Plusieurs des prédictions portées à l’actif de Michel de Nostredame (1503-1566), dit Nostradamus, de grands bouleversements en 1789 et autour de 1815, apparaissaient en fait déjà dans les travaux de prédécesseurs dont il s’est largement inspiré : l’auteur des Prophéties était loin d’être aussi original qu’il le paraît depuis que la plupart de leurs écrits ont disparu ou sombré dans l’oubli. Dans une biographie, Mireille Huchon traverse avec une louable endurance les œuvres d’une foule de ses devanciers ou contemporains, mages, médecins, apothicaires, concurrents et plagiaires.
Mireille Huchon, Nostradamus. Gallimard, 359 p., 22 €
Il y a environ vingt ans, Nostradamus a fait les gros titres des journaux grâce à Paco Rabanne, qui avait lu dans une de ses Centuries que la station spatiale Mir allait s’écraser sur Paris, et peut-être bien aussi sur le Gers, lors de l’éclipse de soleil du 11 août 1999 (31 juillet selon le calendrier julien). Fait rare dans les Prophéties, la date était assez précise (« L’an mil neuf cens nonante neuf sept mois / Du Ciel viendra un grand Roy deffrayeur ») ; il suffisait d’identifier l’événement correspondant. Le 11 août s’étant conclu sans catastrophe, le couturier avait présenté des excuses, sans ralentir les prédictions apocalyptiques inspirées de l’astrologue à l’approche de l’an 2000. Cette fois-là encore, la fin du siècle n’a pas signé la fin du monde, mais comme le « jour de la marmotte », les ides de mars se rejouent en boucle. Tout dernièrement, le 18 mars 2021 justement, en réponse à un post viral sur Facebook, Radio-Canada jugeait opportun de préciser : « Non, Nostradamus n’a pas prédit la pandémie de Covid-19 » ; l’extrait cité à l’appui de cette thèse n’apparaissait nulle part dans ses écrits.
Nostradamus affirme que c’est sous l’action du souffle divin qu’il rédige ses prophéties, et il rejette toute accusation de magie en dehors de l’astrologie judiciaire, autrement dit « prédiction par les astres », par opposition à l’astrologie naturelle ou « science des astres » qui est l’ancêtre de notre astronomie. Car la raison humaine ne peut pénétrer jusqu’au Ciel : si lui-même y parvient, c’est grâce à son étude des secrets transmis par Démocrite, Zoroastre, Cicéron… Il est passionné par la philosophie occulte, le mystère des écritures sacrées, les inscriptions et vestiges antiques, les recettes tirées d’anciens grimoires, tels les breuvages de Médée. Il dédie ses ouvrages aux grands de ce monde, établit le thème astral de leurs enfants, mais donne aussi des conseils pratiques aux gens simples, par exemple dans ses Exquises Receptes, dont les plus faciles à réaliser ont été reprises par des confiseurs et plusieurs fois rééditées depuis 2001. Après une épidémie de peste où il a courageusement soigné les malades d’Aix, il semble avoir peu pratiqué la médecine, mais concentré toutes ses activités professionnelles sur l’écriture. Jusqu’à sa mort, il publie ses prévisions annuelles, suite de désastres, guerres, séditions, pestes, mutations d’États, apparitions de monstres, prodiges, éclipses, par lesquels Dieu appelle les pécheurs à la prière et au repentir, mais aussi d’heureux augures rarement confirmés par les faits, ce qui n’empêche pas lesdites prévisions d’être très attendues, et vendues à des centaines de milliers d’exemplaires.
Ainsi, les pronostications de Nostradamus annoncent la paix universelle et une grande félicité pour la France en 1559 et 1560, années qui verront le décès d’Henri II, bientôt suivi de celui de son fils François II, et le début des guerres de Religion. De même, Pie IV, à qui il prédit un long règne et la réunification de l’Église, mourra bientôt sans avoir accompli cette tâche. Et les fils de Catherine de Médicis ne règneront pas tous, Hercule-François, dernier prétendant à la main de la reine Elizabeth, mourra avant son frère Henri III, laissant la voie libre aux Bourbons. Mais trois fils couronnés sur quatre, c’était déjà d’une clairvoyance assez frappante pour marquer les esprits. Il semble que ses pronostics aient suffisamment trouvé confirmation pour garantir sa renommée, et lui garder la confiance de ses clients, notamment en Allemagne où sa popularité dépasse celle des autres astrologues français.
