De guerre lasse

Voici deux manières de raconter la guerre. Celle de Charles Vildrac (1882-1971), dont paraissent les Souvenirs militaires de la Grande Guerre, est d’un écrivain et d’un journaliste. Elle se veut objective, sans pour autant renoncer à l’émotion. Celle de Gilles Zerlini dans L’épuration est romanesque, avec ce que cela implique de subjectivité et de flou à l’égard de la vérité.


Gilles Zerlini, L’épuration. Maurice Nadeau, 158 p., 18 €

Charles Vildrac, Souvenirs militaires de la Grande Guerre. Édition annotée et introduite par Georges Monnet. Claire Paulhan, coll. « Pour mémoire », 288 p., 28 €


Commençons par le roman de Gilles Zerlini, qui m’a troublée pour différentes raisons. Des raisons personnelles, il me faut l’avouer : l’auteur est corse et a passé son enfance à Toulon, une ville que je connais bien. Et d’autres raisons, plus littéraires, plus difficiles à définir.

Le livre est constitué de brefs chapitres presque autonomes, qui ont l’air de nouvelles. Ils sont écrits avec soin, comme ciselés, comme se suffisant à eux-mêmes. Ils passent d’un personnage à un autre, sans que leurs liens soient toujours explicités. Ce qui aboutit à un très beau récit, que le lecteur dévore car la tension ne s’y relâche pas, mais qu’il ne comprend pas toujours à la première lecture, le « je » qui s’exprime n’étant pas forcément celui d’un même narrateur, d’une même narratrice.

Ce qui est sûr, c’est qu’un homme, un certain Louis, est le personnage principal. Il a connu la Première Guerre mondiale, y a survécu, s’est marié avant la Seconde, a eu des enfants, et meurt bêtement, oui bêtement, à la fin de la Seconde, qui, comme on le sait, n’en est pas vraiment une, sur le sol français du moins. Il ne meurt donc pas comme un combattant.

Le livre raconte une période trouble, celle de l’Occupation, durant laquelle on était un héros par hasard, ou un traître par calcul ou par inconscience. La compromission était quotidienne, naturelle et nécessaire souvent à la survie. Un état de fait que Gilles Zerlini décrit sans la moindre complaisance. Ce qui l’intéresse, ce ne sont pas les convictions politiques, les opinions, les déclarations, ce sont les hommes et leurs tribulations, leurs tentatives pour survivre, atteindre un peu de bonheur.

On sait ce que le terme d’épuration recouvre en France, à la fin de la guerre : les chasses à l’homme, les emprisonnements et les exécutions, parfois sommaires, de collaborateurs ou de personnes soupçonnées de l’être ; les vrais et les faux résistants, ceux de la dernière heure, qui avaient tourné casaque en même temps que le vent de l’histoire. Le sort des femmes n’était pas plus enviable, on a encore dans la mémoire des photos de crânes tondus, de corps dénudés promenés dans les rues, et parfois de supplices infligés sous les yeux d’une foule excitée, ou avec son aide.

Mais on n’épure pas, on ne débarrasse pas une société que de ses éléments malsains ou prétendus tels. On épure aussi l’eau, pour qu’on puisse la boire, de tout ce qui la salit, de toutes nos déjections. Louis, l’anti-héros du livre, travaille à la station d’épuration de Toulon, c’est-à-dire au milieu des excréments de ses concitoyens. Le soir, quand il rentre chez lui, il dégage une odeur dont il ne parvient pas à se débarrasser. « Son travail, bien entendu, ne sentait pas la rose, il disait par galéjade qu’il gérait les restes des vivants, leur héritage journalier, et qu’à quelques pas de là, juste derrière les murs du cimetière, on gérait les restes des morts. Il était en quelque sorte, comme il se plaisait à le dire, un notaire éphémère, un croque-mort des effluves ».

