la distance sociale et à une brune lascive trop proche. En déclarant qu’« avec cette clef / Shakespeare ouvrit son cœur », Wordsworth allait ouvrir surtout la voie aux lectures autobiographiques des Sonnets, voire aux corrections moralisantes de cette aventure triangulaire, qui remplacent « fair friend » par « madame ».
Loin de ces hypothétiques révélations, l’introduction d’Anne-Marie Miller-Blaise montre avec une remarquable sûreté de trait qu’aux subversions sexuelles suggérées correspondent des bouleversements épistémologiques féconds : c’est « de cette continuelle circulation du désir entre ses multiples objets que le poète tire son énergie créatrice ». L’énergie du désir nourrit l’énergie de l’écriture, qui est selon elle « un monument d’écriture subversive ». La métaphore de la chasse évoque à la fois l’amour et le désir de tuer. La petite mort, Shakespeare l’incarne violemment dans le personnage d’Adonis qui repousse la déesse Vénus et finit dans l’étreinte érotique d’un sanglier, ou dans le sort tragique de Roméo et Juliette qui littéralement, non plus métaphoriquement, se meurent d’amour. Le poème, qu’il soit lyrique ou dramatique, célèbre la force du souffle de la vie, ce « mouvement sensible et chaud » que Claudio pleure de perdre dans Mesure pour mesure, qui garde son intensité jusque dans l’âge mûr du Conte d’hiver. Shakespeare est le premier à donner longuement la parole à Lucrèce, dont le suicide doit proclamer bien haut le viol infligé à sa vertu, mais aussi à Tarquin le violeur, tourmenté entre son désir et le souci de sa gloire.
Mais pourquoi écrire cent cinquante-quatre sonnets, plus que tous ses prédécesseurs, alors que la mode est passée depuis longtemps, et qu’il a lui-même tourné cette forme en dérision ? Sur scène, les élans pétrarquistes des jeunes amoureux sont moqués sans merci par leur entourage. « Vous embrassez en érudit », reproche Juliette à Roméo, le bouffon Pierre de Touche parodie crûment les méchants vers d’Orlando, les gentilshommes de Navarre qui avaient fait vœu d’abjurer la compagnie des femmes sont pris sur le fait en train de leur composer des sonnets. Chacune résiste à ces idéalisations de l’amante dans lesquelles la société voudrait les enfermer, Rosalinde s’emploie à guérir Orlando en l’arrachant à ses illusions de rêveur. Shakespeare le déclare d’emblée : « Les yeux de ma maîtresse ne sont pas des soleils », et, loin d’être une déesse, elle marche sur le sol.
À vrai dire, ce n’est pas tant par la forme que Shakespeare innove, trois quatrains et un distique final formant un bloc sans espace entre les strophes. Les sonnettistes français ont cherché des variantes au modèle de rimes italien (l’octave suivi d’un sizain) avec une préférence pour trois quatrains et un distique dont la position varie avant que les règles du groupe de la Pléiade ne le fixent à la suite du deuxième quatrain. Ainsi, il est parfois final chez Saint-Gelais, Louise Labé, ou dans L’Olive, par exemple ; or c’est pendant cette période d’expérimentation que Thomas Wyatt et le comte de Surrey, les premiers sonnettistes anglais, visitent le continent et en rapportent le modèle en Angleterre. L’innovation de Shakespeare en la matière, c’est son usage particulier de la volta finale qu’il transforme en retournement caustique, amer ou pensif, de la majeure du poème : alors que chez ses précurseurs, où seule la rime lui donne du relief, il prolonge en général sans rupture l’idée ou l’image des vers précédents.
Shakespeare parcourt toute la gamme des conventions, postures, modèles rhétoriques, thèmes et topoi classiques, métaphores, antithèses, concetti, blasons, les interroge et les bouscule. La forme contractée du sonnet donne parfois le sentiment qu’il devrait être lu sur une portée musicale, harmonisant, nuançant ou opposant des sens multiples, ce qui permet à ses interprètes d’en extraire le discours qu’ils pensent (souhaitent ?) entendre. Comme le dit fort justement Anne-Marie Miller-Blaise, « l’éventail des multiples sens possibles ne se déplie pas à la première lecture. Ce n’est qu’au terme d’une deuxième ou d’une troisième lecture que le lecteur reconstitue toute la réversibilité signifiante ». Son introduction mériterait elle aussi plusieurs lectures tant elle est dense de savoir, tant sa connaissance de sources hétérogènes, de leur contexte historique et de leur portée philosophique, sa maîtrise de l’anglais (sa langue natale), servent une remarquable profondeur de pensée.
