Cette phrase, à l’origine incertaine, demeure dans les esprits ; pour preuve, elle fut reprise par les Gilets jaunes comme un slogan. Rennes, ville longtemps jugée « somnolente », connut en effet les débuts de la Révolution française, le procès en révision de Dreyfus, la destruction du parlement de Bretagne lors d’une manifestation de pêcheurs en 1994… Toutefois, la formule illustre bien davantage le grand incendie qui ravagea la ville en 1720. L’ouvrage collectif des Presses universitaires de Rennes a le mérite de combiner les qualités du « beau livre », riche d’illustrations choisies, avec une succession de chapitres savants, et non moins plaisants, sur tous les aspects de la catastrophe : policier, sociétal, politique, social, architectural et artistique.
Gauthier Aubert et Georges Provost (dir.), Rennes 1720. L’incendie. Presses universitaires de Rennes, 328 p., 45 €
En cinq jours, le feu détruisit 32 rues et 945 bâtiments ; s’ensuivra un des plus gros chantiers de l’Europe du XVIIIe siècle, qui transforma la cité médiévale aux maisons de bois en une capitale provinciale admirée, à l’architecture de pierre. La catastrophe est considérable, et la malchance, vraiment, s’en est mêlée. Elle survient un dimanche soir, vers minuit, juste avant Noël, dans la nuit du 22 décembre. Les ouvriers du bâtiment appelés en cas de feu, considérés comme des fêtards et des ivrognes, dorment profondément ; les officiers de police ou de la ville ne se présentent pas ; le vent est « impétueux » et changeant ; les maisons sont bâties souvent dans des ruelles et hautes (trois ou quatre étages) ; les greniers sont garnis de fagots pour l’hiver ; les fontaines n’ont pas la quantité d’eau nécessaire… Rien n’est vraiment prévu pour pallier un incendie puisque, étonnamment, il ne s’en est pas produit d’important depuis longtemps. Lorsque le feu prend, les habitants de Rennes se préoccupent davantage de sauver ceux de leurs biens qui peuvent l’être que de l’éteindre. Personne n’imagine, à ce moment-là, que le sinistre durera cinq jours, s’étendra du parlement à la cathédrale Saint-Pierre (les deux monuments seront toutefois épargnés) et descendra, au sud, jusqu’à la rive de la Vilaine.
Pour illustrer ce désastre, nous ne disposons que d’un dessin et d’une aquarelle, œuvres de Jean-François Huguet, visiblement plus architecte qu’artiste. Le dessin a cependant le mérite de montrer, alors que les toits s’embrasent, les habitants qui jettent par la fenêtre les biens et « les papiers » – le secteur comprend nombre de résidences de parlementaires, de juristes et de riches négociants – en s’efforçant de les sauver du brasier, des charretiers sans scrupules et des voleurs. La solution qui provoquait bien des réticences s’imposera : il faut détruire des maisons pour arrêter l’incendie. On reprochera à certains couvents d’avoir mobilisé du personnel afin de démolir les bâtisses qui se trouvaient autour d’eux. Il fallait s’y résoudre car même les murs en pierre de beaux hôtels particuliers n’ont pas fait barrière au feu.
Alors que l’on sait peu de choses sur l’origine du sinistre, la rumeur court. Le menuisier chez qui le foyer a pris, puisque « tous les ouvriers bretons s’enivrent pendant les fêtes », est un « Yvrogne » irresponsable qui a omis de balayer les copeaux de bois ; il a voulu tuer sa femme ; les soldats appelés pour éteindre le feu sont des incendiaires, les voleurs également. Le complotisme de l’époque est à la manœuvre : l’incendie est commandité par le duc de Chaulnes, représentant du roi en Bretagne à l’époque de la révolte du Papier timbré, ou par le maréchal de Montesquiou, assurant la même fonction lors de l’exécution de Pontcallec. Ils veulent se venger des vexations qu’ils ont subies. Le régent, Philippe d’Orléans, est également accusé car il craindrait un parlement épris d’indépendance et une noblesse turbulente entretenant des liens avec l’Espagne. Ces soupçons sont les signes patents d’une défiance profonde envers un pouvoir monarchique qui cherche à s’immiscer dans la province. Plus tard, on dénoncera même une vengeance du roi… qui n’avait pourtant que dix ans !