Charles Vildrac et Gilles Zerlini : de guerre lasse

Le brancardier Charles Vildrac, lors d’un moment de calme dans une tranchée de Vuquois (janvier 1916) © Archives Vildrac

Le récit commence par la fin. Louis est enfermé dans une « petite remise sans air qui pue le vieux caoutchouc et le cuir sur et brûlé des chaussures de gymnastique à lacets », avec deux autres hommes. Ils vont bientôt mourir mais on ne le sait pas, on ne l’apprendra que dans les dernières pages. Le prologue ramasse toute l’histoire de Louis, c’est lui qui s’exprime, comme s’il revoyait le film de sa vie avant de mourir. Parce qu’un de ses compagnons a peur, et que ses aisselles sentent fort, il pense à l’odeur que dégageaient ses « dessous-de-bras lors des assauts du matin » à la guerre de 14. Suit une remarque acide sur la guerre, et une considération sur la mort, sur la fragilité de nos existences humaines : « tu parles d’un assaut, ça a duré des mois et des années. Enfin je m’en suis sorti tout de même. Un quart de siècle plus tard, je suis toujours là, comme un survivant. De toute manière on est toujours survivant de quelque chose, jusqu’à la fin, jusqu’au dernier instant ». Le chapitre se clôt sur ce que sera l’absurdité de sa mort : « Ce serait tout de même dommage d’être sorti vivant de la dernière boucherie de 14 pour mourir ici. » Et plus loin : « Le courage du guerrier, c’est comme un demi-suicide répété plusieurs fois. »

Un premier chapitre qui condense non seulement la vie de Louis mais aussi l’art de l’auteur. Un parler familier, celui de l’homme fruste et simple qu’est Louis. Une critique virulente de la guerre, de toute guerre, la profondeur d’une pensée qui s’exprime avec simplicité ; et, dès le chapitre suivant, le décor, c’est-à-dire la ville. « Toulon est une île, un clos, un retranchement. »

Au « je » de Louis, succède celui de l’auteur, dont la culture cohabite avec le ton du premier, car il demeure proche de ses origines, il en conserve une sorte d’innocence devant le destin, de bonté sans illusions vis-à-vis de ses congénères. Le chapitre intitulé « Philippe » aborde la politique de la même façon, sans discours inutile, sans déclamation, mais avec un humour ravageur. « D’abord je le trouve un peu gonflé, Philippe […] il se présente comme le vainqueur de Verdun, bon ça, on le lui concède, bien qu’il n’y fût pas tout seul, mais de là à devenir chef d’État. Et puis à le voir comme ça, toujours habillé en uniforme, comme s’il débarquait du Front et qu’il n’avait pas eu le temps d’enfiler un costume de ville […] on disait qu’il était maréchal, maréchal-ferrant, ferrant le peuple français ? »

Si le livre traite de l’épuration, il traite aussi de la pureté. Non pas de son regret : de son impossibilité. Nous sommes, physiologiquement, des êtres composés, composites, donc impurs. L’admettre est nécessaire. En politique et en amour, en pensées, en paroles et en actes. Nous sommes donc compromis. C’est ce qui mènera le pauvre Louis à être exécuté. Pourtant il aimait bien la Résistance, « même s’il était un véritable pétainiste ».

Viennent ensuite quelques passages d’une justesse de ton rare sur des personnages de femmes. D’abord celui de « La tondue », autre manifestation de l’épuration. Tout y est parfait, son portrait à elle, défilant nue sous les insultes et les quolibets, les résistants de fin de saison, des pauvres types qui se prennent pour Dieu… « Jamais on ne fait cela aux hommes », conclut Gilles Zerlini. C’est bouleversant, scandaleux, et d’une parfaite sobriété. Qualités que l’on retrouve dans le chapitre qui raconte l’assassinat de Louis. L’auteur travaille-t-il beaucoup ses textes ? Il semble que non : « J’écris souvent comme cela, avec simplicité et sans trop réfléchir. »

Mais le plus beau est l’avant-dernier chapitre, dont je ne dévoilerai rien, avec Marie Fabiani, maquerelle magnifique et candide, qui vécut avec Louis, sans même qu’elle et lui le sachent, la fin’amor des fous de Bassan, ces oiseaux qui habitent les falaises de la mer australe.