Autant d’obstacles à franchir pour le traducteur, auxquels s’ajoute la concision inimitable en français de la langue anglaise, qui permet à un Sidney de résumer son art poétique en un vers de douze monosyllabes : « Fool, said my muse to me, look in thy heart and write. » Depuis les premiers traducteurs, les positions en matière de métrique et de prosodie s’affrontent, vers ou prose, pentamètre, décasyllabe ou alexandrin, vers blanc, libre, rythmé, rimé, idiome archaïque ou moderne. Line Cottegnies se garde de classer les traducteurs français par ordre de mérite, mais examine leur fidélité aux principes de traduction qu’ils énoncent. Selon ses critères, Robert Ellrodt (auteur d’une très belle notice sur Lear dans le volume II des Tragédies) « offre une version de référence, ni archaïsante ni modernisante, qui associe un appareil critique d’une grande pertinence et un texte alliant précision et justesse tout en restant poétique ». Au fait, sa « terre gaste » n’est peut-être pas un clin d’œil anachronique à T. S. Eliot, qui l’avait lui-même emprunté à la légende arthurienne médiévale. Line Cottegnies salue cependant les qualités de traductions comme celles de Bonnefoy ou Darras qui donnent une interprétation plus personnelle des Sonnets, « convaincus pour leur part de l’impossibilité de toute traduction objective », et font tous deux « œuvre de poètes pour créer une expérience poétique peut-être comparable, mais non équivalente, à celle de l’original, chacun dans sa langue propre ».
C’est bien parce qu’il ne peut y en avoir de lecture définitive que tant de poètes sont tentés de relever le défi, qu’il soit aventure solitaire, dialogue intime avec le poète, ou disputatio avec leurs devanciers. Les consignes que s’était données Déprats pour traduire les œuvres théâtrales, dont la recherche d’appuis pour l’acteur, peuvent-elles s’appliquer aux poèmes ? s’interroge-t-il. Certes les frontières ne sont pas étanches, il y a de la théâtralité dans les Sonnets, peut-être une intrigue dramatique, tout comme on entend des sonnets entiers sur scène, partagés entre les voix de Roméo et Juliette, déclamés sur un champ de bataille, chantés par Ariel ou par des bouffons musiciens. Les exigences, nous l’avons vu, sont multiples et contradictoires. Sans autre guide que « l’écoute d’une voix dont il cherche à trouver l’inflexion », Déprats entend ici, même si la lecture orale est peu passée dans nos mœurs, « recréer en français leur énergie phonatoire et vocale tout en respectant la contrainte de la concision ». Reste à tenir à la fois les contraintes formelles, le déploiement des images, les jaillissements de la pensée, les strates de sens, les préciosités et les rudesses de la langue… Cherchant un compromis entre les multiples approches possibles et les écueils de l’entreprise, il travaille à remplacer la rime par une structure plus discrète d’échos internes destinés à rythmer le vers. Premier objectif, faire entendre la voix de Shakespeare, devenue trop souvent inaudible dans des versions françaises qui, « confuses à la première lecture, le restent à la deuxième ou à la troisième et qui semblent confondre obscurité et profondeur ».
La traduction de Jean-Michel Déprats devient elle-même un dialogue avec sa première lectrice, Anne-Marie Miller-Blaise, dont l’exigence de complexité, la sensibilité aux polysémies de la langue élisabéthaine, ont fait contrepoids à une recherche de clarté qui aurait pu le pousser à simplifier. Ce serait arrogant de juger leur performance, sinon pour dire qu’ils ont l’un et l’autre, comme l’ensemble des contributeurs du volume, magistralement rempli leur contrat, jusqu’à la prouesse quand Suhamy traduit de bout en bout en alexandrins réguliers, et suit strictement le schéma de rimes de l’original, ababcc pour Vénus et Adonis, ababbcc la « rhyme royal » de Chaucer pour Lucrèce, Déprats et Richard se tenant pour l’essentiel à l’alexandrin blanc, à l’octosyllabe dans Phénix et Colombe.
Au moment de refermer le livre, me revient le souvenir d’une émouvante mise en voix de ces sonnets intraduisibles : la nuit du 3 août 2016, des chercheurs venus de tous les coins du monde célébrer le quadricentenaire de la mort de Shakespeare se sont rassemblés dans l’église de Trinity Church où il est enterré pour écouter ses Sonnets traduits en douze langues, modèle idéal d’un concert des nations.