Au temps des ombres chinoises

Voici un récit sensible, sincère, inattendu. Le livre d’une aventure de jeunesse. De ceux qui éclairent des engagements tellement caricaturés aujourd’hui. Annette Wieviorka a été maoïste, nous le savions. L’historienne de la mémoire du génocide des Juifs et du communisme français, celle qui a nommé notre époque « l’ère du témoin », avait fait son « coming out », dit-elle, en 2011 au détour d’un livre d’entretiens (L’heure d’exactitude, avec Séverine Nikel, Albin Michel). Plus précisément, elle évoquait dans un chapitre ses années en Chine qu’elle n’avait jamais cachées, sujet de son premier livre, L’écureuil de Chine, paru en 1979 (et introuvable depuis). Cette fois, alors qu’elle « entre dans la dernière ligne de sa vie », elle tient à nous dire combien cet engouement personnel l’intrigue encore. Comment était-ce possible ? Que s’est-il passé durant ces années ? Sans conclure, elle constate simplement : « Ces années m’ont faite ce que je suis intellectuellement et humainement. »


Annette Wieviorka, Mes années chinoises. Stock, 260 p., 20 €


Militante pendant sept ans aux Amitiés franco-chinoises (AFC) où elle a occupé des responsabilités nationales, association contrôlée par le Parti communiste marxiste-léniniste français (PCMLF), Annette Wieviorka était, en ce temps-là, « persuadée du messianisme du prolétariat ». Dans les années post-68, le PCMLF avait des pratiques des plus sectaires, il s’assumait « stalinien » et « prochinois », aligné sur la politique de l’État concurrent de l’URSS. Il était né du départ d’un groupe du PCF, sur fond de conflit sino-soviétique, en opposition notamment au rapport Khrouchtchev au XXe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) qui dénonçait (modérément) les crimes de Staline. Il se distinguait des autres variantes maoïstes plus libertaires et ouvriéristes (comme la Gauche prolétarienne issue de l’UJCML, l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes) ou, bien sûr, des multiples inspirations de ce que le PCF appelait le « gauchisme », du tiers-mondisme au trotskisme, en passant par le guevarisme ou l’anarchisme.

L’historienne inscrit les débuts politiques de la jeune femme de dix-neuf/vingt ans dans l’esprit anti-autoritaire d’une génération révoltée par le conservatisme de l’époque, le racisme et les guerres coloniales. « J’étais indignée, écrit-elle. Dans ces années, j’étais constamment indignée et révoltée. » Elle s’est d’abord tournée en 1967-1968 vers les « comités Vietnam de base » qu’animait l’UJCML, puis, captivée par les promesses de la Révolution culturelle en Chine, elle a adhéré, à l’invitation d’une amie, aux Amitiés franco-chinoises.

Il s’agit d’une évolution typique de la jeunesse de cette époque, sans doute incompréhensible aujourd’hui, qui témoigne de la recherche, autour de Mai 68, d’une voie révolutionnaire positive. Comment changer ce monde révoltant ? Celles et ceux qui voulaient agir politiquement se tournaient vers les révolutions en train de se faire dans le « tiers-monde » en pleine décolonisation, vers Cuba, le Vietnam ou la Chine, que combattait au napalm « l’impérialisme américain ». La propagande chinoise, relayée par de nombreux intellectuels renommés, français ou italiens, a su capter ces espérances en construisant le mythe de la « grande révolution culturelle prolétarienne » (1966-1976).

Mariée avec un militant, Annette Wieviorka raconte leur premier jour : à son regard, raconte-t-elle, « mon cœur a fondu de gratitude. Le soir même, nous avons fait l’amour et il m’a offert les Œuvres choisies de Mao Zedong en chinois. […] J’allais aimer la Chine en Rolland, et Rolland en la Chine ». En 1970, ils y ont fait leur voyage de noces, dans le cadre d’un groupe des AFC, sur un programme concocté par les autorités chinoises. Au retour, la jeune militante a « versé dans la sinomanie ». Enseignante dans un collège, elle donnait tout son temps libre à la cause, collait des affiches, manifestait, lisait et diffusait le Petit livre rouge de Mao et les brochures de l’agence Chine nouvelle.

Puis, suite à une proposition faite à son mari, en septembre 1974 ils sont partis avec leur jeune fils travailler deux ans en Chine. Ils ont été affectés à un Institut des langues près de Canton, logés et payés par l’administration chinoise. En plus d’enseigner le français à de jeunes gardes rouges venus des campagnes, ils devaient superviser la rédaction d’un dictionnaire franco-chinois de la langue de bois maoïste. À défaut de découvrir de nouvelles solutions révolutionnaires à leurs révoltes, ils se sont enfermés dans une « vision mystique » du pays et de la Grande Révolution culturelle (dont ils ne voyaient presque rien), et se sont adaptés à un monde idéologique et géographique coupé de tout, engloutis dans ce que Simon Leys appelait avec malice « les ombres chinoises », c’est-à-dire « un théâtre d’ombres mis en scène pour eux », avec pour objectif de « prévenir tout contact humain spontané, tant soit peu prolongé ».

