Journal d’exil et d’amertume

Un Roumain arrive à Paris. Nous sommes au début des années 1970, il est écrivain, a traversé le rideau de fer et décide de tenir un journal dans sa langue natale. De la nuit du 13 au 14 décembre 1970 jusqu’au 9 mars 1978, Dumitru Tsepeneag a consigné ses pensées, ses impressions, ses désirs et son quotidien. Près d’un demi-siècle plus tard, ce Journal est traduit et publié. Ces fragments épars d’une vie, racontée au jour le jour, parfois trouée par des années de silence, en disent peut-être moins sur une âme, sans doute peu encline à se livrer, que sur une époque, quand la littérature était prise au sérieux et la politique une affaire d’engagement et d’honneur.


Dumitru Tsepeneag, Un Roumain à Paris. Traduction du roumain, avant-propos et notes par Virgil Tanase. P.O.L, 640 p., 25,90 €


Né à Bucarest en 1937, Tsepeneag grandit pendant la Seconde Guerre mondiale ; mais de ces années décisives, il n’est jamais question dans son Journal. En décembre 1971, comme un regret discret, il dit ce que son entreprise n’est pas : « Fouiller dans mes souvenirs les plus anciens, trouver ceux de mon enfance, écrire comme allongé sur le divan d’un psychanalyste ». Pendant près d’une décennie, il aura tenu un singulier carnet d’exil sans nostalgie, une forme d’introspection qui se refuse à retrouver l’enfance, à remuer les plaies de l’intime.

L’auteur vient d’un autre monde, où le communisme a tout emporté, où Paris fait figure de terre promise. Il a pleinement conscience de sa position suspendue, loin de chez lui, jamais tout à fait ici. Depuis la France, il continue de suivre avec anxiété et intérêt la vie roumaine : « La dictature de Ceausescu, c’est du stalinisme sans répression violente » ou, plus loin : « L’histoire de la Roumanie d’après-guerre est un véritable cauchemar (Et d’avant-guerre aussi !) ».

Tsepeneag observe avec prudence les annonces d’une ouverture modérée du régime alors que la Securitate peut guetter, jusqu’à Paris, les mouvements de chacun. Tsepeneag s’exprime publiquement, dans de grands quotidiens français ou américain, sur la situation de son pays natal, prend la parole sur Radio Free Europa pour débattre de la question de l’engagement politique de l’écrivain. Il sait que chacun des mots qu’il prononce à haute voix peut avoir des conséquences sur sa vie. Le Journal qu’il tient lui ouvre l’espace sans frontières que la politique lui dérobe.

Mais dans cet « Occident » rêvé, la liberté espérée se heurte à la réalité des jours : « Au diable, ce foutu Paris tant désiré… Je n’imaginais pas que ce serait tellement difficile », écrit-il quelques mois après son arrivée. Les soirées parisiennes l’ennuient, la « gaieté désolante de ceux qui tiennent à tout prix à s’amuser » le laisse indifférent. Il découvre la « société de consommation » qui n’est « pas une solution non plus », regrette que, de ce côté-ci du monde, la « spiritualité » soit « étouffée ou plus exactement détournée et pervertie ».

Un Roumain à Paris fait alors entendre le désenchantement d’une époque, quelques années après le Mai 68 parisien et le printemps de Prague, qui aspire à un ailleurs qu’elle n’arrive pas encore à définir. Lorsqu’il voyage au Canada et aux États-Unis, en 1974, Tsepeneag note que « les devantures des magasins sont plus hideuses qu’en Roumanie ». Pas plus que la France, l’Amérique ne comble son manque. Surtout, il peine à trouver sa place dans le milieu qu’il voudrait intégrer : « chaque fois que je me trouve avec des intellectuels français, j’ai la sensation que je suis un intrus ». Il en vient à éprouver l’envie de rentrer en Roumanie, ce qu’il fera, au moins deux fois dans les années 1970, avant de mieux retrouver la France.

Un Roumain à Paris, de Dumitru Tsepeneag : journal d'exil et d'amertume

Dimitru Tsepeneag © Sarah Moon/P.O.L

Si le Journal de Tsepeneag laisse entrevoir, à bas bruit, les douleurs de l’exil – « on n’est bien nulle part », écrit-il à plusieurs reprises –, il est également un précieux document sur le milieu littéraire français des années 1970, que l’auteur observe avec un mélange d’attirance et de répulsion. Au fil des pages, il partage notamment ses rencontres avec les exilés roumains alors à Paris : Cioran, Ionesco, parfois Eliade lorsque l’historien des religions, installé à Chicago, est de passage. Tsepeneag se rapproche d’Alain Robbe-Grillet, critique un livre de Bernard-Henri Lévy sur le Bangladesh, « excessif, d’une violence qui a l’air de vouloir s’offrir un alibi ». Il propose une foisonnante galerie de portraits d’écrivains accomplis ou en devenir, connus ou restés dans les limbes.

