Sur ARTE, l’émission « Blow Up » propose d’entrer dans le cinéma par des thématiques aussi variées que le billard, l’anniversaire ou le cirque. Ses producteurs pourraient s’inspirer de L’ordinaire au cinéma, qui montre en quoi manger, monter et descendre des escaliers, aller au supermarché, en somme ce qui constitue notre quotidien, occupe une place importante à l’écran, révèle ce que nous sommes et éclaire la démarche des artistes. L’auteur, Arnaud Guigue, est un spécialiste de Truffaut que l’on ne s’étonnera pas de retrouver souvent cité.
Arnaud Guigue, L’ordinaire au cinéma. CNRS Éditions, 224 p., 22 €
François Truffaut filmait des héros qui se téléphonent, qui cheminent en se parlant, qui font leurs courses dans une supérette ou se retrouvent dans une automobile. Ce sont quelques-uns des motifs choisis par Arnaud Guigue. Il est un motif, cependant, que l’auteur de Baisers volés ne développait pas, celui du travail. On voit certes chez Truffaut des personnages travailler. Mais ils exercent des métiers un peu « enfantins » : l’un conduit des tankers en modèle réduit, l’autre manipule des maquettes de bateau, un troisième téléguide des hélicoptères. Et si Antoine Doinel exerce dix métiers au fil des divers épisodes de son histoire, ce sont des petits boulots qui ne requièrent pas de compétences techniques affirmées.
Mais l’ordinaire au cinéma, qu’est-ce que c’est ? La citation de Perec qui ouvre le livre est explicite. Elle est tirée de L’infra-ordinaire et Guigue l’applique au cinéma : « Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? »
Les films montrent « l’ordinaire intemporel » qui consiste à partager un repas ou à se trouver sous la pluie ; ils montrent ce que le progrès technique impose ou favorise, à travers le téléphone ou l’automobile ; comment il interroge le fait de se rendre aux toilettes ou au supermarché ; il s’attache au quasi-invisible : ouvrir ou fermer une porte, descendre ou monter des escaliers par exemple. Formé à la philosophie, Guigue est aussi spécialiste de la Nouvelle Vague et amateur de Vincent Delerm. Ce n’est pas anodin : on se rappelle peut-être la chanson sur Fanny Ardant, et, dans La femme d’à côté, le monologue de Mathilde, son personnage, sur la chanson d’amour, qui dit en peu de strophes la vérité des sentiments. Un film le fait aussi en montrant des convives à table ou descendant des escaliers. L’auteur de cet essai analyse ces actions de la façon la plus simple, sans jargon, sans chercher à compliquer les choses. Il prend appui sur des films, explique ce qui les différencie ou les oppose, ne va pas chercher du côté des symboles et autres commentaires psychanalytiques. Avec raison : ouvrir une porte ou la fermer n’est pas toujours à interpréter et ce qu’en fait Hitchcock dans La maison du docteur Edwards n’est pas le plus fort de son œuvre.
Mais va-t-on au cinéma pour voir l’habituel ? Les amateurs de films à grand spectacle, de fantastique, comme les cinéphiles les plus raffinés, ne le font pas. Clément Rosset ne voyait pas l’intérêt de retrouver sa coiffeuse dans un film de Rohmer. L’affaire est ancienne : Méliès et Lumière n’avaient pas la même visée. Les auteurs de L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat semblent l’avoir emporté, et pas seulement à travers le documentaire. Pour certains, l’ordinaire désigne ce qui est vulgaire, bas, alors qu’il est le commun, ce qui fonde l’humaine condition. Et Guigue le décline, de chapitre en chapitre.
Cet essai est clair, simple, et stimulant : on a envie de compléter avec ses propres exemples, de contredire l’auteur. Ainsi quand il choisit Rosetta, film qu’on peut trouver répétitif et ennuyeux, pour parler du travail chez les Dardenne, alors que dans Le fils les gestes du professeur de menuiserie prennent une autre importance. Mais, de façon générale, l’essai donne envie de revoir les films pour s’attacher à cet « insignifiant » apparent si révélateur.
