Le hasard nous a fait lire, coup sur coup, deux livres qui, s’ils diffèrent par bien des points, remettent au centre le plaisir de lire et la nécessité de restaurer une certaine empathie : le roman de Sébastien Ortiz le long de la ligne 11 du métro parisien et l’autobiographie de l’écrivain belge Patrick Roegiers.
Sébastien Ortiz, Châtelet-Lilas. Gallimard, 208 p., 18 €
Patrick Roegiers, Ma vie d’écrivain. Grasset, 240 p., 19 €
En ces temps pas très simples, alors que les confinements et les couvre-feux se succèdent, il est bon d’user de la littérature pour s’évader. Non par le biais de la fantaisie, d’un imaginaire débridé, d’une échappée, mais au contraire en entretenant un rapport différent à ce qui nous entoure. Il est bon de trouver dans la vie de tous les jours, dans les éléments de notre environnement – la ville, le métro, par exemple –, le moyen d’enfoncer un coin dans le réel, de s’en jouer, d’y inventer une circulation neuve, originale, heureusement divergente. C’est ainsi que, parfois, lire, se faire surprendre par une lecture, procure un plaisir véritable, préside à un sursaut, par le biais de la fiction, et offre une joie fort précieuse.
Châtelet-Lilas de Sébastien Ortiz s’avère une belle surprise, l’un de ces livres que, dans des temps de léger marasme, on lit comme on laisse fondre un bonbon dans le creux de la joue. Le titre correspond au trajet de la ligne 11 du métro parisien qui traverse du sud au nord la rive droite. Il était urgent que ce roman, reporté au moment du confinement de l’an passé, paraisse. Avant l’inauguration de la section du prolongement de la ligne qui – ceux qui baguenaudent dans les alentours de Belleville et remontent vers le XIXe arrondissement ne peuvent que remarquer ces travaux pharaoniques – en aurait dénaturé le circuit. Ce détour géographique qui situe cette ligne surchauffée, l’une des plus courtes de la capitale, semble nécessaire, car le livre de Sébastien Ortiz avance au gré des stations qui s’égrènent – chacune son chapitre – comme autant d’étapes d’une aventure minuscule, sorte de traversée d’un « mundus subterraneus ».
La trame en est apparemment d’une grande simplicité et obéit à un principe narratif malin et habile. Un conducteur de la RATP prend son service au petit matin et nous suivons le trajet de sa rame au rythme de sa montée permanente vers Les Lilas, comme glissés près de lui dans sa petite cabine à porte coulissante, emportés dans son quotidien. C’est que la ligne, ce voyage souterrain répété, s’est incorporée à lui, comme si elle était devenue toute son existence. « Comme si celle-ci était désormais une part de moi-même, la métaphore de mes désordres, comme si ce parcours réitéré sans cesse dans un sens puis dans l’autre s’étirait dans les méandres poivrés de mes entrailles, labourait le dédale de mon ventre. Je sillonne les tunnels […] à l’intérieur de mon corps. » On découvre, de son point de vue, son métier, ses aléas, sa technique, ses frayeurs, sa monotonie ; on partage son historiette d’amour rêvée avec la guichetière du bout de la ligne ; son parcours, sa vie d’avant, sa famille… Vu comme ça, le roman n’aurait évidemment qu’un intérêt assez médiocre. Car l’idée, poétique et jolie, de Sébastien Ortiz consiste à conférer à ce conducteur le pouvoir de percevoir, comme « un autoradio qui capte plusieurs stations en même temps lorsque l’on roule sur l’autoroute », les pensées de ses passagers, d’entrer par effraction dans leurs psychés diverses, de s’y extravaser en permanence.
Cocasse, incongru, réjouissant, ce procédé qui fait « entendre des voix » et « pénétrer par effraction dans la tête de tous les passagers » provoque la découverte d’une « étourdissante diversité ». Le récit progresse au gré des stations dont chacune est l’occasion de toutes sortes de digressions – sur l’histoire de la ville, du métro, sur Vidocq, un terrible incendie au début du siècle, des évènements politiques, les attentats de l’OAS, Jules Verne, sur la manière dont on vit nos vies trop vite… – qui organisent une circulation entre le souterrain et ce qui le surplombe, in abstentia et pourtant toujours présent. On se souvient de quantité d’histoires, d’événements collectifs, on questionne nos habitudes, nos impensés… Mais surtout on est emporté dans le maelström d’une multitude de micro-histoires, tantôt saisies sur le vif, tantôt qui se recoupent ou se chevauchent… On découvre un petit peuple souterrain, ses joies, ses difficultés : de jeunes sans-papiers perdus à une jeune femme qui rêvasse à sa sexualité, d’un Tzigane qui joue de son crin-crin à un gamin violoniste qui pense à son audition, d’un hipster qui pianote sur une application de rencontre homosexuelle à un Sénégalais nostalgique de la mer… On divague avec ce conducteur comme on capte des morceaux de la vie d’étrangers, on s’amuse de son érudition, de sa manière d’introduire dans toute chose des références mythologiques, on embarque pour une aventure assez délicieuse du quotidien. Et surtout, Sébastien Ortiz construit une belle expérience, diverse, riche, drolatique, qui rappelle l’extrême nécessité de l’empathie, d’un goût pour les autres, une manière de sortir de soi en regardant, en écoutant les autres.