La vie parisienne du romancier est rythmée par ses espoirs de publication. Début 1971, il envoie un recueil à Maurice Nadeau : « c’est celui qui jusqu’à ce jour me paraît avoir l’attitude la plus obligeante à mon égard ». C’est finalement Flammarion qui publiera son premier livre en France : « je dois aller voir un certain M. Otchakovsky, si j’ai bien noté le nom », écrit-il en juin 1971… et cinquante ans plus tard, après une vie d’amitié, c’est par la maison fondée par Paul Otchakovsky-Laurens, « P.O.L », qu’est publié Un Roumain à Paris. Tsepeneag envisage de s’inscrire en thèse sous la direction de Roland Barthes, pour « analyser la vie de Nerval avec les instruments de la linguistique structurale (de la sémiologie) ». De nombreuses pages du Journal dessinent les contours de ce projet qui ne se concrétisera jamais. Alors qu’il commence à se faire un nom, il est saisi par l’ambition : « je me suis mis dans la tête d’obtenir le Médicis étranger », parfois la frustration : « mes livres ne se trouvent pas à la Bibliothèque de l’Arsenal ».

Ce Journal, dont la question de la publication semble suspendue pendant l’écriture, laisse transparaître un tempérament exigeant, inquiet, celui d’un critique acerbe qui ne retient pas ses mots. Rares sont les œuvres qui emportent son adhésion. D’André Breton, il retient « la superficialité et la suffisance ». Il trouve « un inexplicable air d’invraisemblance » à L’aveu de Costa-Gavras, n’a pas été « enthousiasmé par L’Amarcord de Fellini non plus ». Même le dissident capital, Alexandre Soljenitsyne, en prend pour son grade lorsqu’il est comparé à Nadejda Mandelstam : il « a l’air d’un pauvre petit gosse pathétique et imbécile comparé à cette femme intelligente », écrit Tsepeneag. C’est parfois le ressentiment qui point, lorsqu’il dénonce dans les critiques littéraires des « spécialistes de la lèche dont le seul souci est de flatter les lecteurs potentiels […], caresser dans le sens du poil ce public français crétin (crétinisé) et anticulturel ».

Avec son regard d’exilé, Tsepeneag semble en mesure de regarder au-delà de l’écume, de percevoir le monde qui vient. À l’été 1973, il pressent l’avènement d’une « petite société de consommation » en Union soviétique, alors que « le centre de la révolution mondiale commence déjà à se placer plus à l’est, vers la Chine ». En 1974, il note que « l’idée […] que la différence entre les hommes et les femmes est beaucoup plus importante que celle qui différencie les races ou les classes sociales peut changer du tout au tout la perspective du développement de notre société », avant de prophétiser que la « révolte du “beau sexe” sera splendide ». La même année, dissertant sur le film Soleil vert, il présage ce qui s’est passé en 2020, « ces gens cloîtrés dans une ville où il n’y a plus rien de naturel. Même le plancton des mers a disparu. […] Petit à petit, les gens prendront quand même conscience du péril qui menace notre espèce d’imbéciles. Mais il sera trop tard ».

D’un jour à l’autre, Tsepeneag passe d’une notation sur la littérature à une remarque sur la politique, d’un jugement sur l’époque au portrait de l’un de ses contemporains. Cette diversité donne à ce livre l’aspect d’un kaléidoscope, parfois vertigineux, où les sujets se multiplient et se succèdent sans jamais arriver à se fixer. Aussi, les rares références à la vie personnelle de l’auteur, jamais développées, font figure d’ancrage, rappellent la présence d’un homme derrière le témoin du temps et l’écrivain en action. Au cours des huit années pendant lesquelles il tient ce Journal, Tsepeneag se souvient soudain d’une dispute avec son père, « la veille de sa mort », évoque l’apparition en rêve de sa grand-mère, sa demande en mariage, la naissance de sa fille. Mais ce sont des présences en pointillé, évaporées sitôt énoncées pour mieux laisser place au journal d’une époque.

En Roumanie, Tsepeneag avait été l’un des fondateurs d’un mouvement littéraire, lointain héritier du surréalisme, l’onirisme, dont il donne ici un élément de définition : « l’onirisme s’appuie sur la conviction que le rêve propose (impose) à la littérature son propre critère de vérité ». Romancier, tenant d’une littérature qui « se déploie dans un espace fictif, qui n’a que très peu d’attaches à la réalité », il s’essaye dans son Journal à une confrontation brutale avec le réel en rendant compte de sa vie roumaine à Paris. C’est sans doute ce qui explique qu’il puisse ainsi se perdre dans d’insignifiants détails, des commentaires du quotidien qui échappent à l’histoire comme à la poésie.

Un Roumain à Paris est aussi marqué par de longues césures, des années de silence, entre novembre 1974 et août 1977 par exemple, où la vie de l’auteur semble se retirer. « Ceci n’est pas un journal. Comme ceci n’est pas une pipe. Mais alors c’est quoi ? », se demande Tsepeneag. Sans doute est-ce la question qui hante l’ensemble du texte : « c’est quoi ? ». Écrire, être un Roumain à Paris, essayer de vivre, malgré tout.

Tous les articles du n° 126 d’En attendant Nadeau