Certaines explications sont amusantes. Rohmer filme à peine les repas : une salade de tomates occupe la table sans intéresser les convives qui parlent de Kant. Chabrol, au contraire, adore ces scènes autour de plats savoureux. Dans Que la bête meure, le repas que préside Jean Yanne révèle toute l’ignominie du personnage. Celui qu’offre Duchaussoy à Caroline Cellier (avec langouste et canard) dit tout autre chose. Mais un repas peut donner lieu à de multiples prises : les comédiens devront reprendre plusieurs fois du ragout, ou des plats raffinés. Ces prises couteront cher au producteur. Les repas ne font rien avancer chez Sautet ou Pialat. Ce sont pourtant des scènes d’anthologie, notamment l’arrivée du père à la fin du repas dans À nos amours. Les repas peuvent servir d’effet de miroir : ainsi entre le monde d’en haut et celui d’en bas dans La règle du jeu. Les domestiques qui dinent au rez-de-chaussée imitent les maitres, au premier. Ou les caricaturent. Ce jeu réflexif est à l’œuvre, mais autrement, dans les toilettes : les miroirs disent, ou pas, certaines choses.
Le téléphone est, pour qui aime le cinéma, un objet précieux, voire magique. Guigue distingue un avant et un après le portable. Des exemples tirés de Sacha Guitry, Louis Malle ou Claude Goretta montrent quel parti les metteurs en scène ont su tirer de cet objet. Aujourd’hui, on n’y fait plus attention. Les cabines téléphoniques, lieu par excellence de l’attente ou de la peur, ont disparu de nos rues. Chez Hitchcock, dans Les enchaînés, on retrouve ce que Guigue indique en introduction. L’auteur de Psychose ou de Soupçons distord l’ordinaire. Guigue montre très bien comment il le fait dans l’épisode des escaliers, qui, avec la musique de Bernard Herrmann, métamorphose Vertigo. Monter des marches ou les descendre n’est jamais anodin, que l’on soit détective, amoureux ou potentiel assassin.
Il est amusant aussi de noter que, jusqu’à ces dernières années, les hommes n’aimaient pas se déshabiller ou, pire, se montrer nus : nul n’a vu Gabin, Belmondo ou Ventura le faire ; Depardieu, Amalric ou Duris n’ont pas de ces pudeurs. Certaines situations ordinaires en disent bien plus sur la société, sur le statut changeant de l’homme et de la femme, que bien des discours ou analyses. Un autre exemple pourrait venir de Démineurs, le film de Kathryn Bigelow. Le héros a combattu en Irak. Rentrant chez lui, il se trouve dans un supermarché, complètement dérouté. Son ordinaire était fait de violence, de mort ; choisir un paquet de céréales fait de lui un étranger.
En lisant L’ordinaire au cinéma, on fabrique son anthologie, on se rappelle les films d’Ophüls aux nombreux escaliers montés et descendus par les personnages ; on revoit la séquence finale d’Another Year, un repas tranquille, qui réconcilie ; Joan Crawford descend l’escalier et s’arrête au milieu pour tenir en respect la foule des lyncheurs, dans Johnny Guitar. Et puis la pluie sème la pagaille chez les héros de Sautet, dans tous les films de Sautet. Un métronome rythme la dispute entre Édouard et Caroline, dans le film de Becker. On saute dans les décapotables sans avoir besoin de clé pour démarrer dans À bout de souffle, ou bien, comme Depardieu et Ardant, on réveille une passion fatale dans La femme d’à côté.
Bref, puisqu’il faut bien mettre un terme à la rêverie, voilà un livre qui donne à penser et à imaginer. Une critique cependant : le travail de correction a été fait à la va-vite. Stéphane Brizé s’appelle Brisé, un auvent se transforme en haut-vent et la chair devient chaire. C’est gênant. Mais gageons que les éditions successives que l’on espère corrigeront tout cela.