À la découverte de philosophes méprisés  

Il est convenu d’entendre le chant du cygne de la philosophie antique au IIe siècle de notre ère. Après Épictète et Marc Aurèle, il ne faudrait plus considérer comme pensée vivante que celle des chrétiens. Au lieu de percevoir l’éclat d’une brillante philosophie grecque entre le IIIe et le Ve siècle, on fait comme s’il n’y avait là que l’ultime décadence d’une pensée moribonde. La raison ou les dieux de Pierre Bouretz a le mérite de faire découvrir la grandeur de ce mouvement philosophique.


Pierre Bouretz, La raison ou les dieux. Gallimard, 608 p., 30 €


Un des paradoxes de l’affaire est que les principaux lecteurs de ces divers auteurs qui ont refusé le christianisme sont justement des chrétiens. C’est à l’Institut catholique de Paris (« la Catho ») qu’on a le plus de chances de rencontrer un spécialiste de Proclos – dont le nom grec a été latinisé au Moyen Âge par ses lecteurs catholiques. L’Église a trouvé là des penseurs dont le supposé mysticisme lui paraissait familier. Il se trouve de surcroît qu’avec La Cité de Dieu d’Augustin, le texte le plus influent dans l’Église médiévale aura été le corpus de traités connus sous le nom pseudépigraphe de Denys l’Aréopagite. L’auteur de ces traités a traduit en langage chrétien le système proclien, moyennant quoi l’Église a reconnu dans « Proclus » une inspiration proche de la sienne.

La mauvaise réputation des philosophes globalement qualifiés de « néoplatoniciens » tient d’abord au fait que la plupart de leurs textes se présentent sur le mode du commentaire, qui passe pour une forme décadente. En outre, ils sont suspectés d’entretenir une relation trouble avec des formes de religiosité qui nous sont devenues incompréhensibles et donc nous choquent. Sur le premier point, on pourrait répondre que le commentaire est un trait général du mode de pensée de cette époque qui a aussi vu l’éclosion du mouvement talmudique et celle des Pères de l’Église. Pourtant, ni les talmudistes ni les fondateurs de la doctrine chrétienne ne sont perçus comme décadents, au contraire. Les néoplatoniciens font avec le texte platonicien ce que les talmudistes font avec la Torah et les Pères de l’Église avec l’enseignement christique.

Le deuxième point fait l’objet de La raison et les dieux. Pierre Bouretz avoue d’emblée que la religiosité d’un Jamblique (début du IVe siècle) lui est incompréhensible : comment admettre que l’on se présente comme philosophe et que l’on donne dans ce qui nous apparaît comme une sotte superstition ? Le problème serait sans gravité si ce n’était qu’un aspect secondaire de la pensée d’un auteur respectable : Bergson croyait bien aux fantômes. Mais l’influence de la religiosité jamblichéenne aura été considérable, pas seulement sur l’empereur Julien et sur des Orientaux volontiers décrits comme portés à l’irrationalisme. La question pourrait être réglée en disant qu’avec Jamblique le néoplatonisme se constitue en religion alternative au christianisme.

Mais Bouretz a conscience que les choses sont un peu plus délicates et il fait l’effort de traiter ces divers auteurs comme les esprits subtils qu’ils sont bel et bien. On pourrait déjà les absoudre en comparant leur religiosité à celle des chrétiens qui croient à la possibilité des miracles – on constaterait alors que même Jamblique ne croit pas aux miracles. Le problème qu’en revanche il pose est celui de la prière et, plus généralement, de la pratique religieuse, autant de manières de croire qu’un être humain a le pouvoir d’infléchir la volonté divine. N’y a-t-il pas dans cette théurgie un scandale pour la raison ? Cette question est au cœur de la controverse entre Porphyre et Jamblique, qui constitue le cœur du livre de Bouretz.

