Après L’ombre animale et Maître-Minuit, Makenzy Orcel poursuit dans son nouveau roman, L’Empereur, son exploration inspirée de la société haïtienne, introspection d’un imaginaire à la fois intime et collectif. Dans ce réquisitoire lyrique contre tous les oppresseurs, il est difficile de déceler un espoir. Sinon dans l’existence même de cette voix qui, par la force de sa révolte, s’élève à la hauteur d’un long poème en prose.
Makenzy Orcel, L’Empereur. Rivages, 192 p., 17,50 €
L’Empereur est un Ati, un « chef suprême » du vaudou, guide spirituel et seigneur du lakou, la cour traditionnelle. Il est également, dans ce village reculé, le Berger de la communauté et le bienfaiteur du narrateur, un enfant des rues. Celui-ci n’a pas de nom. Ou plutôt il a reçu de l’Empereur, non un nom d’humain, mais « un composite alphanumérique faisant référence à ma date de naissance ou au nombre préféré d’un loa ». Et plus tard dans le livre de Makenzy Orcel, une fois devenu adulte, on apprend qu’il n’a jamais vu son propre visage, qu’il ne s’est jamais regardé dans une glace. Alors qu’il attendait un bus hypothétique au bord d’une route, l’Empereur l’a recueilli, plus exactement ramassé, capturé, et il a fait de lui son serviteur, son acolyte, tambourineur doué rythmant les cérémonies.
La première partie du roman de Makenzy Orcel décrit le fonctionnement de cette communauté religieuse, mais la voix rebelle du narrateur apostrophant son ancien maître en son absence en fait la dénonciation furieuse et sarcastique d’une escroquerie. Sans exotisme : les loas, les esprits des dieux, sont à peine évoqués, seuls Papa Legba et Baron Samedi font un petit tour. C’est que : « Tous les dieux sont pareils, passifs et muets », car relevant de la même imposture. Y compris celui des évangélistes du village voisin. Les opiums du peuple se ressemblent. La morale religieuse se crée en jouant sur l’ignorance et la méfiance de l’autre, jusqu’à la transformer en « immenses rouleaux de haine ». Pourtant, le récit d’une cérémonie frôle l’élan mystique : « Ils passaient d’un gouffre à l’autre, ailés, sublimes », mais on retombe vite dans la boue où gigotent les initiés : l’union avec un esprit coûte souvent à l’impétrant toutes ses économies. « Condamnés par des dieux maniaco-dépressifs », les fidèles, après avoir été rendus insensibles par la transe, se remettent à souffrir horriblement.
Alors la voix du narrateur, en un long monologue dans sa chambre de Port-au-Prince qui ressemble à celle de Van Gogh, fait la liste des crimes de l’Empereur. Il revient sur son enfance passée dans son ombre, dénudant la figure du prophète pour révéler ses mensonges : le vaudou s’y révèle n’être qu’une « entreprise » vouée à tondre les croyants, « moutons […] assourdis et aveuglés par leur ignorance, leur foi démesurée en ce dieu vivant ».
Si l’idée n’est pas neuve, on l’avait rarement entendue formulée à propos du vaudou, et surtout pas avec une telle force : une vitupération, un anathème tenu sur la crête d’un souffle cadencé à l’aune de ce qu’a subi l’enfant. Parce qu’il devient critique en grandissant, le jeune homme est finalement chassé par l’Empereur. Il lui faut donc commencer à vivre. Pour cela, il gagne Port-au-Prince, mais s’aperçoit vite que ce n’est qu’un « immense lakou ravagé par le manque et la folie individualiste ». C’est la deuxième moitié du roman de Makenzy Orcel.
La structure sociale gouvernant le village se retrouve dans le journal dont il devient livreur : le patron se comporte en autocrate manipulateur jouant avec les nerfs de ses employés sous-payés, les congédiant à sa guise. Cette partie du roman généralise l’expérience du narrateur : « Dans le patron, il y a aussi l’Empereur et vice versa », lui répète l’Autre intérieur, la voix avec laquelle il dialogue. Ces deux figures, patron, maître vaudou, participent à « la folie nationale » qui « bastonne, tue, exige le silence au nom du pouvoir ».
L’Empereur a frappé le narrateur, a fait pire encore. Le patron l’a exploité, peut-être jeté dans un piège cruel. La solitude de ce héros dialoguant avec lui-même effraie, bien qu’il fasse appel à quelques autres personnages pour mettre en mots l’expérience de l’oppression. Le Très Vieux Mouton, pas dupe de l’Empereur, mais impuissant, « sagesse inutile ». L’Étranger, frère du gourou. Le Collègue instruit. Mais le premier sera aveuglé par une attaque au vitriol, les deux autres condamnés à la misère par le patron qui les vire. Une femme surtout, rencontrée dans le bus pour Port-au-Prince, ouvre le jeune homme à l’espoir. Elle lit, parcourt ce pays pillé pour y observer sa « grande richesse spirituelle, culturelle, idéologique à découvrir et préserver ». Et elle fait cadeau au narrateur d’un vrai nom. Cependant, elle aussi disparaît, ce qui amène le héros à douter du miracle de son existence. Ne serait-elle qu’un zombie ?
Le protagoniste a donc toutes les raisons de sombrer. Cependant, par sa verve, son sens du rythme, son invention langagière – L’Empereur regorge de formules percutantes, d’ironie grinçante et fantaisiste –, il résiste, se libère de celui qui monopolisait les mots, mais dont la « parole, si tant est qu’une parole soit un détour vers encore plus de sous-entendus et de ténèbres, n’allait au cœur de rien ». Une parole d’escroc veillant à rester vague. Contre cela, le narrateur porte un verbe haut, accusant sans ambiguïté. Il parle aussi pour ceux qui savaient mais qu’on n’écoutait pas : le Très Vieux Mouton, le Collègue instruit. Pour ceux dissous dans le pandémonium haïtien : l’Étranger – trahi –, la femme du bus – peut-être enlevée, disparue.
La parole écarte le héros de la folie promise par l’éducation reçue de l’Empereur. Il ne finira pas comme Hazel Motes dans La sagesse dans le sang de Flannery O’Connor, à la fois nihiliste et mystique, marqué au fer rouge par un message religieux arc-bouté contre le monde réel. Sans acte, la parole serait peu. L’acte, c’est ce qui a ramené le personnage dans sa chambre, à attendre qu’on toque à la porte et, en attendant, à raconter.
Avec L’Empereur, Makenzy Orcel fait du vaudou une religion parmi d’autres, le moyen d’un aveuglement favorisant l’oppression, comme la presse aux ordres, « ces écrits analgésiques avec lesquels les chiens de garde du statu quo nous lavent le cerveau, nous écrasent, nous torpillent ». Mais surtout, il affirme le pouvoir de la parole poétique à travers un rebelle, qui n’a que sa voix et sa révolte, mais qui en fait bon usage.