Nous, les Siciliens

Écrivain italien majeur de sa génération, Leonardo Sciascia (1921-1989) fut un témoin essentiel de la vie sicilienne de son temps. Il est né et a vécu la majeure partie de sa vie à Racalmuto, petite cité de la province d’Agrigente, au sud de l’île. Esprit d’une rare subtilité, conscience lucide des maux inhérents à son île, il est l’auteur de romans et d’essais dont le cadre, les sujets et l’histoire sont à peu près exclusivement liés à la Sicile et à ses relations avec l’Italie continentale. C’est dire si son œuvre peut nous en apprendre sur cette île si souvent envahie au cours des siècles, mais encore aujourd’hui drapée dans une singularité difficile à appréhender.


Leonardo Sciascia, Portrait sur mesure. Trad. de l’italien et présenté par Frédéric Lefebvre. Nous, 188 p., 18 €


Les textes ici rassemblés datent des années 1960. Ils sont tous inédits en français. Ils ont été choisis et ordonnés de manière à mettre en lumière les grands thèmes chers à Leonardo Sciascia. Ils sont suivis d’une postface éclairante de son traducteur, Frédéric Lefebvre. Ce sont les lignes de force parcourant ses écrits, réparties en six sections, des clés donnant accès aux romans et aux essais de cette œuvre sans doute encore assez mal connue en France où l’attention à propos de la Sicile s’est davantage portée sur Luigi Pirandello et sur le roman Le guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa.

Dans un texte consacré à son contemporain Elio Vittorini, l’auteur de Conversation en Sicile, Sciascia évoque le différend intervenu entre eux : « Il considérait mon choix de rester en Sicile comme une sorte d’exhibitionnisme : tant lui semblait incroyable la possibilité d’une vie intelligente, d’une vie consciente, au sein d’une réalité qu’il imaginait asséchante, définitivement et désespérément réfractaire. » Ce choix, Sciascia l’a fait très tôt, il l’assume pleinement et il s’en explique dans un autre texte tout en montrant quelle ambition l’animait : « Nous les Siciliens, nous sommes condamnés (le mot est de Gaetano Trombatore) à écrire sur la Sicile (en vérité, dans cette condamnation je me sens très libre) : et j’en ai toujours eu conscience. Alors pourquoi s’en déraciner, avec le risque de la transformer en mémoire et en nostalgie, en fable et en mythe ? Sans mentionner le fait que, de façon plus générale, il est tout à fait de bon sens que l’écrivain vive dans l’environnement humain qu’il connaît le mieux, qu’il donne témoignage d’une réalité à laquelle il est lié par le sentiment, la langue, les habitudes, et dont aucun mouvement, aucun pli, aucune nuance ne lui échappe. »

Donc, ni nostalgie, ni fable, ni mythe, mais une exploration lucide et sans concession des arcanes de cet environnement humain, dont Sciascia n’a cessé de scruter la réalité, de creuser les causes et les effets des drames qu’étaient la misère du peuple, le pouvoir de l’aristocratie et de la mafia, dont il connaissait mieux que quiconque les redoutables mécanismes, les magouilles politiques alors à l’œuvre entre le parti communiste, auquel il appartint, et la démocratie chrétienne, ce que l’on a appelé le « compromis historique ». Toute son œuvre peut être comprise comme la longue bataille, menée d’une plume ironique et précise, contre les distorsions de la vérité, les oppressions et les corruptions : un travail d’analyse de la société et de la mentalité sicilienne, lesquelles ont la particularité d’être le fait d’un peuple maintes fois envahi, soumis au joug de l’envahisseur, ayant su développer une civilisation qui synthétise toutes ces influences venues de l’extérieur en une culture et un mode de pensée spécifiques, particulièrement raffinés et subtils ; une psychologie unique dont il reconnaît le visage dans un portrait d’Antonello de Messina : « l’antique visage de l’homme sicilien, refermé sur son astuce existentielle, secrète, victorieuse. Il vit comme un animal, mais il pense comme un homme. Avec la pensée, il réussit même à rendre la vie plus complexe, plus difficile, plus tragique. Et ainsi il survit. Épuisé, peu nourri, mais libre et vif par l’esprit ». Le texte Un cadavre dans la cale démonte les failles de cette mentalité à propos du paysan et bandit Salvatore Giuliano, idole populaire dont les Siciliens ont refoulé la compromission avec la mafia politique.

