Et la mort n’aura nul empire

« Et la mort n’aura nul empire » : le poème célèbre de Dylan Thomas fait écho au vibrant hommage rendu à la littérature par le dernier livre de Maggie O’Farrell, où il est question de Shakespeare, de son fils Hamnet mort en 1596 à l’âge de onze ans (Hamnet et Hamlet « sont en fait le même prénom, parfaitement interchangeables »), de sa sœur jumelle Judith, et surtout de leur mère, Anne ou Agnès. Autour de celle-ci s’organise une fiction historique originale d’une profonde humanité.


Maggie O’Farrell, Hamnet. Trad. de l’anglais (Irlande) par Sarah Tardy. Belfond, 360 p., 22,50 €


Une spéculation toute personnelle vient ici éclairer un des nombreux points obscurs de la vie de l’illustre dramaturge. Appuyée sur une solide documentation, Maggie O’Farrell tire plusieurs fils et tisse un récit où se croisent et se mêlent la petite et la grande histoire, la réalité et la fiction, le familier et le surnaturel. D’où un livre singulier et magistral.

Singulière, Agnès l’est à plus d’un titre. Fille d’une femme à demi sauvage, « une ensorceleuse, un esprit de la forêt », et d’un fermier littéralement envoûté, elle court les bois comme sa mère avant elle, cueille des plantes, confectionne « d’inquiétantes potions », se promène en compagnie de sa crécerelle, et vous pince la peau, « entre le pouce et l’index, là où toute l’énergie se condense », pour sonder votre personnalité secrète. Dans son futur époux, « le précepteur de latin », le futur auteur d’Hamlet, elle sent un paysage avec « des espaces, des recoins béants, des zones denses, des grottes souterraines », d’une telle complexité qu’« il y avait là plus qu’elle pouvait saisir, que ce qui était en train de se produire les dépassait, elle comme lui ».

Agnès « sait voir l’âme de gens » tout en soignant les corps avec une infinie sollicitude. Ses dons sont au service de tous, sa bonté sans limite. Depuis son jeune âge, elle cultive son « jardin de sorcière » et souffle aux abeilles « des mots de réconfort » : ainsi s’élabore peu à peu « un mythe de l’enfance d’Agnès », personnage à la fois marginal par son comportement et central par son rôle dans la famille et la communauté. Cette chronique du quotidien d’une maisonnée d’artisan gantier avec ses chamailleries, ses colères, ses activités plus ou moins licites, va se prolonger aussi, de façon oblique, par une évocation de la scène londonienne. L’obscur « précepteur de latin » fait fonction de trait d’union entre Stratford – rarement nommée – et la grande ville lointaine et mystérieuse.

Le mariage d’Agnès n’est pas seulement le mariage d’amour d’une femme qui attend un enfant, c’est une fusion avec la nature, condition d’un accomplissement conçu comme une prise en compte de toutes les composantes de l’univers, les choses et les êtres, l’animal et le végétal, le visible et l’invisible : « Elle sent le frémissement et le poids des herbes, des baies et fleurs de sa couronne, et l’infime écoulement de l’eau dans les nervures de leurs tiges, de leurs feuilles. Elle sent un mouvement qui l’accompagne à l’intérieur d’elle, au même rythme que ces végétaux, comme un flot, une marée, un courant, tandis que son sang passe d’elle à son enfant. Agnès quitte une vie, en commence une autre. Tout est désormais possible. » Un univers enchanté rendu par la grâce d’une prose précieuse qui prépare le lecteur à accepter la perméabilité des mondes, du passage subtil de la beauté des fleurs au pouvoir des simples, du réel au surnaturel.

Hamnet, de Maggie O’Farrell : et la mort n'aura nul empire

Maggie O’Farrell © Murdo Macleod

Sans jamais négliger l’esprit, Agnès soigne le corps de ceux qui souffrent. Bien avant Hamnet, Maggie O’Farrell avait déjà décrit avec une impitoyable minutie les déchirures du corps qui crie son droit d’exister, I am, I am, I am. Dix-sept rencontres avec la mort, en même temps que l’existence des « terrifiants rochers noirs » qui sont autant de menaces pour la vie d’un enfant. Nous y voici : le corps du jeune garçon est emporté par la « Mort noire ». Alors Agnès ne veut laisser à personne d’autre le soin d’accomplir les petits rites de la toilette funéraire de son fils, bouleversante cérémonie de l’amour maternel au cours d’une ultime rencontre : « Agnès doit se séparer de ce corps, le donner à la terre, ne jamais le revoir. » Ultime rencontre, est-ce certain ?

Car Judith est le double exact d’Hamnet. Ce que dit leur père : « Comme un miroir… Ou bien une seule et même personne coupée en son milieu. » Alors, ne serait-ce pas Hamnet qui a volontairement pris la place de sa sœur, qui a choisi de mourir à sa place parce qu’il est possible de « tromper la mort » ? En effet, il est sûr que « si l’un des deux doit vivre, c’est elle ». Le surnaturel est accueilli sans réserve dans l’insondable unité du monde créé.

En outre, Agnès ira à Londres, elle reverra Hamnet/Hamlet, cette fois-ci sur la scène du théâtre : « Son mari a accompli une sorte de tour de magie… A pris la mort de son fils, l’a faite sienne ; s’est placé entre les griffes de la mort pour faire ressusciter son fils. » Agnès tend la main vers la scène, vers le père et le fils, si proches d’elle, « pour transpercer la frontière qui sépare le public des acteurs, la vraie vie du jeu ».

Ce livre est un acte de foi auquel la belle traduction de Sarah Tardy (déjà traductrice des romans précédents) rend pleine justice. Foi dans la nature d’où devrait être bannie toute tentative de dissociation. Exploration des infinies ressources des âmes et des corps. I am, I am, I am était déjà un hymne à la vie à travers les déchirures de la chair, Hamnet est un chant à la gloire du monde dans sa totalité : rien n’est jamais perdu, et il y a maintes formes de résurrection, comme il y a maintes formes de sacrifice. Le père a ramené son fils à la vie « de la seule manière qu’il pouvait… en s’attribuant le rôle du fantôme, [il] a pris la place de son fils » : la renaissance est possible.

Assez de bleu dans le ciel était le livre des incertitudes, de l’instabilité, le constat que le monde était « incorrigiblement pluriel ». Sans se renier, Maggie O’Farrell poursuit une exploration tenace qui se situe dans le chemin tracé par les grands thèmes shakespeariens du double et de la gémellité, de la confusion des identités et des sexes, du réel et de la fiction. Le livre oscille entre deux pôles clairement marqués : l’affirmation de la vie et l’inéluctabilité de la mort. Et dépasse cette opposition, comme on résout une énigme. Un double ancrage pour ce roman  superbe – récompensé de plusieurs prix prestigieux – dans la matérialité du monde et dans le pouvoir de l’esprit à s’affranchir des puissances de l’anéantissement pour affirmer la croyance en l’éternité de l’art.

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