Malgré l’intensité de l’incendie, seuls deux édifices religieux disparaissent. D’aucuns regrettent que la cathédrale n’ait pas été détruite car sa démolition, à cause de sa nef lézardée, est prévue depuis 1702 ; par comparaison, l’incendie de Londres de 1666 avait dévasté 87 églises. Un regard profane pourrait arguer de l’efficacité des destructions préventives et du fait que les édifices religieux se soient trouvés à la périphérie de la zone. Pourtant, les esprits religieux voient un miracle dans la cessation du feu le sixième jour. La ville étant connue pour ses « désordres nocturnes », l’ombre de Sodome et Gomorrhe se profile. Certains jurent d’ailleurs avoir vu le feu tomber du ciel sur le clocher de la chapelle Saint-James qui abritait l’une des plus belles cloches de France. Néanmoins, les rivalités de préséance entre parlement, chapitre, municipalité et évêque empêchent la constitution d’une marche officielle de la communauté destinée à remercier la Vierge. Cet effacement institutionnel sera compensé par les initiatives de particuliers qui disposent des statues de la Vierge dans des niches sur les façades des maisons, statues qui, pour beaucoup, existent encore aujourd’hui.
L’incendie de Rennes fait peu de victimes, mais 8 000 personnes sur 40 000 habitants se retrouvent sans logement. La partie sinistrée étant plus mixte socialement qu’on ne le croit généralement, nombre d’artisans et de marchands sont ruinés. Les élites déplorent la perte de bibliothèques, de meubles, de tableaux, d’objets rares, sans oublier « des marchandises fines de Chine et du Japon ». Les secours d’urgence arrivent rapidement ; le régent donne même 30 000 livres. Les couvents et établissements religieux accueillent les sans-abri, ce qui améliore leur image car la superficie qu’ils occupent en ville semble à beaucoup exagérée. Contre la loi, il est autorisé de construire des baraques provisoires… dont il subsiste quelques spécimens encore aujourd’hui, rue de la Visitation. On craint, en effet, le départ d’une main-d’œuvre devenue indispensable, en particulier pour le déblaiement qui se révèle fastidieux et dangereux. Seules 1 500 personnes quitteront la cité. Cependant, la bataille du relogement va durer des décennies.
Pour la reconstruction, l’ingénieur militaire Isaac Robelin trace des rues rectilignes et réorganise les îlots de façon géométrique. On prévoit des fontaines et un système d’égout. Les espaces publics étant majorés, la superficie des propriétés est amoindrie. Il semble toutefois que la concentration du patrimoine foncier favorise les plus aisés au détriment des artisans. Encore que la géographie sociale ait moins changé que le paysage urbain, la reconstruction ayant simplement accusé des écarts qui préexistaient. Le sous-sol rennais étant d’une « navrante pauvreté », il faut toute une logistique, en particulier fluviale, pour acheminer les matériaux nécessaires. Idée nouvelle : les propriétaires se constituent parfois en société, ce qui permet de mieux définir les parties communes et leur usage, tout en regroupant des capitaux.
Parlement et municipalité n’ont guère de pouvoir face au conseil royal et à son intendant, Feydeau de Brou, qui organise la reconstruction. Celle-ci va durer un siècle. Les relations entre Robelin, qui voit grand et n’entend pas dialoguer, et la Communauté de ville sont si exécrables que l’ingénieur démissionne. L’architecte Jacques Gabriel le remplace. Il est plus conciliant et se voit encouragé par le comte de Toulouse, bâtard reconnu de Louis XIV, qui déclare : « en matière de bâtiments publics, on ne saurait faire ni trop grand ni trop beau ».
Un style rennais apparait avec de sobres bâtiments de pierre pourvus d’élégantes ferronneries et parfois de décors sculptés. Pour les hôtels particuliers, on opte pour le modèle parisien, entre cour et jardin. La place Royale, devant le parlement, sera l’une des plus remarquables du royaume, et jouxte une autre place avec tour d’horloge et hôtel de ville. Les pierres de diverses provenances permettent un très heureux polylithisme. Ainsi, les dégâts furent tels que l’occasion de reconstruire une cité moderne – une vraie capitale régionale – est saisie, dans une certaine austérité propre à une ville plus de judicature que de commerce.
1720 fut une année douloureuse car, de chaque côté de la Manche, les bulles spéculatives de Blunt et de Law éclatèrent. Et trois navires furent tenus à l’écart au large de Saint-Malo, car, venant de Marseille, ils étaient suspectés d’être infectés par la peste qui ravageait la Provence. L’ambition architecturale servit-elle à compenser ces tristes réalités ? La ville, pourtant, ne s’est pas enrichie dans le cadre général d’une Bretagne marquant le pas (sauf Nantes), les élites misant trop sur le tertiaire (États de Bretagne et université). Ainsi, « la ville s’est épuisée dans une aventure peu productive et d’ailleurs inachevée ». Quoi qu’il en soit, ce bel ouvrage suscitera le désir d’arpenter la cité avec des yeux plus avertis et plus attentifs.