Des pages autobiographiques inaugurent ce recueil. De son enfance à Racalmuto, non loin du lieu de naissance de Pirandello, Sciascia évoque sa prise de conscience, très jeune, de sa haine du fascisme et de son laïcisme au sein d’une famille religieuse et plutôt favorable au fascisme. La guerre d’Espagne, où tant de miséreux siciliens sont engagés volontaires, est pour lui le déclencheur de cette prise de conscience, lorsqu’il comprend que Mussolini et Franco sont du côté de Dieu, tandis que côté républicain se trouvent Dos Passos et Chaplin, ses passions d’adolescent. Il revient sur ce sujet à propos de la bataille de Guadalajara et de la duperie dont furent victimes les Siciliens. Sa conscience politique se nourrit alors de Spinoza et de Pirandello, sa Bible, écrit-il, est Paul-Louis Courier. Tout au long de sa vie, il sera un fervent lecteur des philosophes des Lumières. Écrivain engagé dans la vie politique et sociale, Sciascia aura toujours horreur des salons et des cafés littéraires : « Il me semble que les réunions de personnes intelligentes produisent, je ne sais pas pourquoi, une bêtise infinie ».

Portraits sur mesure, de Leonardo Sciascia : nous, les Siciliens

Portrait de Leonardo Sciascia par Totò Bonanno (1986) © CC/Totò Bonanno

Quant à son lieu de prédilection, celui où il a écrit tous ses livres, il l’évoque en de belles pages : c’est la Contrada Noce, le lieu-dit « La Noix », aux environs de Racalmuto, une campagne florissante, éloignée des soufrières et de leurs exhalaisons toxiques, la province d’Agrigente étant réputée pour son exploitation du soufre dans laquelle tant d’enfants et d’adultes ont laissé leur santé. On se souvient à ce sujet du récit de voyage de Maupassant en Sicile (dans La Sicile, Nous, 2010). « Non seulement tous mes livres ont été écrits dans ce lieu, mais ils lui sont pour ainsi dire consubstantiels : aux paysages, aux gens, aux souvenirs, aux affections. » Et en effet, ses histoires en partent et y reviennent, comme celle de Fra Diego La Matina, religieux augustinien originaire de Racalmuto, dans son récit Mort de l’Inquisiteur, en lequel Sciascia reconnaît le caractère des hommes de son village. Il évoque les soirées à la Contrada Noce : « De temps en temps vient jusqu’à nous, comme teintée de l’essence de la nuit, la chanson d’un paysan : une de ces chansons lentes et douloureuses, tenues sur quelques notes, pleines d’échos et de réfractions internes, qui disent l’amour et l’offense ».

L’offense, c’est bien le mot qui irrigue nombre des textes ici choisis. Sciascia en dévide la réalité sur divers plans. Elle concerne l’attitude du nord de la péninsule vis-à-vis du Sud, ce mépris et cet oubli de l’influence arabe en Sicile, le fait que les Siciliens ne soient pas considérés comme des Italiens à part entière à cause de leur passé arabe. Évoquant l’origine arabe de son nom et du nom de Racalmuto, Sciascia rappelle l’importance de la colonisation arabe dans l’île en matière d’agriculture et d’irrigation ; en matière de poésie, avec le poète Ibn Hamdis, né à Syracuse en 1055, amoureux de la Sicile dont il fut chassé par l’invasion normande ; en matière aussi d’architecture et de beaux-arts.

À ce sujet, sa recension du livre d’Ernst Kitzinger sur les mosaïques de la cathédrale de Monreale est particulièrement éclairante. L’auteur signale la différence de ces mosaïques avec celles voulues par le roi Roger II à la Martorana et dans la chapelle palatine de Palerme : un idéal esthétique pour lequel le roi Roger « fit travailler ensemble des artisans arabes (plafond, pavement) et byzantins (mosaïques) dans le dessein d’assimiler les diverses cultures coexistant en Sicile, et de leur donner une expression unitaire ». Or, souligne Kitzinger, l’élément arabe a disparu, et avec lui cet idéal, à Monreale sous le règne suivant, celui de Guillaume II.

La souffrance du peuple sicilien est un autre aspect de l’offense : la lutte contre les abus de pouvoir a inspiré et animé l’œuvre de Sciascia. S’il fut un écrivain engagé, c’est bien sur ce terrain qu’il déploya son talent de romancier et d’essayiste. Un jour où un journaliste lui demandait quelles étaient à son avis les meilleures pages qu’il ait écrites, il lui fit cette réponse : « Après la publication d’un de mes livres, dans lequel je parlais aussi des sauniers, de leur salaire et de leurs conditions de vie, leur sort a commencé à s’améliorer, à tel point qu’aujourd’hui leur salaire a doublé par rapport à 1956, et qu’ils travaillent réglementairement huit heures. C’est pourquoi je pense que ces pages sur les sauniers sont les meilleures que j’aie jamais écrites ».

