Pour découvrir Amjad Nasser

Le titre de cette anthologie d’Amjad Nasser (1955-2019), Le royaume d’Adam, est celui du dernier recueil du poète jordanien publié l’année de sa mort ; mais l’ouvrage rassemble également des poèmes choisis parmi ceux de de ses huit précédents recueils, remontant jusqu’en 1979. En suivant le fil de l’ouvrage, la structure choisie nous fait ainsi remonter le temps à partir du point d’arrivée. Cette édition établie par Antoine Jockey, qui signe également la traduction – la première en français –, offre enfin la possibilité de découvrir l’univers et les mots de ce poète majeur.


Amjad Nasser, Le royaume d’Adam et autres poèmes. Trad. de l’arabe par Antoine Jockey. Actes Sud, coll. « La petite bibliothèque de Sindbad », 176 p., 17,50 €


Amjad Nasser est le pseudonyme de Yahya ‘Awwad al-Nu’aymi, né en Jordanie en 1955. Il publie ses premiers textes en 1976 dans des revues jordaniennes, avant un premier recueil, Louange à un autre café, paru en 1979 à Beyrouth, où il commence à travailler pour la presse libanaise après avoir quitté Amman pour des raisons politiques liées à son engagement aux côtés de la lutte palestinienne. Passé ensuite par Aden où il a fui pendant le siège de Beyrouth, puis par Chypre, c’est finalement à Londres qu’il s’installe à la fin des années 1980, continuant à écrire de la poésie tout en collaborant avec des médias arabes situés en Grande-Bretagne. L’engagement politique a accompagné toute la vie d’Amjad Nasser, mais il reste discret dans sa poésie, n’affleurant qu’en quelques endroits, demeurant à distance.

Dans les premiers recueils d’Amjad Nasser, se rencontrent l’intime et le collectif. On y perçoit un souffle épique, le récit des migrations et la trace des bédouins de Jordanie dont la famille du poète est issue : « Ô litières des chameaux / Ô clochettes du désert / Par ici les Jordaniens pieds nus / Avec leurs glaives sont passés ». L’histoire des Arabes est un topos qui traverse l’imaginaire de ces premiers volumes, que l’on retrouve au cœur de L’apogée du souffle, plus tardif (1997), consacré au dernier émir de Grenade, Abû Abdallah As-Saghîr, plus connu sous le nom de Boabdil. Œuvre crépusculaire et bouleversante, dont l’anthologie ne donne malheureusement accès qu’à de brefs extraits, ce recueil revisite un épisode historique majeur ausculté dans le creux de l’intime par la voix du dernier souverain musulman d’Andalousie :

« Sur les marches de l’insomnie

J’ai entendu les pas des vierges résonner dans la salle du trône

Et vu la rosée se cristalliser sur les côtes.

Les souffles qui mènent à présent le plus grand des conquérants mes terres

Ont déjà déversé leurs parfums vénéneux sur ma peau

Et m’ont introduit dans leurs détroits »

Mais la poésie d’Amjad Nasser ne s’attache pas uniquement à la grande Histoire, et porte la trace d’une attention aux détails. Ce sont de nombreuses scènes de vie qui émaillent cette anthologie, dans une poésie en prose toujours tendue vers la narration, comme dans « Théâtre », « Un soir dans un café » ou « Les poissons de Bakounine » dans le recueil Les tuteurs de la solitude (1986). Cette poésie a aussi la particularité de mettre en scène les lieux où elle s’écrit, et en particulier les cafés, hauts lieux de sociabilité et de rencontre dans la culture moyen-orientale.

Le recueil de 1994, Heureux est celui qui te voit, revisite une poésie amoureuse qui prend ici des accents érotiques s’attachant au corps de la femme aimée dans tous ses aspects : l’odeur qui « rappelle des offrandes n’émanant de personne / Des lits dans des chambres matinales », les couleurs (« Blanche ta cheville dans la nuit de mes yeux »), ou des parties du corps (comme dans « Éloge du nombril »). Le corps est ici à la fois abstrait et charnel, dans des vers qui le subliment là où, dans d’autres poèmes de l’anthologie, le regard posé sur le corps de la femme nous laisse plus circonspecte (comme dans le poème « Offrandes », extrait du recueil Chaque fois qu’il a vu un signe).

Si l’anthologie permet d’accéder à l’ensemble de l’œuvre poétique d’Amjad Nasser de manière substantielle et de parcourir la chronologie de son travail pour y déceler permanences, évolutions, variations et ruptures, son cœur est sans aucun doute le recueil qui donne son titre à l’ensemble, Le royaume d’Adam, l’ultime recueil de 2019. Sur de nombreux points, il poursuit et fait écho au recueil précédent, Vie semblable à un récit saccadé, publié en 2004. Les poèmes extraits de ces deux ensembles constituent ainsi près de la moitié de l’anthologie.

