Une esthétique de l’existence

Dans ses mémoires, le Congolais Séverin Mouyengo relate quarante-huit ans de vie dans la SAPE, la « Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes », ce mouvement né entre Paris et le Congo-Brazzaville à la fin des années 1960. Longtemps et encore aujourd’hui regardé comme relevant d’un « folklore africain », le monde des sapeurs éclaire pourtant remarquablement l’histoire collective des villes africaines. Séverin Mouyengo nous emmène au sein de la jeunesse congolaise, dans ses coulisses, loin des uniformes militaires qui régnaient alors. S’y dévoile aussi une manière singulière d’inversion du stigmate du colonisé.


Séverin Mouyengo, Ma vie dans la Sape. Texte établi et préfacé par Manuel Charpy. Librairie Petite Égypte, 192 p., 17 €


L’historien passeur Manuel Charpy l’indique dans sa préface, Ma vie dans la Sape est un ouvrage né de la détermination d’un homme à inscrire cette histoire en dépit des nombreux obstacles rencontrés. Séverin Mouyengo avait en effet rédigé un premier manuscrit qu’il avait confié en 2003 à un ami qui partait en Europe. Le texte fut perdu et, en 2017, l’auteur décida de reprendre ce travail de mémoire, sans doute poussé par l’intérêt de plus en plus grand des maisons de mode du monde entier pour ces étranges « sapeurs », mais surtout par le souci d’inscrire ces personnages dans le récit de l’histoire contemporaine du Congo.

Ma vie dans la Sape, de Séverin Mouyengo : une esthétique de l'existence

« Mars 2019, avenue de la Gare routière, Bacongo. Le Salopard de la sape Séverin jouant avec sa veste du genre Aristotes à la manière d’un cerf-volant. » © Collection particulière Séverin Mouyengo.

L’histoire de la mode et celles de la politique et du postcolonial se croisent ici de façon exemplaire. C’est conscient de toutes ces dimensions que les éditions de la Librairie Petite Égypte, situées à Paris, au beau milieu du Sentier, ont pris l’initiative de publier l’ouvrage. En 2019, la maison avait fait déjà paraître une édition – augmentée des mémoires d’un déporté devenu confectionneur, Guy Vasseur – d’un des rares textes sur l’histoire de ce quartier parisien de la confection, 36, rue du Caire et d’Alexanderplatz au Sentier de Nadine Vasseur.

Le texte de Séverin Mouyengo commence par un rite d’initiation ; à l’âge de quinze ans à peine, il est invité par l’un de ses frères germains à une première « fête ritualisée » dans un dancing-bar de Brazzaville, mal aimé de la puissante Union des jeunesses socialistes proche du commandant Marien Ngouabi qui a pris le pouvoir en 1968. Voilà notre héros soumis pour la première fois au regard des sapeurs, et Séverin de se sentir alors « ngaya », au plus bas de l’échelle de la Société des ambianceurs. Pas de quoi dégoûter le jeune garçon qui, un soir suivant, repart en campagne, n’ayant rien laissé au hasard cette fois : ni le costume, ni la chemise, ni les chaussures, jusqu’à un paquet de cigarettes Benson & Hedge…

Cette nouvelle sortie est l’occasion pour lui d’éprouver le regard des femmes. Car s’il s’agit d’une société d’hommes, les « filles » ont un rôle dans ces soirées. Ni accessoires, ni maitresses de cérémonie, elles représentent la preuve de l’élégance. Mais, dans les albums photographiques qui conservent la mémoire des grandes heures de la Société, ce sont des hommes qui figurent sur les clichés, solitaires ou en groupe – l’édition fait une large place à ces photographies et chacune est commentée par Séverin Mouyengo, elles ne constituent pas une simple illustration mais forment comme un récit parallèle.

Ma vie dans la Sape, de Séverin Mouyengo : une esthétique de l'existence

« 19 juillet 2019 avec Vernon Benny, mon fils, venu pour deux semaines de vacances. Redingote du genre Carlson et chapeau (haut de forme) du genre Dobell. » © Collection particulière Séverin Mouyengo.

Au fil de courts chapitres, avec humour souvent, l’auteur nous fait partager la vie de la jeunesse citadine congolaise ; on découvre aussi le rapport que ces jeunes hommes entretiennent avec la mode occidentale ; il ne s’agit pas de la copier ni de la contrefaire mais de se l’approprier individuellement. Ce que Séverin Mouyengo invente avec ces « fringues » des grands couturiers français, italiens, anglais, c’est un « style » qui constitue un véritable mode de vie. Chaque instant de l’existence des membres de la Société est centré sur la constitution d’une collection de vêtements, véritable trésor à partir duquel on compose ses tenues. En ce sens, c’est une vie d’artiste que ces mémoires relatent. L’exclusion de l’auteur du système scolaire renforce un peu plus son amour de la Sape : « j’étais désormais libre et c’était l’occasion ou jamais de saper, toujours saper, saper sans encombre ». Chaque sortie est un événement et toutes les ressources, y compris familiales, doivent contribuer à l’enrichissement de la collection.

