La force de l’éloquence

À l’heure de la communication, l’éloquence politique est réduite à la capacité de trouver une « petite phrase » qui sera reprise en boucle. L’art de la parole paraît désormais réservé aux prétoires – où n’entrent pas les médias audiovisuels. Et pourtant le succès de certains politiques est clairement dû à leur éloquence, preuve que l’on y est sensible même si l’on ne sait pas à quoi elle tient. L’actualité éditoriale produit à ce sujet des rapprochements frappants. D’un côté, Gallimard publie, dans une collection destinée à un vaste public, une anthologie de textes latins, célèbres quoique peu lus, théorisant la figure de l’orateur. De l’autre, les éditions Honoré Champion publient une thèse ayant pour sujet l’éloquence de Saint-Just, dont la première partie est consacrée à un commentaire d’un autre grand texte théorique sur l’éloquence, le traité Du sublime longtemps attribué à Longin. Trois textes latins, un texte grec ; des deux côtés, des livres qui furent abondamment commentés et exercèrent une influence profonde et durable.


Cicéron, Quintilien, saint Augustin, L’invention de l’Orateur. Anthologie traduite et présentée par Patrice Soler. Gallimard, coll. « Tel », 492 p., 18 €

Anne Quennedey, L’éloquence de Saint-Just à la Convention nationale. Un sublime moderne. Préface de Jean Dagen. Honoré Champion, 538 p., 78 €


Les raisons du succès d’une grand écrivain sont multiples et variées, la beauté de son style n’étant qu’une parmi d’autres possibles, et pas toujours mise au premier plan. Nombre d’aficionados de Balzac s’accordent à juger que celui-ci écrirait mal ; ils auraient d’autres raisons que son style de se plonger avec délices dans La Comédie humaine. Il n’en va pas de même à propos de l’éloquence politique. La phrase que l’on se répète peut être jugée pernicieuse mais on se la répète, reconnaissant ainsi en acte qu’elle a fait mouche. Quelque détestable que je juge tel homme politique, je ne peux nier son éloquence puisque je constate l’efficacité de ses paroles. Je perçois le caractère sophistique de son raisonnement et je déplore qu’il convainque ses électeurs – mais je vois qu’il a emporté une large adhésion. Puisque c’est, en politique, le seul critère qui vaille, il faut admettre qu’il parle bien, le plus déplaisant étant l’efficacité de procédés comme celui consistant à prendre les mots à contresens. Sans doute ne suffit-il pas de martyriser la langue pour être entendu, mais le chatouillement de l’oreille a réveillé les sens et l’attention. Tout est dans la mesure car abuser d’un procédé transforme le chatouillement en irritation et lasse.

Il fut un temps où la khâgne s’appelait officiellement « rhétorique supérieure ». Le mot est plus que démodé : imprononçable dès lors que la rhétorique n’apparaît plus que comme un ensemble de procédés relevant de la communication. Toute rhétorique sonnerait creux et l’orateur serait au mieux un habile bavard, quand ce ne serait pas un sophiste. Ce préjugé, si puissant à l’heure actuelle, va de pair avec ce rejet de la politique qui passe pour de la lucidité. Pour les Anciens, le grand orateur n’était pas seulement un beau parleur dont les phrases charmaient les oreilles et les formules s’inscrivaient dans les mémoires, c’était un homme accompli et il pouvait donc être donné en exemple aux jeunes générations, ce que l’école française perpétua en faisant lire Cicéron, Lysias, Isocrate, Démosthène – alors même que l’éloquence n’était pas tenue pour un genre proprement littéraire. Tout au plus faisait-on lire Bossuet. On citait bien deux ou trois formules de Mirabeau ou de Danton, mais on n’allait pas lire les orateurs de la Révolution comme des écrivains. D’ailleurs, le projet d’un volume de la Pléiade réunissant des discours des conventionnels a été abandonné.

Avec L’invention de l’Orateur, Patrice Soler ne propose pas une édition savante de traités techniques bien connus des spécialistes, mais prétend les donner à lire à des lecteurs du XXIe siècle qui ne sont pas forcément latinistes et pour qui Quintilien est tout au plus un nom propre. Sans doute Cicéron a-t-il eu davantage de lecteurs puisque les lycéens latinistes n’ont pu éviter de rencontrer ce classique par excellence. Mais ni le De oratore ni l’Orator ne leur ont été proposés. Quant au petit texte de saint Augustin, ce n’est en réalité qu’un extrait du De doctrina christiana ; le problème est donc moins la difficulté technique de cette trentaine de pages que celle de connaître l’existence même de ce chapitre consacré à la rhétorique dans un ouvrage non majeur de ce Père de l’Église. Les deux traités cicéroniens font partie de ces œuvres philosophiques que le vieil orateur rédigea durant ses dernières années. Ils appellent donc des éclaircissements, tout comme, quoique pour d’autres raisons, l’illustre traité de rhétorique qui a immortalisé le nom de Quintilien. De ce point de vue, le projet est accompli et rendra le service que l’on peut attendre de lui.