Le royaume d’Adam et autres poèmes : pour découvrir Amjad Nasser

Au cœur de ces deux recueils, on trouve la mort : celle de la mère du poète (dans le bouleversant poème « La maison après elle » qui évoque ce deuil avec délicatesse) ainsi que celle d’un de ses amis dans le recueil de 2004, ou encore celle d’Amjad Nasser lui-même, qui se profile à l’horizon de ce livre composé par le poète alors qu’il lutte contre la maladie et fait face à son corps qui s’abîme : « Je suis fatigué. / Mon corps est usé et effondré. / Vide sur son trône vide. » La maladie qui les a emportés est la même, l’inévitable cancer : « De nos connaissances, y a-t-il quelqu’un, de nos jours, mort autrement que de cette maudite et insidieuse maladie ? » Dès lors, la lecture de « Conversation ordinaire sur le cancer », dans lequel le poète, après avoir évoqué la mort de sa mère, dit « avoir lu quelque part qu’on connaît souvent la même fin que ses proches » et ajoute : « moi, dans ce poème, je prédis ma mort à Londres, un jour de pluie », devient vertigineuse.

Dans le recueil Vie semblable à un récit saccadé (2004), la prose, déjà travaillée par le poète dans de précédents recueils (et qui a forgé l’originalité de sa poésie), n’est plus seulement une forme, une expérimentation, une voie poétique, mais révèle toute son ampleur en se faisant l’écho d’une réalité implacable. Le monde, la société, les lieux concrets y sont davantage présents que dans ses précédents recueils : deux poèmes ont pour cadre Londres, un autre est dédié à New York meurtrie par le 11-Septembre, un autre encore dépeint une scène quotidienne dans la chaîne de cafés Costa – ce dernier poème creusant à partir d’une scène banale un jeu de miroirs saisissant entre réel observé et fiction poétique. L’imaginaire des peuples arabes disparaît pour laisser place aux temps et aux lieux présents, à l’ici et maintenant saisi par la poésie, et l’imaginaire de l’Orient cède la place à des références empruntées au patrimoine littéraire européen, comme dans le poème « Revisiter Faust » ou dans « Le bateau ivre » dont le titre fait explicitement référence au poème d’Arthur Rimbaud.

On retrouve aussi en filigrane, tout au long du Royaume d’Adam, une grande figure de la littérature occidentale, celle de Dante et de son Enfer, qui croise celle du poète syrien al-Ma’arri, qui a produit au tournant des Xe et XIe siècles une poésie lyrique marquée par le pessimisme et la tristesse existentielle. Dans ce recueil ténébreux et grandiose, dont l’anthologie nous permet aussi de voir la particularité dans l’œuvre d’Amjad Nasser, la figure du poète attend « dans une longue file devant le registre des morts célestes » puis pénètre les Enfers, comme par erreur : « J’ignore quand et comment j’ai atteint le lieu étranger aux partisans et aux témoins ». Car il ne s’agit pas ici de se projeter dans la mort à venir, mais de visiter les ténèbres en tant que vivant, tel Énée descendant au royaume d’Hadès dans le sixième chant de l’Énéide. Le poète devient alors le témoin et le porte-parole des créatures peuplant le royaume terrestre d’Adam :

« Non, je ne suis pas le messager d’un dieu, je n’en ai pas la force. Mais puisque je suis arrivé là, et qu’aucun ne l’a fait avant moi, excepté peut-être deux poètes, Al-Ma’arrî et Dante, je suis donc le messager de ceux qui sont restés dans le pays secoué par les barils de poudre et le gaz sarin, dans le royaume d’Adam ».

Ce royaume terrestre n’a rien à envier aux Enfers. Le poète vient pour en témoigner et chercher des réponses : « Quelles sortes de monstres ont copulé pour donner naissance à ces créatures qui marchent sur deux pattes, se tiennent debout et commettent avec art les crimes, comme elles écriraient un poème ? » Il s’interroge aussi sur l’impuissance des poètes. Dans le précédent recueil de 2004, c’était avec tendresse qu’il mettait en poésie « L’amitié des poètes » qui, « allongés côte à côte dans le cimetière vert », échangent la lecture de poèmes « visant rien de moins que de changer le monde ». Dans celui-ci, ces poètes peuplent le fond des Enfers, subissant des supplices terribles pour avoir été lâches et impuissants, et confessent leurs fautes (l’un a été « paresseux et égoïste », vivant « des mots écrits avec labeur par d’autres alors qu [’il] dormait »).

Plus qu’une poésie testamentaire ou qu’une projection fantasmagorique vers sa propre mort – que l’on pourrait aisément prêter à Amjad Nasser luttant au moment de l’écriture contre une maladie incurable –, Le royaume d’Adam est l’invention d’un monde autre, vertigineux et sombre, si captivant que l’on souhaiterait avoir accès à l’intégralité du texte.

L’anthologie témoigne donc d’une poésie éclectique et constitue une bonne entrée dans l’œuvre d’Amjad Nasser. Il faut saluer cette entreprise de traduction et d’édition, qui permet de découvrir en français les vers et la prose de l’écrivain jordanien, et d’avoir une vision globale de son œuvre présentée dans un ordre chronologique inhabituel – commencer par les vers sombres de l’ultime recueil constitue un choix fort. On peut regretter que cette première parution en français ne soit pas accompagnée d’une préface pour situer cet auteur encore mal connu en France.

Tous les articles du n° 127 d’En attendant Nadeau