Cousines et rois dans le domaine du noir 

Suspense (38)

« Dolores Redondo serait-elle la cousine espagnole de Fred Vargas ? », lit-on sur le bandeau jaune de La face nord du cœur, son dernier livre. Non, mais la catégorie « reine du crime » étant sans doute déjà surbookée, ce petit compliment, même genré, paraît devoir publicitairement faire l’affaire. Et ma foi, La face nord du cœur, « prequel » à sa populaire trilogie du Baztán (en Navarre), se laisse lire, à condition de sauter quelques-unes de ses 688 pages. Dans un tout autre ordre d’idée, voici Les ombres, où se poursuivent les enquêtes de l’inspecteur Mortka, le héros varsovien de Wojciech Chmielarz, qui se lit sans sauter une ligne.


Dolores Redondo, La face nord du cœur. Trad. de l’espagnol par Anne Plantagenet. Gallimard, 688 p., 20 €

Wojciech Chmielarz, Les ombres. Trad. du polonais par Caroline Razka-Dewez. Agullo, 537 p., 22 €


Le roman s’ouvre en août 2005 : la jeune sous-inspectrice Amaia Salazar, héroïne des livres précédents de Redondo, est en stage aux États-Unis, à Quantico, siège du FBI. Repérée pour son intuition par son directeur de formation, Aloysius Dupree (lui aussi déjà connu de nous), elle va participer à une enquête impromptue. En effet, Dupree cherche à mettre fin aux meurtres de familles entières perpétrés par un serial killer qui passe à l’action à chaque fois qu’une catastrophe climatique se déchaîne. Et justement, ne voilà-t-il pas que l’ouragan Katrina s’annonce en Louisiane !

Nous partons donc pour des aventures à La Nouvelle-Orléans et dans les bayous environnants. Le récit du déroulement du cataclysme, l’évocation de la ville inondée, dévastée, abandonnée des pouvoirs publics et en partie livrée à la criminalité, sont en tous points remarquables. Le reste du livre est plus banal : traque du criminel sur fond de psychologie de groupe (l’équipe des policiers) ou d’individus (Amaia, le serial killer), d’ethnologie à la Tintin (les croyances du Baztán et celles des cajuns), de « female empowerment », le tout interrompu par des chapitres rocambolesques de flashbacks (les traumatismes d’enfance de l’enquêtrice). Pourvu que le lecteur ne trouve rien à redire à la doxa du jour en matière d’analyse des âmes et d’idéal féminin, pourvu qu’il accepte un gothique enthousiaste mais cacochyme, il sera satisfait.

Suspense (38) : Dolores Redondo et Wojciech Chmielarz

De son côté, le roman de Wojciech Chmielarz a reçu le prix du Gros Calibre (sic) dans son pays, la Pologne. Et gros calibre, il l’est, avec ses 537 pages et sa parfaite maîtrise des sujets abordés et des stratégies polaresques. Dans Les ombres, la femme et la fille d’un gangster sont retrouvées assassinées ; l’arme du crime laissée sur place est celle d’un collègue de Mortka qui clame son innocence. L’inspecteur décide de lui venir en aide. Parallèlement, l’adjointe de Mortka, la Sèche, s’est lancée dans la poursuite de violeurs et d’assassins de jeunes hommes, qui se trouvent être des personnages très haut placés. Mortka et la Sèche, sachant que la hiérarchie policière leur mettra des bâtons dans les roues, joignent leurs forces pour enquêter, tandis que, dérangés par leur obstination, d’importants messieurs du monde des affaires et de la pègre décident quant à eux de montrer les muscles.

Chacun dans Les ombres est menacé et menaçant, poursuivi et poursuivant. Mortka et la Sèche, au prix de pressions et d’alliances bizarres, par exemple avec un grand « boss » du crime de Varsovie, parviendront à résoudre les mystères, et à se tirer d’affaire. Pour finir, après un pétaradant guet-apens dans un ancien centre de commandement atomique caché dans les bois (qui laisse sur le carreau la plupart des protagonistes sauf nos deux héros), presque toutes les affaires sont résolues. Le lecteur en sort pantelant.

Suspense (38) : Dolores Redondo et Wojciech Chmielarz

Wojciech Chmielarz © Wojtek Rudzki

Chmielarz s’y connaît en action, en critique sociale et politique, en ironie (voir les drolatiques scènes de colocation entre des étudiants… un policier et un gangster – ces deux derniers incognito !). Si le livre résout dans les dernières pages les deux crimes du début avec un brin de désinvolture, cela n’a aucune importance, car l’intérêt s’est déplacé au fil de l’histoire vers les inventives stratégies du persévérant duo policier et les contre-attaques de ceux qui sont menacés par lui. Bref, Les ombres est de bon calibre ; il laisse instruit et réjoui.

Bandeau jaune à prévoir pour les éditions Agullo : « Wojciech Chmielarz est-il le nouveau roi du polar à l’Est ? » Sans doute, puisque le « roi » polonais précédent, Zygmunt Miloszewski (dont il faut lire l’excellente trilogie consacrée au procureur Teodore Szacki), a décidé il y a quelques années de ne plus écrire de romans policiers.

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