Plaisir de découvrir un monde et de déplier la richesse d’un savoir, avec son langage, ses mythes et son histoire, sa communauté, ses saveurs, ses hauts lieux, et ses lignes d’erre sur l’internet. On connaît les fous de palmiers, les orchidophiles, la tulipomanie. Vincent Zonca nous présente la lichénologie : la passion et la science des lichens.
Vincent Zonca, Lichens. Pour une résistance minimale. Préface d’Emanuele Coccia. Le Pommier, coll. « Symbiose », 324 p., 22 €
Le livre de Vincent Zonca conjoint botanique et esthétique, associe écrivains et artistes, se hasarde du côté de la biologie et de la philosophie, avant de défendre la portée écologique de son curieux objet – bien qu’il n’y ait pas urgence, pas grand-chose à sauver ni à protéger. Juste un attachement qui remonte à l’enfance, prétexte à voyager, à faire des visites d’atelier, à écrire une thèse.
Il y a toujours eu des collectionneurs du presque rien, des amateurs éclairés de l’insignifiance et du dérisoire : on peut trouver de la noblesse dans ce qui est ignoré ou rejeté, et qui se trouve scientifiquement classé parmi les inférieurs, à côté des mousses et des algues. Ces taches que l’on peut confondre avec du guano, ces coulées gélatineuses qui tiennent de la gale ou de la lèpre, ces barbes grises pendantes, ou ces croûtes jaunes en effiloche, peuvent devenir objets de culte, voire fournir un « exercice de fraîcheur métaphysique » – ce qui à l’évidence ne va pas sans bouffissure, redites et approximations. Il n’est pas sûr que cet « excrément de terre », comme dit l’arabe, ou cette « morve d’azur » selon Rimbaud se donne comme une « urgence à penser le XXIe siècle ».
Pourtant, on ne soupçonne pas le nombre de créateurs à qui le lichen parle, de Pierre Gascar à Olafur Eliasson, en passant par Thoreau, Ruskin et Butor, pour ne citer que les lichénologues les plus connus. Que nous dit le lichen ? Mis à part qu’il ne sert pas à grand-chose (encore que les parfumeurs l’emploient pour fixer leurs essences et qu’il constituait un bon colorant), on retiendra surtout que « dans lichen il y a lien ».
Le lichen a partie liée avec le temps. On loue à la fois son ancienneté vénérable, sa lenteur à croître, sa longévité – d’aucuns le considèrent comme immortel – et, paradoxalement, son impermanence. De là l’intérêt que lui portent les Japonais : ils y voient une expression privilégiée du wabi-sabi, principe esthétique accordant le lustre du temps à la simplicité et au retrait de soi. De fait, le lichen est un champion de la reviviscence : il passe rapidement et réversiblement de la dessiccation à l’état hydraté.
Quand viennent les temps durs, il meurt un peu, met son métabolisme en suspens aussi longtemps que nécessaire et se regonfle de vie dès que les conditions redeviennent favorables. S’il fallait décrire son mode d’être, on dirait qu’il résiste, se cramponne à la vie, adhère de toutes ses forces à son support. C’est un teigneux qu’on trouve jusqu’aux pôles et en altitude, et qui s’insinue familièrement dans les interstices et les friches, petite chose rudérale dont la ténacité finit par désagréger les roches elles-mêmes.
L’autre trait signifiant du lichen est la symbiose entre une algue et un champignon. C’est à lui qu’on doit au départ l’élaboration de ce concept fondamental posant des rapports d’interaction et d’interdépendance entre des organismes d’espèces distinctes et constituant l’essence de la biodiversité.
Vincent Zonca rapporte l’évolution de la notion depuis la fin du XIXe siècle jusque tout récemment. Le lichen compte parmi ceux « qui se battent pour dépasser la division des espèces », rappelle Emanuele Coccia dans sa subtile préface. Il est aussi de ceux qui remettent en cause la compétition darwinienne en y préférant comme force évolutive la coopération entre les organismes, ainsi que l’a vu la biologiste Lynn Margulis (dont on ne dit pas assez qu’elle est, avec James Lovelock, à l’origine de l’hypothèse Gaïa).
C’est qu’on a longtemps pensé le lichen comme une alliance heureuse à partir d’un échange de services. L’algue bénéficie de l’apport en eau et en sels minéraux quand le champignon, lui, reçoit le glucose nécessaire à la croissance et produit par l’algue par photosynthèse. Avant d’y voir réciprocité pure ou mutualisme, on a cru que le champignon parasitait l’algue, qu’il la « cultivait sous serre », voire qu’il tenait son « esclave » en captivité.
En passant de l’identification classique (par la morphologie) à celle que fonde la génétique, on a enrichi ce vivre-ensemble d’autres micro-organismes. Et la classification a changé comme c’est souvent le cas et comme cela peut encore se produire : le lichen qui trompait les catégories du végétal ne constitue plus une espèce à part entière. Il est désormais inscrit dans « le bas règne des fonges », et c’est devenu un « champignon lichénisé » – ce que déplore l’auteur, qui propose d’y voir plutôt un écosystème à part entière, un milieu à lui seul, modèle d’interaction pour le vivant.