Cette question de la misère concerne plusieurs des textes ici présentés, en particulier La grande soif (un titre, notons-le, emprunté à Antonio Russello, La grande sete, 1963) qui traite du problème du manque d’eau dramatique dans l’île. Le texte Guépards et chacals, de 1960, rend compte du « Congrès sur les conditions de vie et de santé dans les zones sous-développées de la Sicile occidentale ». Ce congrès se tint à Palma di Montechiaro, petite cité proche d’Agrigente, « un bourg qui condense tous les problèmes de la Sicile », siège d’un des palais des « Guépards ». Y assistent les notables habituels, baron et archevêque de la région, mais aussi Danilo Dolci, écrivain installé en Sicile et engagé auprès des plus pauvres, surnommé le « Gandhi italien » et Carlo Levi dont Sciascia écrit qu’il a « en plus de tant de mérites que nous connaissons bien, celui d’être toujours présent, et de façon désintéressée, là où se mène un combat pour la Sicile et pour l’Italie du Sud » (voir à ce sujet le livre de Carlo Levi sur la Sicile, Les mots sont des pierres, trad. de l’italien par Laura Brignon, Nous, 2015).

Au cours de ce congrès, Danilo Dolci évoque l’immense gaspillage de l’eau, de la terre et des vies humaines, « le plus grand des gaspillages, dans cette situation, c’est le gaspillage […] de ces hommes intelligents et de bonne volonté qui, parce qu’ils n’ont pas les instruments techniques et culturels nécessaires, savent rarement et confusément ce qu’ils peuvent vouloir ». Quant au discours de Carlo Levi, avec lui « les souffrances et les problèmes de Palma […] deviennent les souffrances et les problèmes du monde, à la lumière de la poésie ». Tous deux amis de Sciascia et tous les deux révoltés par cette réalité que résume ainsi Sciascia avec une concision parfaite : « La contradiction effective d’une humanité dont les sentiments et les pensées sont au niveau de la plus haute civilisation, et les conditions de vie au niveau le plus abject, le plus bestial. »

Apparaît dans ces textes un thème que Sciascia a souvent développé : l’opposition entre la capitale, Palerme, et la province, notamment sur le plan littéraire. L’est et le sud de l’île ont été féconds en écrivains et en poètes d’envergure internationale : les véristes à l’est, autour de Catane, avec Giovanni Verga, Luigi Capuana et Federico de Roberto ; au sud avec Pirandello. En revanche, Palerme n’a guère produit d’auteurs, romanciers ou poètes, à part le « cas » Lampedusa. Une réalité qui a ses racines, selon lui, dans l’opulence et l’arrogance d’une classe aristocratique jalouse de ses privilèges et dans la culture de l’omertà.

Avec sa fine ironie et sa précision, Sciascia, revient à plusieurs reprises sur Le guépard, qu’il situe dans le contexte plus général des écrivains siciliens néo-réalistes de l’époque. Selon lui, « le roman doit toujours se mesurer à la réalité, et à Palerme la réalité est fuyante : comme si elle était cachée sous ce même filet de camouflage de l’omertà sous lequel se cache la mafia ». Il voit en ce livre la fin du néo-réalisme et la « victoire de valeurs purement littéraires sur des valeurs idéologiques et d’opposition ». Il insiste sur le fait que ce roman représente « la fin d’un pacte, hérité de l’histoire, entre les intellectuels et les classes populaires » du fait qu’il décrit un monde à l’écart de la réalité. Sa sévérité à l’égard de Lampedusa se nuancera par la suite, dans un texte concernant le film de Visconti, tiré du roman, lui reprochant son infidélité au personnage de Don Fabrizio dont « l’essence d’homme classique » a été occultée. Et à propos des récits de jeunesse de Lampedusa, Sciascia reconnaît apprécier particulièrement chez cet auteur le chapitre « Les lieux de ma première enfance » « : « Un homme se souvient d’un “paradis perdu” et nous nous inclinons fraternellement sur les choses dont il a la mélancolie, sans cette passion qui nous range d’habitude du côté de ceux qui, en d’autres temps et d’autres lieux, ont détruit ces choses, ce monde. Une fraternité que seule la poésie peut susciter. »

Ainsi, d’un bourg du sud de la grande île méditerranéenne, des confins de l’Europe, en somme, nous vient, grâce à ces textes, une voix de portée universelle dont l’écho résonne fort aujourd’hui, comme en témoigne cette réflexion que fait Sciascia au sujet de l’Italie de l’après-guerre : « cette Italie que les imbéciles et les fourbes s’efforcent encore de cacher (et à ce propos : quand une alliance se forme entre les imbéciles et les fourbes, faites bien attention que le fascisme est aux portes) ».

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