Cicéron, Quintilien, saint Augustin… et Saint-Just : la force de l'éloquence

Jean Jaurès à la tribune de la Chambre des députés, par Jean Veber (1903) © CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet

À ne prendre en compte que les conditions éditoriales, on pourrait penser que le livre d’Anne Quennedey sur l’éloquence de Saint-Just est le sous-produit d’une culture étroitement livresque, au premier rang de laquelle figurent les traités de Cicéron et de Quintilien, sans oublier le pseudo-Longin et les réflexions que ceux-ci ont suscitées aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ce serait très injuste. D’abord parce que l’on ne peut centrer son travail sans s’intéresser aux conditions politiques dans lesquelles s’est exprimé ce personnage de premier plan de la Révolution. Ensuite parce qu’Anne Quennedey a approfondi ses recherches sur l’éloquence des orateurs révolutionnaires en les considérant comme les parlementaires qu’ils étaient.

La chercheuse s’est donc donné la peine de venir écouter ceux de notre temps afin d’entendre (et aussi de voir) l’action d’un grand orateur. Il ne s’agissait pas seulement de lire ce qu’a écrit Saint-Just quand il se voulait écrivain et quand il préparait ses discours devant la Convention, il fallait aussi faire en sorte de ressentir personnellement l’effet d’une éloquence frappante, afin que les témoignages qui nous sont parvenus prennent un sens concret. Anne Quennedey cite fort à propos l’anecdote célèbre d’Eschine à qui les Rhodiens demandent de lire le magnifique discours Sur la Couronne qu’avait prononcé Démosthène, son ennemi. Ses auditeurs manifestent bruyamment leur admiration et Eschine, qui n’était pas lui-même un médiocre orateur, leur répond : « Que serait-ce donc si vous l’aviez entendu lui-même prononcer son ouvrage ! ». À quoi tient la différence ? À « l’action », comme disait Démosthène, c’est-à-dire à tout le comportement de l’orateur, bien au-delà donc du style littéraire de ses phrases.

Toute la tradition rhétorique le répète, « l’action » ne saurait se réduire à un ensemble de procédés jouant sur des effets de manche, d’intonation, de changement de registre, de phrasé. Ce n’est pas le simple complément corporel des mots prononcés. Elle est la manifestation d’une personnalité tout entière, telle qu’elle a été formée par une culture aboutie. On pourrait dire que la puissance d’éloquence du grand orateur tient à la parfaite union de l’âme et du corps qu’il donne à percevoir. Ou, pour le dire à rebours, le mauvais orateur donne l’impression d’une disjonction telle que ses auditeurs ne peuvent croire que lui-même croirait à ce qu’il dit. En termes moralisants, on parle alors de son insincérité. Pour que l’on adhère à son propos, il faut que lui-même adhère à ce qu’il dit au sens de ne faire qu’un. C’est alors qu’il atteint au sublime dans lequel Anne Quennedey, à la suite des rhétoriciens antiques, voit la vertu par excellence du grand orateur.

Que Saint-Just ait été un grand orateur, digne de ceux que Cicéron et Quintilien prenaient pour exemples, on en a une preuve dans la force déployée par Tallien pour l’empêcher de parler en faveur de Robespierre le 9 Thermidor : le risque était grand qu’il retournât la Convention et que celle-ci acclamât derechef les membres de ce prétendu triumvirat qu’elle s’apprêtait à guillotiner. On perçoit ainsi quel sens il peut y avoir à ce que des adversaires d’un orateur politique concèdent volontiers qu’il « parle si bien ». Pour comprendre à quoi cela tenait, Anne Quennedey applique les préceptes des rhétoriciens antiques et brosse le portrait de ce jeune homme dont la brève carrière politique a laissé un souvenir ineffacé, enthousiaste ou horrifié. Elle cherche donc à mieux connaître sa culture, son allure générale, sa diction, sa gestuelle, l’effet que les témoins de ses discours rapportent avoir ressenti. De proche en proche, la question technique de l’éloquence devient ainsi celle de la personnalité, et c’est tout un pan de l’histoire politique de la Révolution qui se trouve éclairé, en même temps que le fonctionnement effectif du parlementarisme.

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