Reinhard Kaiser-Mühlecker, à moins de quarante ans, s’est déjà fait un nom dans la littérature de langue allemande, et son roman Lilas rouge, paru en 2012, a connu un vif succès tant par sa qualité que par son originalité. Il se situe dans la seconde moitié du XXe siècle dans un petit village autrichien où un responsable local du parti nazi, l’Ortsgruppenführer Ferdinand Goldberger, vient s’installer en 1944 avec sa fille Martha, après avoir quitté précipitamment son domaine agricole et la région où il vivait. Commence alors une longue saga familiale qui se déroule dans une Autriche provinciale et rurale où les traces du nazisme tardent à s’effacer.
Reinhard Kaiser-Mühlecker, Lilas rouge. Trad. de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay. Verdier, coll. « Der Doppelgänger », 703 p., 30,50 €
Ce qui déclenche l’intrigue se produit donc hors champ, avant la première page où le romancier, plongeant immédiatement le lecteur dans l’action, fait défiler en accéléré les images de l’arrivée de Ferdinand Goldberger à Rosental tandis que les circonstances de sa fuite restent floues. Cet en-deçà du roman est largement abandonné à l’imagination du lecteur, mais tout suggère une faute suffisamment grave pour justifier menaces de mort et départ précipité (il sera bientôt clair que Goldberger a dénoncé et fait arrêter des gens). Le narrateur n’est guère plus disert sur les conséquences pourtant dramatiques d’un autre crime que le chef nazi commet (au cours du roman, cette fois) dans le cadre de ses fonctions, l’exécution d’un prisonnier polonais : Reinhard Kaiser-Mühlecker choisit de ne pas rendre compte des faits, il braque ailleurs la focale et s’intéresse avant tout à la culpabilité de leur auteur. Dans ce long roman, les phrases les plus soigneusement ciselées débouchent alors sur un silence plus expressif encore que tout ce qu’elles pourraient dire. Et si la parole se tarit, ce n’est pas seulement parce que nous avons affaire à des taiseux.
Le ton est donné dès le début, lorsque Franz Wagner, premier témoin de l’arrivée au village de Ferdinand et de sa fille Martha, court avertir les habitants, mais se montre incapable de raconter ce qu’il a vu : c’est un simple d’esprit qui n’a pour tout langage que les gestes de son corps, « les mots ne passaient pas ses lèvres », « nul ne savait lire au fond de ses yeux, où ses pensées, les phrases qu’il avait longuement polies couraient encore ». Les autres, ceux qui pourraient parler, ne sont pas mieux lotis. La femme de Ferdinand est morte murée dans son silence, Martha perd au bout de quelque temps l’usage de la parole, et tous gardent la bouche close lorsqu’ils en arrivent à devoir prononcer l’essentiel.
Quand le mutisme soudain de Martha est corrélé avec l’exécution du prisonnier polonais, il ne fait plus de doute que la faillite du langage est liée à la faute de Goldberger. Si celui-ci en est le premier convaincu, ce ne sont pourtant pas les remords qui l’accablent, mais la certitude qu’une effroyable malédiction s’est abattue, non seulement sur lui, mais sur ses descendants. Lorsqu’on lui rappelle que « Dieu punit jusqu’à la septième génération », Goldberger comprend enfin « ce qu’il savait en lui-même depuis très longtemps : le précipice, c’était lui ». La même image sera reprise sous la forme d’une ancienne carrière où le patriarche coupable aime se réfugier, surplombant le vide, comme si le passé était tapi au fond du trou.
Il se met alors à noter régulièrement dans un carnet le nom de ses enfants et petits-enfants qui naissent dans un domaine retrouvant vocation à être transmis de père en fils, essayant de prévoir lesquels seront frappés par la malédiction (que l’Exode limite en réalité à quatre générations). Cette dernière cesserait-elle si la chaîne générationnelle s’interrompait ? À moins qu’il ne s’agisse d’une simple superstition, comme celles qui ont cours dans les campagnes…
Reinhard Kaiser-Mühlecker exploite méthodiquement cette résonance biblique et ce fonds de croyances ancestrales qui ancrent le roman dans son terroir. Goldberger et son fils portent le même prénom Ferdinand qui évoque une lignée d’empereurs, sa petite-fille s’appelle Maria, ses petits-fils Thomas et Paul, comme les apôtres. Comment ne pas voir dans ces noms qui évoquent la très catholique Autriche, associés au rappel de la malédiction héréditaire, une métaphore de l’histoire récente de ce pays ? Un pays brutalement annexé par le IIIe Reich, mais qui prit aussi une part active aux crimes hitlériens : étrange ambivalence qui facilita d’autant moins le travail sur le passé que l’Autriche fut occupée jusqu’en 1955. Face à une patrie qu’il voudrait aimer, mais dont l’histoire reste désespérément voilée de noir, les imprécations et la hargne d’un Thomas Bernhard résonnent encore… Mais ici, c’est dans une autre langue que s’expriment les griefs.
