C’est le suicide à Berlin du jeune poète Christoph Friedrich Heinle et de son amie Rika Seligson en août 1914, lors de l’entrée en guerre de l’Allemagne, qui a conduit Walter Benjamin, bouleversé au plus intime, à composer ces sonnets : plus de soixante-dix en dix ans, entre 1914 et 1924. Traduit pour la première fois en français, par Michel Métayer, c’est tout un pan méconnu de son œuvre, surprenant, tragique, d’un hermétisme assumé, qui se révèle ainsi, et offre une clef peut-être pour l’œuvre ultérieure.
Walter Benjamin, Sonnette/Sonnets. Trad. de l’allemand par Michel Métayer. Avec un essai d’Antonia Birnbaum. Édition bilingue. Walden n, 208 p., 15 €
Walter Benjamin a construit ainsi un tombeau de virtuosité linguistique en souvenir de ce « bel ami » de vingt ans : « Que cherches-tu mon âme toujours le bel ami » (poème n° 45). Ce suicide marquait pour Benjamin la fin d’une innocence, celle qui l’avait amené à participer activement au Jugendbewegung de Gustav Wyneken, et de façon générale à ce mouvement d’exaltation de la spécificité de la jeunesse et de célébration de la nature : à l’illusion classique d’une Grèce enfin retrouvée.
La guerre industrielle qui va suivre pendant quatre ans va faire exploser ces illusions et devenir l’expérience vécue (das Erlebnis) centrale de l’œuvre de Benjamin (« notre bonheur […] découvrait un monde mauvais et fini », n° 39). Ces sonnets, qui suivent le schéma habituel des deux quatrains suivis de deux tercets, sont à l’évidence une œuvre de transition, ce qui explique qu’ils ne furent jamais publiés avant le tome VII.1 des Gesammelte Schriften. Benjamin cherche sa voix, s’inspire encore, comme toute sa génération, de la poésie hiératique, élitiste et d’allure prophétique de Stefan George, il commente Hölderlin, il n’est pas encore parvenu à l’esthétique subtile de ses œuvres en prose comme Sens unique ni à la poétique de sa traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire.
Il s’agit ici pour lui, dans une sorte de thrène baroque, de préserver l’émotion et le deuil dans leur intensité mais sans céder à l’affect, à l’exposition du « je » et au romantisme ; il n’est pas à l’abri d’une transfiguration de la mort : « sa jeunesse se couronna de mort » (n° 64). Le sonnet impose sa loi formelle, bride le pathos : « inflexible le sonnet qui me lie » (n° 51). Il n’est pas sûr que le choix de ces inflexibles contraintes, ce refus par principe du lyrisme, dissipent la réputation d’hermétisme qui s’attache à la pensée et à l’écriture de Benjamin.
En même temps, Benjamin offre des clefs pour comprendre ce « chant sans mot » qui cherche à s’élever au-dessus de l’expressif, de l’affect, de l’émotion. Ce sont des images pour ainsi dire figées qu’il propose, des images juxtaposées, en parataxe, qui sont comme des images de beauté dans un monde de catastrophe et de mort. Des constellations dans la nuit. Il est frappant de découvrir que la page d’introduction du recueil porte une strophe de Hölderlin dans son poème « Patmos ». « Qu’est-ce ? », « was ist dies ? », se demande Hölderlin, si la jeunesse et la beauté peuvent elles aussi disparaître : « si meurt / Celui à qui le plus / S’attachait la beauté, si bien qu’en sa figure était merveille » (traduit par Michel Métayer). Citation clef, d’autant plus précieuse que c’est aussi dans ce poème, « Patmos », que Hölderlin introduit das Rettende, la notion d’un « salut qui croît à mesure que croît le péril ».
D’une manière générale, on devine chez Benjamin, dans cet exercice intime du sonnet comme dans ses textes autobiographiques ultérieurs, à la fois une volonté de dire son expérience et le désir d’une confession qui reste cryptée. N’est-ce pas l’enfant d’Enfance berlinoise qui observera que « tout bonheur comblé est retour » (n° 37) ? Et, dans le sonnet n° 52, n’est-ce pas un principe que l’on retrouverait à l’œuvre dans nombre d’essais de Benjamin qui se formule selon cette dialectique de la mélancolie ? : « En toute beauté il est un deuil secret » (n° 52).
Dans sa traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire, Benjamin fait entrer la ville comme lieu de misère, de solitude et de mort dans la poésie. À leur manière, les sonnets organisent le deuil avec des éléments de mythologie grecque. On sait ce que représente la Grèce pour la littérature allemande et les romantiques : un lieu de nostalgie qui fait espérer un retour en réalité sans remède. Une proximité et une terre à distance. Ici les figures mythiques sont partout : les libations des dieux et les tribulations des héros, Ulysse, Pénélope, Hélène, et bien sûr Orphée et Eurydice. Le traducteur hésite à l’affirmer, mais il n’est que trop clair que Benjamin se voit ici, se rêve en nouvel Orphée qui tente par son chant d’arracher à la mort la belle figure d’Eurydice, autrement dit son ami Heinle. Le mythe est rapporté au présent, « présentifié », actualisé, il récupère sa force salvatrice (das Rettende) face au « péril ».
Il est troublant de songer qu’à la même époque Rilke redonnait également vie à la figure d’Orphée, avec ses propres Sonnets à Orphée de 1922-1923. Les sonnets de Benjamin restent à découvrir dans leur modernité lucide : « Si j’entame un chant / Il cesse à l’instant / Et si je t’aperçois / C’est une illusion [Schein] ».