Son approche tranche avec celle à laquelle sont accoutumés ceux qui s’intéressent de près à cette tradition philosophique, qui reste pour beaucoup un champ pour amateurs d’érudition. Cela commence avec l’établissement des textes, en grec d’abord puis, éventuellement, en traduction dans une langue moderne. Il y a un demi-siècle, les éditeurs de la Théologie platonicienne de Proclos pouvaient écrire que la précédente édition de ce livre majeur datait de 1618. Ils étaient fondés à dire que le sujet n’était « pas rebattu ». Depuis lors, le terrain a été défriché mais la tâche n’est pas encore achevée. Il n’est donc pas surprenant que la quasi-totalité des publications récentes – qui se sont multipliées depuis le début de ce siècle – relèvent encore de l’érudition.

La raison ou les dieux, de Pierre Bouretz : des philosophes méprisés

Dialogue imaginaire entre Averroès et Porphyre dans « Liber de herbis » (XIVe siècle)

Pierre Bouretz est un des rares à se hasarder sur un terrain proprement philosophique. Le lecteur déjà informé de la matière ne doit donc pas s’étonner de retrouver la trace de travaux aussi déterminants que ceux de Pierre Chuvin ou de Michel Tardieu, ni de rencontrer une locution comme celle de « sagesses barbares » popularisée par Momigliano. S’il ne se donne pas pour érudit, Bouretz ne dissimule pas ces emprunts. Il fait plus qu’en indiquer les sources, il les discute et les commente dans des notes très développées dont l’ensemble compose une sorte de second livre, parallèle au premier et plus volumineux. Si ces longues notes lui font perdre le fil du raisonnement, le lecteur finit par choisir auquel des deux livres il doit se consacrer, quitte à changer d’option en même temps que de chapitre.

Dans sa portée la plus générale, la question philosophique qui intéresse Bouretz porte sur la religiosité en tant qu’elle diffère de la rationalité. Il ne s’agit pas tant de savoir s’il peut exister des êtres susceptibles d’être caractérisés comme divins que de penser les relations que les êtres humains sont susceptibles d’entretenir avec eux, par l’observance de rituels, la pratique de la prière et des sacrifices. Plutarque, qui était aussi prêtre d’Apollon à Delphes, marque bien la différence des deux questions et tient pour essentielle l’observance des « rites traditionnels ». Étant admis qu’existent des religions au sens de cet état d’esprit et de ces pratiques, reste à déterminer ce qu’il en est de leurs relations avec la philosophie – rationnelle par définition.

Aussi surprenant que cela puisse paraître à un rationaliste, les cas se rencontrent de physiciens dont la pratique scientifique satisfait à toutes les exigences de la rationalité et qui sont aussi des esprits religieux susceptibles d’accorder foi au discours de prêtres parlant de miracles et de résurrection des morts. Rationalistes la semaine dans leurs laboratoires, religieux le dimanche. Sans doute voient-ils là deux domaines disjoints relevant de logiques différentes, la raison et le concept d’un côté, le sentiment et le symbole de l’autre. L’important est qu’ils séparent clairement les deux démarches. Un exemple célèbre était l’abbé Georges Lemaître, un des principaux pionniers de la cosmologie dynamique du XXe siècle, le premier théoricien de l’expansion de l’univers. Malgré l’insistance de Pie XII, il mettait l’accent sur la stricte séparation entre son travail scientifique et ce qui ressortissait à sa foi catholique. Quelle confiance accorderaient ses patients à un médecin catholique qui mettrait en avant sa foi dans la résurrection des morts ? Ils auraient lieu de craindre que tout ne soit pas entrepris pour sauver leur vie terrestre. Cette stricte séparation, un philosophe ne peut pas la faire sans tomber dans la contradiction pure et simple. Il lui faut donc choisir entre l’exercice de la raison et une observance de rites qui s’apparente à la superstition. Un philosophe ne peut pas être superstitieux – et voilà que Jamblique paraît violer cet interdit.

Dans ces conditions, la solution la plus simple était d’exclure du champ de la vraie philosophie ce Syrien superstitieux par qui arrivait le scandale intellectuel. Quand, au siècle suivant, Proclus, directeur de l’école platonicienne d’Athènes, s’inscrit dans la lignée de Jamblique, on ne peut voir en lui une sorte d’original peu sérieux tant est manifeste sa puissance intellectuelle. Mais comment admettre que des philosophes qui n’ont pas l’air médiocres puissent s’engluer dans cette boue ? Il faut concéder que les choses sont un peu plus subtiles qu’elles ne paraissent et qu’un philosophe peut sans déchoir admettre dans son champ la présence d’une théologie, pour reprendre le titre du grand livre de Proclus, voire d’une théurgie.