Pour dire cet amour-haine, il y a les silences, cette capitulation de la parole devant un indicible qui n’aspire pourtant qu’à être dit. Mais il y a aussi les longues descriptions de la province autrichienne, la beauté de la terre, les lilas rouges que les Goldberger n’omettent jamais de planter à portée de vue, symboles du renouveau à chaque floraison, espoir d’une rédemption. Le domaine acquis dans des conditions troubles et douteuses se développe et se modernise. Le parallèle avec le retour à la prospérité, la renaissance du pays après la guerre, saute aux yeux – même si l’héritage des nazis n’a pas été liquidé. La ferme de Ferdinand, transmise à son fils puis à son petit-fils, pourrait constituer le très convenable berceau d’une famille.
Si le roman ne valait toutefois que par sa portée métaphorique et symbolique, le lecteur ne pourrait à bon droit se défaire d’une impression de déjà vu ou de déjà lu. Sa véritable force, qui entraîne implacablement jusqu’au bout de ses presque sept cents pages, réside dans son écriture, admirablement rendue dans la traduction d’Olivier Le Lay, qui signale la maîtrise d’un auteur se tenant à l’écart des modes actuelles et maniant la prose de manière traditionnelle, tout en lui insufflant une vigueur épique et une rigueur nouvelles.
Quand la langue débouche sur le silence, qu’elle perd sa fonction de communication, elle laisse les personnages démunis, incapables de toute communion avec les autres – tandis que seul le lecteur les perce à jour. « Ne me questionne pas, ainsi je n’aurai pas à te mentir » : la peur d’interroger et de savoir les fige en eux-mêmes, dans l’enfermement existentiel où se retrouvent nombre de « héros » modernes impuissants à assumer leur existence, comme l’indique ici en guise de (mauvaise) excuse la phrase plusieurs fois répétée : « Ce n’est pas moi qui me suis mis au monde, après tout ».
Mais quand la langue suit son flux naturel, précis, soigneusement canalisé, elle invite à partager la beauté des paysages, sans jamais céder pour autant à la tentation régionaliste. La terre, ses couleurs, sa rugosité parfois, les stridulations des grillons, emplissent alors le vide laissé par les conversations avortées, la description prend le pas, et l’intérêt qui se focalise sur cette portion de terre autrichienne le dispute à celui qu’on porte aux personnages : est-ce là, peut-être, que se tient la vérité sans cesse escamotée ?
La pulsation du temps donne la cadence, le rythme immuable des saisons suggère un éternel retour, comme si les années ne passaient pas. Paul ne reproduit-il pas la fuite de son grand-père Ferdinand lorsqu’il s’enfuit précipitamment en Bolivie, après avoir incendié une ferme sous l’empire de l’alcool dont il use et abuse pour fuir son avenir ? Comme l’apôtre dont il porte le nom, il y mène une vie ascétique et fait même office de prédicateur. Mais – a-t-il emporté sa patrie à la semelle de ses souliers ? – l’Autriche qu’il croyait derrière lui l’attend aussi à l’autre bout du monde, comme si Paul devenu Don Pablo ne pouvait échapper à un destin qui le conduit à sa perte.
Contre toute attente, alors que la branche des Goldberger semblait s’éteindre et la malédiction avec elle, on voit surgir à la fin du roman un fils de Paul dont tous ignoraient l’existence, augurant par là même d’une suite indispensable à cette fresque familiale. Celle-ci est déjà écrite et publiée sous le nom de Schwarzer Flieder (Lilas noir), mais il faudra attendre la traduction française.