La force du récit d’Annette Wieviorka tient au regard de l’historienne d’aujourd’hui sur la jeune femme d’hier, un regard lucide et attendri, parfois ironique sinon sévère. Une sincérité qui relève autant ses déceptions, dès les premiers jours, que ses enthousiasmes et ses contradictions, qu’elle assume. On la voit « nager en plein délire », prise par une sorte d’hypnose collective, avec des conversations où tous pratiquent la langue morte de la propagande. Ou bien, prise de déception, de pleurs, de rage ou de désespoir, elle défend son envie de dépaysement, de s’intégrer à la vie chinoise, de connaître un autre monde, sans vraiment y parvenir.

Annette Wieviorka au temps des ombres chinoises

Annette Wieviorka © Patrice Normand

Ses descriptions de la vie quotidienne de deux jeunes Français pleins d’attention, avec leur fils au jardin d’enfant, leurs lassitudes ou leurs achats de produits réservés aux étrangers, laissent un goût étrange. « Le samedi soir, nous nous mêlons à la foule qui vient se distraire au parc de la Culture, gigantesque Luna Park. Nous regardons les expositions à la gloire du socialisme […], les évolutions des patineurs à roulettes sur la piste qui leur est réservée, nous mangeons des esquimaux. Rendus anonymes par la nuit, nous savourons l’illusion de mener une vie normale. » En contrepartie, elle se « gave » de paysages chinois lorsqu’elle voyage avec ses étudiants dans le delta de la rivière des Perles. « Entourée de mes étudiants qui manifestent gentillesse et attention, je respire un air de liberté qui gonfle mes poumons. » On la voit, peu avant son retour en France, dévider des cocons de soie dans une filature d’un autre âge, ou tenter de manier un métier à tisser. Ce qui donne des pages pittoresques sur les conditions de travail des ouvrières de cette filature socialiste, au moment même où Annette commençait à douter sérieusement.

En 2019, elle est retournée en Chine. Ce qui reste de l’usine est devenu un musée, et un peu partout ses souvenirs se heurtent à des buildings de verre, des échangeurs d’autoroutes, des stations de métro, des supermarchés ou des hôtels de luxe. La Chine qu’elle a connue n’existe plus. Mieux, elle rencontre d’anciens étudiants, certains déjà à la retraite, qui se sont enrichis, ou du moins qui se sont bien adaptés à la nouvelle Chine rayonnante de Xi Jinping.

En confrontant sans cesse ses récits et ce qu’elle pensait alors à l’historienne qu’elle est devenue, elle tente de comprendre ce qui l’a conduite là, et ce qu’elle a refusé. Avec elle, on se demande comment un tel aveuglement a été possible, ce qui a pu la pousser si loin d’elle-même et des siens. « Quelle force de l’illusion ! Comment a-t-on pu croire cela un seul instant ? », se demande-t-elle, en se remémorant les innombrables discours et conférences qu’elle écoutait religieusement. Cela dit, on se serait attendu ici à une approche plus politique de ces croyances folles.

La rupture fut progressive. Ils sont rentrés fatigués et désabusés, elle a encore collé des affiches et milité pour les AFC, elle a pris des responsabilités, « fui dans l’activisme », jusqu’au jour où, lors d’une réunion du PCMLF qui accusait la femme de Mao de trahison, elle s’est dit : « Il faut que je parte ». Et ce fut le drame. « La dépression [la] gagnait peu à peu. » Elle ne parvenait plus à vivre. « Je ne m’en sortais pas. Un beau matin, je n’ai pas eu la force de continuer. J’avais été un peu la Chine et participé de sa puissance, et la Chine était morte en moi. Je n’existais déjà plus. Le suicide n’était qu’un constat. J’avais rencontré la mort par lassitude de ne pas vivre. »

Il lui a fallu encore du temps pour sortir des « ombres », pour se relier à la vie. Annette Wieviorka conclut sur des mots qui peuvent paraître excessifs : « J’ai voulu croire en l’illusion. Je sais aujourd’hui que l’illusion est destruction et que le mensonge conduit à la mort. »  En choisissant la forme d’un récit, et non d’un essai, pour se confronter à ses croyances d’alors, elle laisse la place à l’émotion qui saisit souvent le lecteur, mais elle n’entreprend pas une réflexion plus profonde sur les enjeux de son engagement politique. C’est d’autant plus dommage qu’après un long travail sur elle-même ses années furent créatrices, elle a mené la carrière d’historienne que nous connaissons. À l’inverse, elle associe « cette crise violente » au destin de deux militants qui ont marqué la mémoire de cette génération du désir révolutionnaire, Pierre Goldman et Michel Recanati. Pourquoi pas. Malgré des références différentes (guevariste, trotskiste), c’est sa manière de partager son maoïsme perdu avec certaines illusions de sa génération. Mais toutes les illusions n’étaient pas destructrices.

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