Dans son nouveau livre, manière d’autobiographie partielle qui n’envisage l’existence qu’à l’aune d’un parcours d’écrivain, Patrick Roegiers, le plus parisien des romanciers belges, ordonne un rapport assez proche de celui de Sébastien Ortiz avec son environnement, son parcours, ses aléas. Le livre court de 1983, lorsque Roegiers s’exile à Paris, jusqu’à aujourd’hui, et raconte à la fois son installation dans le XVIIIe arrondissement, puis à Saint-Maur, derrière le bois de Vincennes, son amour pour cette ville et l’évolution de son parcours d’écrivain. Il confie ses doutes, ses désirs puissants, ses premiers essais, sa rencontre fondatrice avec l’éditeur « DR » (Denis Roche, dont il fait un superbe éloge ; et il s’amuse du sigle réservé aux droits des photographies), sa manière de travailler, ses habitudes, sa façon d’organiser son espace, décrit ses brouillons, ses recherches… Un vrai portrait de l’artiste au travail, une vraie vie d’écrivain racontée quelque part entre le Journal d’un écrivain en pyjama de Dany Laferrière et L’invention de Paris d’Éric Hazan… Mais écrit avec la verve si particulière de Roegiers (qui a donné le meilleur pour patiner un peu dans ses derniers livres), son goût de l’anecdote, son humour bravache, son appétit féroce pour l’existence, le travail, la langue, la peinture, la beauté tout simplement.
Ce qui frappe dans Ma vie d’écrivain, ce n’est pas la stricte matière autobiographique. Car, hormis son émigration et ses relations compliquées avec la Belgique, c’est une existence bien commune, avec les mêmes tracas et les mêmes plaisirs que pour tout un chacun. Non, ce qui compte, ce sont les relations permanentes que l’écrivain entretient avec son univers, la ville, les trajets, les lieux. Car pour Patrick Rogiers, relater sa vie n’est pas un exercice égotique mais une mise en relation de soi-même avec des figures. Autre forme d’empathie extrême mais qui se déploie, elle, dans le temps, dans l’épaisseur de notre mémoire des êtres et des œuvres. Conçu autour des étapes que constituent ses grands romans – on se souvient de Beau regard, du magnifique Géométrie des sentiments, de son fascinant Hémisphère Nord, de son grand œuvre sur le plat pays Le mal du pays ou du récit un peu foutraque de la rencontre de Joyce et Proust dans La nuit du monde –, le récit du parcours de l’écrivain propose une lecture par capillarité du réel, de l’expérience.
Et c’est ainsi un immense panthéon intime, grandiose et minuscule, qui s’échafaude. Avec l’énergie verbale hors du commun qu’on lui connaît, Patrick Roegiers nous frotte à ses figures majeures. Le livre glisse de Sartre et Beauvoir, des déambulations dans Paris conçu comme la géographie matricielle de l’écriture, à Raymond Radiguet (dont on ne se souvenait pas qu’il était de Saint-Maur), à Jacques Tati… C’est une cohorte ; c’est un cortège. On y croise dans un grand désordre, au gré des anecdotes, des lectures, des rencontres, une foule merveilleuse et bouleversante : Stefan Zweig, Flaubert, Stendhal, Barthes, Modiano y côtoient Pina Bausch, Michel Piccoli ou Hanna Schygulla… mais aussi Georges Perros, et Albert Cossery, Jacques Higelin et David Hockney, Anselm Kiefer et Manet, Italo Calvino et Nathalie Sarraute… On y retrouvera des voix, des goûts, des timbres, des couleurs qui nous affectent ou nous portent, nous replongent dans ce que nous sommes, ensemble. On y goûtera la joie de l’écriture folle et inspirée, roborative, de Roegiers sur laquelle plane l’ombre tutélaire du grand Rabelais, on s’enivrera d’images aussi, stupéfiantes. Du travail solitaire, à son bureau, Patrick Roegiers fait l’expérience même de l’existence, nous rappelant pourquoi l’on écrit, obstinément, pour vivre, parce que cela fait du bien, parce que l’on ne peut faire autrement… Peu importe au fond, il partage avec nous, non pas sa vie d’homme, mais le parcours d’un esprit, le gré d’une fantaisie, le plaisir de se connaître, tous, un peu mieux. Et cela fait un bien fou !