L’arrière-plan de ce monde de la sape est l’immigration vers la France, et les politiques migratoires de plus en plus dures qui sont mises en place. La chronologie qui clôt l’ouvrage met bien en évidence l’importance des lois nouvelles en Europe limitant cette porosité entre le Congo et la France (notamment, en juillet 1974, l’arrêt de l’immigration pour motif économique). Séverin Mouyengo tente à deux reprises de venir en France. Il consacre de longs développements à cette volonté de voyage parisien car « voir Paris et mourir » était le credo du sapeur. En décembre 1974, n’ayant pas la possibilité de partir directement de Brazzaville ni du Zaïre voisin (l’actuelle République démocratique du Congo), ni par le Gabon ou l’Angola où les papiers pour les formalités de voyage étaient plus faciles à obtenir, « l’aventurier » s’embarque à Pointe-Noire, à plus de 500 km de la capitale. Il travaille sur le port mais fréquente là aussi les sapeurs et leur fêtes, occasion de grimper les grades de la Sape (Président, Sénateur, Maire, Ambassadeur), les plus élevés des sapeurs étant dits « Parisiens », car pratiquant la sape en résidant à Paris.

Le voyage pour arriver à « l’Eldorado » n’était pas sans risque et nombre de jeunes gens y avaient perdu la vie. Séverin Mouyengo échoue, il est découvert avec ses camarades clandestins avant même que le navire ne quitte le port. Et le sapeur de poursuivre sa carrière à Pointe-Noire, puis à Loubomo, la troisième ville du pays, nommée ainsi entre 1975 et 1991 (actuellement Dolisie), où il reprend des études tout en consacrant tout son temps libre à la Sape. Au milieu des années 1970, Séverin Mouyengo rentre chez lui à Brazza où il devient l’une des grandes figures des sapeurs, « un salopard de la sape ». Il obtient un poste aux Eaux et forêts qui lui garantit un salaire et surtout des ressources pour satisfaire son unique passion : s’habiller. L’auteur décrit en détail les divers moyens pour acquérir de nouveaux vêtements : soit il les faisait venir par des amis qui vivaient à Paris, soit ces derniers faisaient des « descentes » à Brazzaville pour en acheter, les stewards des compagnies aériennes pouvaient aussi être des convoyeurs. Localement, des achats étaient aussi possibles dans des magasins d’habillement réputés, le vol constituant un dernier recours.

Ma vie dans la Sape, de Séverin Mouyengo : une esthétique de l'existence

Nœuds papillon, Madibou, banlieue de Brazzaville (2020) © Collection particulière Séverin Mouyengo.

Cette passion pour les habits n’est pas une simple affaire d’apparence, elle est la possibilité de changer d’identité au sein de la société : moyen d’expression corporelle, le port du vêtement de confection est une manière de se déplacer socialement. Peu importe la profession, peu importe l’origine, c’est le style qui constitue l’identité. Or, plus cette identité est multiple, plus elle est diverse, plus elle est remarquable. Il ne s’agit nullement d’une hybridation entre deux cultures, mais bien d’une forme d’invention d’une identité sensible et inédite, fruit d’une situation historique : la relation violente entre l’Afrique centrale et l’Europe.

La collection de vêtements apparaît en cela comme un trésor qui garantit la possibilité d’un devenir pour le sapeur. Il conserve dans des sacs, sur des portants et dans des valises ces centaines de pièces. En 1998, l’intensité des combats entre le président Pascal Lissouba et les Ninjas du maire de Brazzaville avec les milices de Denis Sassou Nguesso (l’actuel président), appuyées par l’armée angolaise, menace la vie de Séverin Mouyengo et de sa famille. Le sapeur décide de partir. Creusant un immense trou dans le jardin de sa maison, il enterre sa garde-robe pour, croit-il, la conserver. À son retour, fin 1999, son trésor a été entièrement détruit par l’humidité. Et le sapeur de se lancer dans la constitution d’une nouvelle collection, profitant de l’intérêt des Occidentaux mais aussi des Japonais pour cette esthétique de l’existence. C’est tout l’intérêt du livre de Séverin Mouyengo : il constitue un formidable autoportrait d’une génération qui, dans le chaos de la mondialisation, inventa des formes d’identité jouant sur les décalages, les télescopages et les collages. Et si parfois le lecteur se perd dans la galerie de personnages qui habite ces pages, c’est pour mieux mesurer à quel point cette poétique échappe, combien elle est fondamentalement rebelle aussi.

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