Violaine Bérot, passée maître dans l’art du roman choral, signe avec Comme des bêtes un texte fort et ambitieux sur nos relations avec le monde animal, la vie en marge et la place des femmes.
Violaine Bérot, Comme des bêtes. Buchet-Chastel, 160 p., 14 €
Quelque part en montagne vivent Mariette et son fils, dit « l’Ours ». Ces gens-là, on les connaît assez peu dans la vallée. Lui ne parle pas, et n’a jamais su parler. Depuis qu’il a quitté les bancs de l’école primaire, il ne redescend plus au village. Elle, c’est une brave femme, une Mère-Courage, mais qu’on préfère ne pas trop approcher. Ils vivent seuls, au point le plus haut de la vallée, loin de l’agitation de la société des hommes. Et pourtant leur nom est sur toutes les lèvres le jour où une petite fille est retrouvée nue près de leur maison. Personne ne la connaît, elle n’est même pas inscrite sur les registres de l’état civil, mais semble bien portante. D’où vient-elle ? Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
C’est le point de départ de Comme des bêtes, qu’on peut dire roman choral car le livre est une série de dépositions où chaque chapitre fait entendre la parole d’un habitant de la vallée, d’un témoin potentiel. Ici, Violaine Bérot mène admirablement un travail sur l’oralité et retranscrit page après page le phrasé propre de chaque personnage. Mais son coup de force est de décrire celui qui ne parle pas. L’Ours est « le Grand Muet », un personnage insaisissable et pourtant captif du discours des autres. On le dit simple d’esprit, il est assurément fragile et très sauvage. Le garçon effraie les habitants du village par sa force et sa taille extraordinaires. On le compare à un enfant, à un animal et finalement à une bête. C’est « une puissance terrifiante, une douceur exceptionnelle ».
Au fil des témoignages, l’histoire avance par cercles concentriques, comme un piège qui se referme sur sa proie. L’accumulation des dépositions laisse entrevoir les préjugés de certains, les rumeurs véhiculées par d’autres, la communauté de souvenirs et d’intérêts que forme un village. Et par extension toute société. Maîtresse d’école, citadin dans sa résidence secondaire, chasseur ou voisin agriculteur, ils ont tous leur mot à dire et offrent un point de vue sur l’enquête. Ils sont en cela même porteurs d’histoires. Tous conteurs, à leur façon.
Dans les blancs laissés après chaque paragraphe, on devine les questions de celui qui interroge. Hors champ, la silhouette d’un gendarme se dessine, on n’en saura guère plus. Violaine Bérot évite l’écueil du récit sensationnel façon fait divers. Elle écrit en effaçant et c’est d’autant plus parlant. Cette poétique du moins, de la soustraction, est au cœur du roman et lui insuffle son rythme si particulier. Entre les lignes, se font entendre les non-dits, les hésitations, les colères.
Ce roman est aussi l’histoire d’une légende, celle de « la grotte aux fées », près de laquelle la petite a été retrouvée. « On n’osait pas trop venir vous en parler. […] Faut avouer qu’on avait quand même un peu de mal à se décider à franchir le pas, parce que dans la légende il est dit qu’il faut jamais aller récupérer un enfant chez les fées, sinon le malheur va s’abattre sur la vallée. » Et la rumeur prend vie entre deux dépositions lorsque le chœur des fées se fait entendre. Elles deviennent à leur tour des témoins de l’histoire et les détentrices de la mémoire du village. Écrit comme un long poème, leur chant ajoute une tonalité merveilleuse autant que tragique, et fait écho au récit tissé par les voix des témoins.
Cette narration singulière est le fruit d’un long travail et, dès ses premières lignes, le texte s’annonce comme un laboratoire d’écriture. « Ce court roman est le premier fragment d’un projet d’écriture mené depuis trois ans en divers lieux. » Avec ce dixième livre, Violaine Bérot poursuit son travail discret et précieux sur la parole, le rythme et la forme romanesque. D’ailleurs, s’agit-il vraiment d’un roman ? La question reste en suspens. Ses livres sont à la croisée des genres, tour à tour romans, poèmes, parfois même pièces de théâtre… comme ce dernier, qui a des airs de tragédie.