Les événements de cette période tumultueuse défilent à vive allure à l’arrière-plan du livre, où l’atrocité des guerres civiles se concentre d’abord sur la région du mage, la Provence, où on le soupçonne d’hérésie. Bien plus qu’aux Prophéties, dont l’interprétation ne commencera qu’un demi-siècle après sa mort, sa notoriété tient alors à ses horoscopes, et à ses pronostications annuelles. On s’arrache ses almanachs, mais ses détracteurs le surnomment Monstradamus, ou Monstre d’abus, « écervelé et lunatique fol », « ensorceleur des consciences », qui se croit autorisé à prédire la vie et la mort des rois. Théodore de Bèze accuse « ce bel astrologue Nostradamus » d’avoir semé le trouble à Toulouse par ses prédictions qui ont provoqué une émeute, occasion de lancer une charge virulente contre « une telle canaille de pronostiqueurs & devins ». Lesquels devins craignent de voir interdire leur profession et dénoncent ses « folles menaces et cryeries », ses prédictions non avérées, ses erreurs sur la position des astres, ou, pire, sa façon de copier les calculs d’astrologues étrangers sans même prendre la peine de les adapter à son méridien de référence. Il faut dire que ces calculs ont de quoi donner le tournis, quand il faut jongler avec tous les paramètres qui règlent les mouvements de la sphère céleste : maisons astrologiques, succession des périodes des sept planètes, concordance des conjectures qui permet de prédire à coup sûr la fin du monde pour 1588, ou 1792, ou 1801, en tout cas sous le gouvernement de la Lune.
Qu’on le porte aux nues ou qu’on le honnisse, Nostradamus ne laisse pas indifférent. Ronsard lui consacre douze vers dans son Élégie sur les troubles d’Amboise, avouant qu’il n’aurait pas accordé foi à ses prédictions si le Ciel ne les avait confirmées, mais il ne le cite pas parmi les prophètes inspirés du don de Poésie. Les protestants rangent Nostradamus du côté des papistes, qui eux l’accusent d’être luthérien, tandis que pour l’archidiacre Gabriel de Saconay il est « favori de Satan ». Dans la devise qui devait figurer sous son portrait, une citation de Boèce évoquant la félicité de l’âge d’or, felix est défiguré en follix. Plutôt qu’une erreur, suggère Mireille Huchon, ce pourrait être une réponse délibérée du graveur Pierre Woeiriot, récemment converti au calvinisme, à l’élégie de Ronsard : la fureur de l’astrologue n’est pas apollinienne mais bachique.
Nostradamus répond à ses « calomniateurs » par des invectives hargneuses plutôt que des réfutations argumentées. C’est à peu près le seul sentiment fort qui s’exprime ici. On n’en saura guère plus sur l’homme, ses attachements personnels ou ses pensées intimes. Ce qu’offrent ses Prophéties, c’est « la création d’un monde hors du temps et pour tous les temps ». Rédigées dans un style « poético-oraculaire », sans repères temporels, ponctuées de verbes à l’infinitif, de noms de lieux et de rares déterminants, elles confondent passé, présent et avenir dans une conception cyclique du temps. Le même quatrain pourra s’appliquer aussi bien à la fin de la République romaine qu’à la destruction nucléaire d’Hiroshima, « le romain pontife » désigner saint Pierre ou Jean-Paul II en visite à Lyon, et « quand fleurira la rose » l’élection du président Mitterrand. Car c’est au XXe siècle que se produit un « engouement planétaire » pour Nostradamus, divers exégètes lui faisant prédire selon leurs engagements politiques la victoire ou la défaite de Hitler, la chute du communisme, des tours jumelles de New York.
Le livre de Mireille Huchon est un remarquable panorama des mentalités de l’époque, mais aussi un travail souvent ingrat, car il faut comparer les textes garantis par le privilège des imprimeurs, quoique souvent corrompus par leurs interventions, et ceux de cupides éditeurs pirates qui peuvent contenir des passages authentiques, en traquer les échos dans les correspondances, témoignages ou récits de l’époque, imitations, parodies. À quoi viennent s’ajouter des manuscrits inédits qui ont refait surface à la fin du XXe siècle, des Clarorum virorum epistolae ad Michaelem Nostradamum (une cinquantaine de lettres échangées avec ses amis ou clients), et un Recueil des présages prosaïques de M. Michel de Nostradame.
La tradition interprétative commence avec La Première Face de Janus de son disciple Jean de Chevigny (Chavigny) qui revisite les soubresauts du siècle à la lumière de ses Centuries. Ensuite, son fils César les retaille dans le sens de l’orthodoxie dans une Histoire et chronique de Provence qui s’attache à magnifier l’image paternelle et d’abord à écarter tout soupçon de sympathie pour les huguenots. On voit dans le détail comment ses quatrains ont été gauchis, volontairement ou non, tel celui où le nom de Varennes semble évoquer la fuite de Louis XVI, alors que les divers lieux énumérés tracent un parcours en Bretagne, manie de la glose qui inspira à Georges Dumézil une divertissante Sotie nostradamique. Ainsi, l’homme fit place à « une sorte de Golem façonné par les fantasmes de l’esprit humain confronté à son devenir ». Charlatan ou prophète, l’historienne se garde de porter un jugement. Il ressort de ce puzzle laborieux l’image d’un singulier produit de la Renaissance, un autodidacte aux méthodes de travail peu rigoureuses et aux curiosités infinies.