Vers une nouvelle peinture d’histoire

Poursuivant ses réflexions sur l’image, un an après son livre L’imagement, Jean-Christophe Bailly propose dans La reprise et l’éveil d’évaluer « la chance d’une peinture d’histoire entièrement nouvelle » en partant de l’œuvre de Jean-Marc Cerino.


Jean-Christophe Bailly, La reprise et l’éveil. Essai sur l’œuvre de Jean-Marc Cerino. Macula, 125 p., 16 €


Un Essai sur l’œuvre de Jean-Marc Cerino par Jean-Christophe Bailly

« Maison en ruine, photographie anonyme de la collection de W. G. Sebald » (2017), collection particulière © Jean-Marc Cerino

Le travail de Cerino se réalise dans un atelier dont le maître d’ouvrage serait Walter Benjamin, ses manuscrits reproduits ici valident exemplairement l’expérience. Celle-ci procède en effet de la « reprise » de photographies anciennes et de leur « éveil » amorcé par un traitement pictural, accompagné par le texte de Jean-Christophe Bailly.

« Renversement (Corps de Mussolini et de Clara Petacci, pendus par les pieds) 2013, huile sur verre, huile iridescente et peinture synthétique à la bombe sous verre, 121,3 x 162,5 cm » : la légende de la figure 29 décrit ainsi le processus de cette représentation. L’image source date du 29 avril 1945. La reprise de Jean-Marc Cerino date de 2013, son recadrage retient, sur cinq cadavres pendus, ceux du dictateur et de sa maîtresse. Et le renversement puis la colorisation, un halo bleuté, transforment les trophées de la Libération en damnés d’un éther mémoriel. Le texte amorce un éveil historique. La reprise de l’artiste fait suite à la prise initiale, celle du photographe, l’éveil est aussi un réveil de l’événement. « Images lazaréennes », écrit Jean-Christophe Bailly : elles reprennent vie par le traitement iconographique et par les paroles qu’elles re-suscitent.

Un Essai sur l’œuvre de Jean-Marc Cerino par Jean-Christophe Bailly

« Découverte de tracés archéologiques, aéroport d’Heathrow, 1950 » (2015), collection particulière © Jean-Marc Cerino

Les images d’origine, ou source, appartiennent aux collections, à des fonds d’archives, on en connaît certaines, on les retrouve sur Internet (pour une vingtaine d’euros, cadre compris, Amazon nous propose le couple fasciste !). D’autres sont plus rares, voire inédites. L’ensemble forme un corpus dans lequel le sujet et le traitement pictural esquissent des genres. À Guernica, Varsovie et Dresde, dans les ruines post-guerre crépusculaires, la vie réapparaît d’abord par la présence des animaux, oiseaux, chien, moutons. Autre sujet, la déportation, des Roms et Sintis : scènes de gares captées (volées !) par leurs cerbères, dans lesquelles Jean-Marc Cerino introduit, subtilement, le sinistre label du IIIe Reich. On comprend que la nouvelle peinture d’histoire proposée dépasse la portée documentaire de la photographie ; elle oriente le regard et la pensée vers « la profondeur d’un vestige qui reviendrait trembler sur le fil de l’horizon ».

Des images inédites, et sans charge historique précise, frappent de perplexité l’observateur-lecteur. La figure 21 nous montre ainsi un col alpin occupé par un glacier encore vigoureux… Illusion : nous sommes le 2 octobre 2014, à 500 millions de km de la Terre. Jean-Marc Cerino a distingué une photo de la comète Tchouri survolée par la sonde Rosetta, qui avait quitté notre planète le 2 mars 2004. Mission européenne, prouesse technologique, qui ouvre à partir de ce caillou sidéral (et cabossé) de 4 x 5 km un horizon indéfini de réflexion. Au verso de cette carte postale, le texte de Jean-Christophe Bailly nous rappelle que Tchouri est aussi une ruine, celle du système solaire en formation. Notre curiosité, portée par l’ingéniosité de ce nouveau siècle, est en quête d’une préhistoire stellaire (on songe au texte de Benjamin « Vers le planétarium »). Un curieux engin de détection acoustique des avions, en 1918, tend ses cornets verts et vers le ciel, on pense à une invention du Professeur Tournesol !

Un Essai sur l’œuvre de Jean-Marc Cerino par Jean-Christophe Bailly

« Manifestation des Black Panthers, Chicago, 1969 (Hiroji Kubota) » (2017) © Jean-Marc Cerino

C’est l’histoire des idées qui est documentée et réveillée par un tirage au noir du manuscrit de Was ist Aura ? Issu des archives de Benjamin, ce texte d’exil est ici agrandi (138 x 90 cm) ; blanche sur noir, l’écriture contournée de l’auteur est « augmentée ». Mais son support intrigue : il s’agit du feuillet n° 211 d’un bloc-notes publicitaire de l’eau minérale San Pellegrino, promue par slogan « la meilleure de la table ». Trace de l’exil à San Remo, émotion vive, frizzante. Jean-Marc Cerino propose par ses tableaux « un certain partage de l’histoire », les textes de Jean-Christophe Bailly suivent cette invitation, le lecteur y voit un droit au ricochet, exercé à plusieurs reprises par l’auteur…

Soit la figure n° 11, « Le 17 juillet 1917 Petrograd ». Sur la perspective Nevski, des silhouettes blanches sur fond noir se dispersent autour d’un centre vide, des corps sont allongés au sol. Cette image correspond à la répression de la manifestation populaire du 5 juillet (calendrier julien). Jean-Marc Cerino a recadré le cliché original plus panoramique pour focaliser l’image sur la désintégration de la foule par les tirs de l’armée. La date du cliché original le situe dans le comput ancien, comme si l’obturateur avait eu une double détente, le 5 et le 17 juillet. L’auteur, Viktor Bulla, a été l’un des principaux photographes de la révolution dès février 1917. Il savait capter ce qui était mouvement : ses images ont été les matrices de celles des films d’Eisentein. Il a fait don au nouvel État de ses collections, il a été honoré pour cela. Témoin bolchévique, il est comme tel arrêté en 1938, déporté en Sibérie, et passé par les armes. Son sort est celui des corps allongés au sol en 1917. Le tirage au noir s’impose.

Un Essai sur l’œuvre de Jean-Marc Cerino par Jean-Christophe Bailly

« Appareil de repérage des avions par le son, 1918 » (2012) © Jean-Marc Cerino

Petit livre par son format, cet essai invite à des regards inventifs et à des lectures diagonales. Ricochets alignés ou bifurcations impromptues, on peut ouvrir par effraction nos « beaux livres » lestés d’archives, lesquelles ont du goût mais méritent un peu d’air et d’irrespect.

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