Comme souvent depuis que Platon a forgé le mot philosophie pour marquer l’impossibilité de répondre de façon pleinement satisfaisante à certaines questions, la voie est celle du compromis, lequel commence avec l’écriture de dialogues qui miment la parole non écrite. Du texte platonicien, certains retiennent plutôt les parties dialectiques et d’autres celles qu’il est convenu d’appeler mythiques. C’est de ce côté que l’on trouvera des formules proches de la religiosité.

Bouretz constate une propension à la religiosité chez les néoplatoniciens. Il associe cette nouvelle et troublante conception de ce que peut et doit être la philosophie à une ouverture de ces penseurs grecs vers des cultures étrangères, qu’il appelle les « sagesses barbares ». Même si l’on ne peut nier une telle ouverture, il est difficile de lui attribuer l’importance que dit Bouretz. Tout d’abord parce que ces penseurs vivent dans l’Empire romain, un espace politique unifié depuis un demi-millénaire. Pour la partie orientale de l’Empire – celle de langue grecque – l’unification date d’Alexandre le Grand, à la suite de qui ont été installées, tant en Asie mineure qu’en Égypte, des dynasties grecques, les Séleucides et les Lagides. Entre le IIIe et le Ve siècle, on ne se vit pas comme Grec pour être né du côté d’Athènes mais parce que l’on parle grec. On reconnaît pour capitale intellectuelle Alexandrie, une métropole aussi grecque qu’égyptienne et juive. Et l’on voyage. Plotin est né et a étudié à Alexandrie, avant de partir pour Rome où il a enseigné en grec. D’origine constantinopolitaine, Proclus a étudié à Alexandrie avant de venir dans la toute petite ville de province à laquelle se réduisait Athènes. Les Syriens Porphyre et Jamblique ont voyagé dans l’Empire. Si Proclus se veut « hiérophante du monde entier », c’est parce qu’il s’intéresse aux particularismes cultuels de régions qu’il ne dit pas « barbares ». Il a plutôt le regard d’une Jeanne Favret-Saada partant étudier la sorcellerie dans le bocage normand.

Il faudrait d’ailleurs s’entendre sur le mot « barbare » sans porter sur les Grecs le regard des post-colonial studies. L’usage de ce mot n’entrainait pas le mépris que nous lui associons ; il s’appliquait simplement à ces étrangers qui ne parlaient pas grec, tandis que l’on qualifiait de xenoi les Grecs issus d’une autre cité, qui, du temps de Platon, pouvaient être siciliens ou ioniens.

On peut penser que la religiosité de Jamblique était due à son origine syrienne, à condition de ne pas oublier que Porphyre, beaucoup plus méfiant envers la superstition, n’était pas moins syrien et que tous deux étaient hellénophones. Quand ils s’amusent à se présenter comme des sages égyptiens, leur référence n’est pas le paysan du Nil mais une culture prestigieuse perçue déjà par Platon comme plus ancienne et donc plus authentique.

Est-ce vraiment cette curiosité intellectuelle qui explique leur religiosité ? Celle-ci est-elle plus irrationnelle que le christianisme affiné à ce moment par les théoriciens fondateurs que nous connaissons comme étant les Pères de l’Église ? La démarche est tout autre. On est ici devant un problème philosophique essentiel que résume la notion de théurgie : la pratique de la prière et l’observance des règles rituelles peuvent-elles influer sur la volonté divine ? Le nier revient à de l’athéisme.

Les théoriciens chrétiens s’efforcent d’élaborer une philosophie compatible avec la thématique de l’Incarnation et de la Résurrection. Pour les derniers penseurs de la tradition antique – ils ne se disent pas « païens » mais « grecs » – c’est l’universalité qui importe. Non celle d’une vérité unique que tous devraient partager, mais celle qui réside dans l’infinie variété des pratiques religieuses, y compris celles qui choquent la raison. C’est une chose que des lecteurs de Lévi-Strauss doivent pouvoir comprendre.

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