Chroniques de la paranoïa ordinaire

Les histoires de la poétesse américaine Sabrina Orah Mark sont une fête. Elles miroitent, elles sifflent, elles sont grotesques, baroques, et rien n’y est grave. Derrière ces images qui paradent et se mordent la queue, se loge un fond macabre et amer qui n’est autre que le réel. Lait sauvage dit la décomposition d’une civilisation « humaine » et l’osmose entre les êtres et les choses qui pourrait s’ensuivre. Dans ce livre, la littérature ensauvage.


Sabrina Orah Mark, Lait sauvage. Trad. de l’anglais par Stéphane Vanderhaeghe. Éditions do, 168 p., 17 €


Aux États-Unis, Lait sauvage, livre rare, est publié par la très audacieuse « Dorothy, a publishing project », maison d’édition aux deux livres par an. En France, les éditions do relient Sabrina Orah Mark à Beckett et Kafka, même si on pense plutôt à Leonora Carrington ou à Anne Serre. Comme chez elles, le conte, par les excès qu’il autorise, est la possibilité de redonner vie à tout ce qui est morne en se glissant dans les interstices surréalistes du réel pour les faire déborder.

Sabrina Orah Mark recense, dans des nouvelles faussement folles, ce qui se détraque dans notre monde. « Tweet », par exemple, restitue en chair et en os notre comportement virtuel sur Twitter. Les personnages s’y suivent, physiquement, et s’imitent solennellement les uns les autres : « Plein d’amis à moi suivent le Rabbin alors je me mets à suivre le Rabbin moi aussi ». Plus on avance dans l’histoire, plus l’absurde prend de l’ampleur, avec aussi peu de connexions logiques que l’on en trouve dans le grand brassage chaotique des réseaux sociaux. Là aussi, « une chose nous mène à une autre », à tel point que la narratrice se retrouve à suivre une chèvre, un appartement, une chanson et même une phrase : « De l’herbe à perte de vue. On pourrait se perdre dans cette herbe. Plein d’amis à moi suivent On Pourrait Se Perdre Dans Cette Herbe alors moi aussi je me mets à suivre On Pourrait Se Perdre Dans Cette Herbe. »

Un constat vient interrompre cette délirante procession : « C’est comme si nous n’étions pas vraiment là ». L’humanité de Lait sauvage s’est perdue, et il n’y a plus de libre arbitre. Tous les jours depuis dix ans, une mère appelle la narratrice depuis chez le dentiste pour lui dire : « T’y crois ça, que je suis ici ? demande-t-elle. Encore ! ». Les êtres sont agis indépendamment de leur volonté. Sans horizon ni perspective, ils ne peuvent qu’accueillir avec une neutralité blanche des événements, des actes, souvent violents mais sans conséquences, qui surgissent au fur et à mesure : « Mère me balance un coup de poing au visage. Puis c’est au tour de Sœurette de me balancer un coup de poing au visage. Puis au tour de Mère. Et puis celui de Sœurette. Et puis celui de Mère. Et puis Sœurette. J’entends papa siffloter au loin. » Au cœur de chacune des nouvelles gronde une angoisse, une paranoïa ordinaire. Les époux Horowitz vivent dans l’attente que le pire survienne : « Sans lait ils risquent de s’étouffer avec les abricots. »

Lait sauvage, de Sabrina Orah Mark : chroniques de la paranoïa ordinaire

Sabrina Orah Mark © D.R.

Pareilles au lait qui tourne ou devient solide lorsqu’il est congelé, les figures de Sabrina Orah Mark sont à la merci de mutations radicales, basculant sans cesse d’un état à un autre. Une narratrice assiste, sans s’étonner, à la transformation de ses neuf garçons en neuf filles : « Pendant des jours les oreilles de mes garçons avaient semblé s’émousser et déjà je sentais l’odeur cruelle du lilas. » Les corps sont, au mieux, déterminés par les émotions (« Quelque chose chiffonne la bonne. Ses longs bras blancs paraissent plus longs que d’habitude »), au pire, l’objet d’une dissolution (une main, posée sur une cuisse, a l’air de « fondre en neige ») qui s’étend aussi à leur environnement : « il n’y a plus de mer. Quant aux galets, on les a rassemblés et enlevés il y a de ça des années. […] il aurait pu pleuvoir si la pluie existait encore ».

Lait sauvage est un objet poétique qui fait irruption dans notre époque. Ce n’est pas un texte narratif et cela implique une lecture adaptée. Nous sommes prévenus, d’abord par l’éditeur qui préconise, avec raison, de ne pas tout lire d’une traite, puis par Beckett en exergue : « Chère incompréhension, c’est à toi que je devrai d’être moi à la fin. » Chaque histoire fonctionne comme une petite machine centrifuge, trop bien rodée. Une fatigue s’installe si l’on ne délaisse pas le démon de l’interprétation pour se laisser aller à ce qui nous arrive.

Car l’écriture est une relation pour Sabrina Orah Mark, quelque chose s’y passe. Dans « L’appel », son émouvante nouvelle sur les cours de « creative writing », la narratrice décrit la façon dont ses élèves sont traversés par leurs écrits. Il suffit de les regarder : « Il se mit à écaler un œuf dur, et tandis qu’il l’écalait je sus dans mon for intérieur que son écriture avait pour sujets les greniers, les pères, les oiseaux. » La langue de Sabrina Orah Mark est animée d’une vie propre, tant ses phrases sont organiques. Comme les personnages qu’elle évoque, cette langue dégringole, alternativement sujette à des dégénérescences puis à des rebondissements, à travers lesquels s’exprime toute la virtuosité du traducteur, Stéphane Vanderhaeghe : « S’il vous plaît, il faut nous remettre votre cœur du problème, le problème de votre cœur, votre cœur blême, votre psaume du cœur, votre paume du cœur, il faut nous remettre votre paume […] ce poing de la taille de votre cœur, votre empoignade, votre cœur en éclats, votre soif du cœur, ne l’écartez pas ».

Aussi instables qu’un mirage, sans contours stables, les corps et les identités n’ont plus de frontières. La civilisation des séparations entre êtres humains, animaux, végétaux, éléments et choses s’effondre. La souffrance d’être séparé de tout fait place à une fusion entre ces catégories. Les êtres sont utilisés à la place des choses (« Il y a une fuite dans notre salon. Les filles tour à tour se positionnent en dessous, bouche ouverte, jusqu’à ce que je les remplace par un seau »), les enfants – « couleur bouillon de volaille » – deviennent possiblement comestibles.

Surtout, une grande porosité se généralise entre humains et « nature », des Présidents marchent en « laissant derrière eux une traînée de pépins de poire », au fond de la gorge de certaines filles on trouve « de l’herbe et des fleurs sauvages ». Il n’y a plus d’extérieur ni d’intérieur, plus de places attitrées, tout s’emmêle et se rentre dedans, on assiste à un ensauvagement de l’humanité, du réel et de la pensée.

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