Philippe Sollers, c’est de plus en plus visible, se construit lui-même sa propre légende – titre de son dernier livre. On n’est jamais mieux servi que par soi-même ; et on le lui reproche beaucoup. Dans un autre volume, Agent secret, il « aggrave » son cas, puisqu’il rappelle (citations à l’appui) les nombreux éloges et encouragements qu’il reçut très vite des figures de la vie intellectuelle française de l’époque de ses débuts : François Mauriac, Louis Aragon, André Breton, Roland Barthes…
Philippe Sollers, Légende. Gallimard, 128 p., 12,50 €
Agent secret. Mercure de France, coll. « Traits et portraits », 200 p., 18 €
Agent secret, collection (que dirige Colette Fellous) oblige, est strictement un autoportrait accompagné de nombreuses photographies, dont certaines, rares, de l’auteur avec son fils David Joyaux ou en famille. On se souvient de l’extase de Sollers composant Femmes sur le toit-terrasse d’un immeuble à New York, pendant les duels McEnroe-Borg à l’US Open, et alors que sa femme, Julia Kristeva, donnait des cours à l’université de Columbia ; une photographie en témoigne. Sollers croit à la « science des lieux » : « Le lieu doit devenir une formule » ; l’écrivain avait su trouver la form(ul)e pour rendre l’énergie de la Big Apple dans la chaleur et l’excitation de la fin d’été new-yorkais. La joie, on le sait, est sa philosophie essentielle face au ressentiment contre le temps et son il était : « Joie, joyaux, pensez tout ce que vous voulez, mais la joie avant tout […] Se tenir à la joie est un principe de vie, une politesse, un savoir-vivre ».
Agent secret est un traité de savoir-vivre à l’adresse des jeunes générations, lesquelles, complètement perdues, car sans père (ce sera le thème majeur de Légende), feraient bien de lire toute l’œuvre. On sait que la famille Joyaux, pendant l’occupation allemande, écoutait les étranges messages de Radio Londres ; dès le début du livre, Sollers ponctue son autoportrait de semblables dépêches : « Le bonheur est possible. Je répète. Le bonheur est possible. » Il est tout à fait naturel que cette communication sur ondes courtes soit accompagnée d’une reproduction d’un charmant petit tableau d’Édouard Manet, Bouquet de violettes ; plus la gangrène le prenait (il perdra une jambe), mieux Manet peignait la beauté des fleurs et autres légumes précieux (on se souvient de certaines – voire d’une – asperges…).
On a beaucoup reproché à Sollers ses divers masques et ses continuels retournements de veste (un coup maoïste, un coup papiste, etc.) ; il assume parfaitement, et ne regrette rien : « J’ai fait semblant d’y croire, par jeu. On m’en veut beaucoup, je peux encore dire vive le président Mao par exemple, pour jouer […] C’est le jeu. Qui veut jouer ? ». Jouer, le voulez-vous ? Le jeu, comme la rose, est sans pourquoi ; il joue, comme l’enfant dans l’Aion, pour jouer. Mais il y a plus, et c’est là l’une des ruses de Sollers (qu’il a apprise chez les classiques chinois, n’en doutons pas) : « Je suis […] plein de contradictions. C’est ce qui m’anime et ce qui me pousse. La vérité est paradoxale et contradictoire. […] L’éloge de la contradiction, c’est mon sujet » – Sollers n’a pas été maoïste pour rien. Telle est la ruse, toute dialectique, de la raison sollersienne : « Donc je suis pour les contradictions et la guerre » (c’est nous qui soulignons).
Le résultat ne se fit pas attendre : « D’où ma mauvaise réputation en général, très brouillée. » On aime les dogmatiques, les prosélytes du progrès social (des noms ? non ! pas de noms…). « Mais cette mauvaise réputation me protège, elle est ma liberté. » L’agent secret doit faire semblant de mener une vie sociale tout à fait normale ; c’est la condition même de son activité subversive : apparaître sur tous les plateaux de télévision, mais écrire, à partir de Drame, quatre ou cinq des livres les plus radicaux de la seconde moitié du XXe siècle littéraire français ; se montrer dans les brasseries de Saint-Germain-des-Prés, mais publier les plus beaux Roland Barthes… (Qu’il se trouve encore de très fervents admirateurs de Barthes ignorant ce fait ne laisse pas de nous étonner.)