Une chose est sûre, Violaine Bérot écrit la voix, les voix de ceux que l’on entend peu, et cela sonne juste. De livre en livre (depuis le premier, Jehanne, Denoël, 1994), elle réinvente son écriture, jusqu’à confondre pour de bon la forme et le fond. Pour cela, sa méthode est simple : ce qui compte est la question du comment. Le sujet viendra après. Dans cette succession de voix, le lecteur est invité à enquêter à son tour, à deviner l’histoire, l’identité des témoins et à élaborer en creux le portrait-robot des personnages inculpés.
Comme des bêtes renoue avec les thèmes de prédilection de l’auteure ariégeoise. La montagne, bien sûr, où Violaine Bérot a tout quitté pour devenir un temps éleveuse de chèvres avant de se consacrer à l’écriture. Ici la nature, avec sa rudesse et son extrême beauté, s’impose tout au long du livre. Occasion d’interroger le lien fragile, voire déjà brisé, entre l’homme et l’animal, entre l’être humain et son environnement. Ce que résume en quelques mots l’agriculteur interrogé : « Non, j’idéalise pas. Mais c’est peut-être pas facile à comprendre pour vous qui venez de la ville. Les bêtes, les humains, le rapport vous le voyez plus trop. Tout ça c’est plus votre monde, je me doute bien. Pourtant j’idéalise pas, je vous promets. »
Ce réseau d’interdépendances nous rappelle qu’il existe plusieurs « manières d’être vivant » pour reprendre le titre du livre récent de Baptiste Morizot. L’émerveillement devant cette cohabitation des altérités auquel nous invite le philosophe pourrait trouver son illustration dans ce roman. Comme ces lignes sur le spectacle d’un troupeau qui se rapproche doucement aux cris d’une petite fille qui a faim. Difficile ici de ne pas penser à la scène de L’enfant sauvage où le docteur Itard, incarné par François Truffaut, apprend au jeune Victor de l’Aveyron à demander du lait. Mais, pour le voisin de Mariette, la comparaison s’arrêtera là : « Tout ça parce qu’on aurait dégotté un enfant sauvage. Mais ça n’existe pas les enfants sauvages ! Un enfant c’est un enfant, un point c’est tout. »
C’est aussi la vie de ces communes isolées qui se raconte. Des lieux où des individus très différents font, à leur manière, communauté. En ce sens, Violaine Bérot décrit le fondement même de toute polis. Si les hommes sont bien « comme des bêtes », ils restent néanmoins des animaux politiques. Au fil des dépositions, on découvre que même ceux qui semblent les plus solitaires, les plus marginaux, ne cessent de vivre en interaction avec les autres. La richesse de ces réseaux de solidarité était déjà esquissée dans le précédent roman de l’auteur, Tombée des nues (Buchet-Chastel, 2018), où la vie d’un village est bouleversée après la naissance d’un enfant non attendu. Ici, qu’il s’agisse de troc, d’entraide ou de simples relations de voisinage, Mariette et son fils participent à la vie de la vallée. Mais ce fragile équilibre est mis en péril par l’injonction à la norme, chantée par le chœur : « Nous les fées parfois entendons du monde d’en bas certaines voix s’élever. Certaines voix discordantes dissonantes les voix de certains normaux anormalement normés. »
Enfin, le thème le plus délicat abordé par ce roman est celui de la maternité et des violences que subissent les femmes. Depuis Tout pour Titou (Zulma, 1999), qui racontait la folie d’une mère, jusqu’à Tombée des nues, sur le déni de grossesse, en passant par Nue, sous la lune qui traitait des violences conjugales (Buchet-Chastel, 2017), Violaine Bérot écrit la spécificité d’être une femme et interroge sa nature supposée. Dans Comme des bêtes, en sublimant l’amour entre une mère et son fils, elle révèle la force qui anime toute relation de soin et questionne du même coup l’existence d’un instinct. L’écriture orale atteint son but : dire le corps, tous les corps et la force des préjugés qui collent à la peau. Ce n’est pas anodin si le plus sauvage, celui que l’on compare à une bête, est, contre toute attente, le seul qui « sait seulement prendre soin des autres. Lui, le mal, il le fait pas, il le guérit ».