Notre collaborateur Alain Joubert nous a quittés le 22 avril. Son ami le journaliste de jazz François-René Simon lui rend hommage.
Comment parler sans pleurer d’un ami dont la fidélité ne s’est pas démentie pendant plus de cinquante-six ans ? Que faire quand celui qu’on croyait invincible se fait lâchement emporter par le Covid ? Alain Joubert, qui s’est sorti mille fois de mille pièges terrifiants que lui a tendus sa propre santé, m’a depuis longtemps fait penser à ce « héros » des Monty Python qui, dans Sacré Graal, se fait successivement couper une jambe, puis l’autre, puis un bras, puis l’autre, puis le tronc et, quand il n’a plus qu’une tête, mais c’est toute sa tête, lance à ses assassins : « Approchez donc, bande de lâches, que je vous morde ! » C’est Alain lui-même qui me rappelait l’intégralité de cette réplique quand ma mémoire l’avait amputée de sa morsure. Car Alain avait, lui, une mémoire infaillible, et, question cinéma, il savait tout.
Que faire ? Regarder une de ses photos, celle-ci prise sur son désir en 2017 à Rochefort par son amie Mimi, une allusion aux Temps modernes d’un autre ami, Charlie Chaplin (qu’il aimait mieux que Buster Keaton, bien qu’il lui préférât l’auteur de Cops, Fiancées en folie, etc.). Alain Joubert, dandy plus intérieur qu’en apparence (quoique…), avec cet air de défi qui ne le quittait que pour l’humour, un air de dire : « Attention, c’est à moi que vous avez affaire ». Non par affirmation d’une vanité orgueilleuse, mais par certitude d’être, comme tout un chacun, un individu à nul autre pareil. Regarder ces photos du groupe surréaliste maintenu par André Breton bien au-delà de la Seconde Guerre mondiale : même air de défi doublé de ce sens immédiat du jeu de mots quand, au café La Promenade de Vénus où se réunissaient les surréalistes des années 1960, il exhibe la manchette du France-Soir du jour : « Debré lance le plan breton », ce qui ne peut que faire sourire l’André du même nom.
Que faire ? Le relire ? Bien sûr, et avec ce poids de sens qu’ajoute son grand départ. Je l’ai beaucoup assisté lors de la publication de ce qui restera comme « son » livre, Le mouvement des surréalistes ou le fin mot de l’histoire (Maurice Nadeau, 2001), auquel tout chercheur – et Dieu sait s’il y en a concernant le surréalisme ! – devrait se référer. Et lui qui s’était cantonné jusque-là à des publications dans des revues plus ou moins discrètes (mais jamais incompatibles avec le surréalisme) se mit à révéler l’écrivain que sa prenante activité professionnelle l’empêchait d’être. Non pas écrivain au sens élitiste, nombriliste et mondain du terme, mais écrivain qui a quelque chose de particulier à dire aux autres. Ses textes apostrophent souvent le lecteur ou la lectrice, le ou la font complice de ce qui est écrit, pour que ce qui est écrit lui soit bien clair. Relire aussi ses envois, si souvent rédigés sur le fil d’un humour fraternel, tel ce « À François-René, son ami robolant, Alain », ou ses inattendus poèmes expédiés De l’autre côté des nuages où ce féru de théorie quantique doit pouvoir se retrouver.
Que faire pour évoquer un homme sans compromis, fier et sûr de lui mais délicat et attentionné, qui n’avait que mépris pour tous ces outils de l’aliénation contemporaine, internet, smartphone et compagnie, un homme qui n’avait que dégoût pour la vie dématérialisée d’aujourd’hui et préférait aller acheter son billet de train au guichet de la gare. Un homme « sérieux comme le plaisir » qu’il avait à boire un whisky hors d’âge ou à déguster une langouste comme Péret du gigot, un homme qui, avec Nicole, sa compagne de toute éternité, avait su faire d’une magnanerie des Cévennes le modèle d’un paradis où Dieu, s’il avait existé, n’aurait pas eu le droit d’entrer. Un homme qui n’a jamais démérité de la vie qu’il avait, dès l’adolescence, choisi d’avoir.