Agent secret étant un livre de commande, l’écriture en est classique, fluide, presque journalistique (l’auteur n’aimerait pas cette notation) ; en tout cas, son style est celui des Mémoires, dont l’écrivain est un très friand lecteur, en particulier ceux de Saint-Simon, ou du cardinal de Retz. Ce n’est pas le cas de Légende, dans la collection « Blanche » de Gallimard, qui, lui, est écrit dans un style sec, rapide, « poétique », ponctué de courtes notations comme autant de haïkus. Pas de sauce. Qu’est-ce qu’être là au monde ? Qu’est-ce qu’écrire avec cette main-là, maintenant ? (Pas d’écran, chez Sollers ; éventuellement, une machine à écrire.)
Dans l’île du Retour Éternel (RÉ) : « Vous sortez, vous levez les yeux vers le ciel et sa merveilleuse indifférence, et vous vous sentez brusquement, comme lui, tout bleu. » Manière de faire le lien entre deux grandes admirations de l’écrivain : Hölderlin (En bleu adorable) et Bataille (Le bleu du ciel) ? Voire… On a tort de dire que les voies du fait littéraire sont impénétrables… Pour qui sait lire, elles sont tout à fait claires. Dans Médium, Sollers se voyait en tortue chinoise mythique remontant à la surface et portant des « signes d’écriture indéchiffrable, aussitôt transmise à un musée pour expertise scientifique » (sic) ; dans Légende, très naturellement, il rêve qu’il est « un Immortel chinois, planant, avec vingt mille années-lumière, sous les siècles… ». Qu’a à dire un Immortel chinois ? Très certainement ceci : « Pour savoir vivre, il faut savoir lire, / Pour savoir lire, il faut savoir écrire, / Pour savoir écrire, il faut savoir être mort. » Guy Debord, démasqué.
Très souvent, on sent qu’Agent secret et Légende ont été écrits, ou plutôt composés, tant l’écrivain admet emprunter à la méthode cubiste de Picasso, en même temps. Ainsi, fait retour dans Légende une très belle définition, d’abord développée dans Agent secret (qu’on a lu en premier), de la singularité : « Être un point où la courbure de l’espace-temps devient infinie » (c’est nous qui soulignons). Nous n’en connaissons pas de plus belle… La Chine – cette Passion fixe, pour reprendre un autre titre de Sollers – y est omniprésente, via ses poètes ; et elle « explique » bien des postures du Maître : « “Rien n’est plus caché que le plus apparent”. / Voilà aussi pourquoi on peut “faire du bruit à l’est, pour attaquer à l’ouest”. » Est-il nécessaire de préciser que l’auteur a « souvent fait ce genre de choses » ? C’est arrivé à ce point qu’il s’envoie à lui-même cet éloge de Confucius : « Celui qui sait réchauffer l’ancien pour comprendre le nouveau mérite d’être considéré comme un maître. » En effet, il y a peu de choses nouvelles sous le soleil… et tout est poursuivi de vent : « Être un oiseau ! » (fin d’Agent secret). Et voler, selon…
Pour terminer cette chronique, on s’amusera, après avoir noté dans le Larousse que Sollers est réputé avoir quitté une écriture avant-gardiste pour une critique sociale tous azimuts, à citer cette vive attaque – au nom du Père – contre notre temps, dans Légende : « Voici la nouvelle prière des filles conçues artificiellement par amour : / “Je te salue, mère n° 1, et toi aussi, mère n° 2 ! Vous êtes restées pures de tout contact physique avec le violeur millénaire ! Que vos ovocytes soient sanctifiés ! Que le temps des Mères sans Nom s’accomplisse ! Au nom des Mères, des Filles et du Corps Médical, Amen !” » Difficile d’être plus à rebrousse-poil de notre époque de reproduction technique de tout le vivant…