Charles Vildrac ne raconte pas la guerre à travers un personnage, comme Gilles Zerlini, mais à travers ses souvenirs. On imagine mal, en effet, un poilu, écrivant ce qu’il est en train de vivre « sous les obus et les crapouillots, parmi les blessés et les morts… ». Il n’a pu, et c’est déjà beaucoup, que prendre quelques notes, à partir desquelles, environ quarante ans après, il a rédigé ses souvenirs, non sans peine, leur rédaction lui ayant coûté une dizaine d’années de labeur. Ce n’était probablement pas un plaisir pour lui de se replonger dans un passé si infernal. Pourquoi s’y est-il astreint ? Poussé par sa seconde épouse, Suzanne Rochat, par ses amis et par le désir de porter témoignage. Il nous livre donc un récit a posteriori, avec les choix qu’opère la mémoire, et organisé selon la logique des évènements mais aussi les associations d’idées qu’ils suscitent. On y distingue trois grandes parties : la mobilisation et les premiers contacts avec « le feu » ; la vie dans les tranchées, aux premières lignes ; le repli stratégique à l’arrière.

Georges Bonnet nous apprend dans son introduction que le grand-père de Charles était « libre-penseur, franc-maçon et républicain » ; que son père avait fait trois ans de bagne pour avoir refusé de « tirer sur sa famille restée à Paris » et qu’à son retour de Nouvelle-Calédonie il devint éditeur. Le jeune Charles grandit dans une atmosphère familiale à la fois cultivée et non conformiste. Les femmes y occupent une place importante, elles ont fait des études et sont institutrices ou « maîtresses d’école ». Celle de Charles, Rose, la sœur de Georges Duhamel, est une femme de caractère (elle est divorcée quand Charles la rencontre, elle intervient à plusieurs reprises pour le faire éloigner des premières lignes et le sauve probablement de la mort) et aussi une femme intelligente et entreprenante : elle monte avec son mari une galerie de peinture qu’elle dirigera seule après la guerre.

Charles Vildrac et Gilles Zerlini : de guerre lasse

Charles Vildrac, avec « le plus humble de ses amis », le percheron « le Gris » © Archives Vildrac.

Avec Georges Duhamel, et quelques autres, Vildrac crée une sorte d’abbaye de Thélème à Créteil et tente, pendant quatorze mois, de vivre avec eux une expérience communautaire qui concilie travail manuel, en l’occurrence l’imprimerie, indépendance matérielle et création artistique. Déjà à cette époque, ainsi que l’écrit Georges Duhamel, Charles Vildrac « montrait un goût très sûr, guidé par une oreille délicate. Je ne connais personne qui se soit, plus sévèrement que Vildrac, purgé du romantisme juvénile, dans le dessein de serrer la vérité, de la circonscrire et de la joindre ».

Toutes choses, exigence du vrai, refus des effets littéraires, aspiration artistique, pacifisme, qu’on retrouve dans ses souvenirs militaires et qui leur donnent un ton unique, fait de retenue dans l’émotion, de sympathie pour ses compagnons et pour les êtres humains en général (ainsi, aucune manifestation de haine vis-à-vis de l’ennemi) et de virulence dans l’indignation contre l’indigence des chefs militaires, prodigues en matériel humain. L’amour de la vie (« Merveille ! sur le parapet d’un boyau, je trouvai une anémone des bois ») et l’humour tempèrent également le sordide et la cruauté des situations.

Hormis la différence de génération entre les deux auteurs (l’un y était et l’autre pas), on trouve, chez Zerlini comme chez Vildrac, la même humanité, la même bienveillance envers leurs congénères, la même insolence, la même colère envers les dirigeants et les « planqués », et la même stigmatisation de l’absurdité. C’est ainsi que l’exécution du grand-père Louis ressemble fort à celle du père de famille, qu’un chef militaire imbécile fait exécuter parce qu’il avait prétendument déserté, dans le récit de Vildrac. Tout au plus le brave homme avait-il faussé compagnie à son régiment pour avancer d’une semaine la permission à laquelle il avait droit, afin d’éviter de mourir sans avoir retrouvé sa famille. Jusqu’à la fin, il ne croyait pas une seconde qu’on aurait la folie de le faire mourir, de transformer sa femme en veuve et ses quatre enfants en orphelins pour « faire un exemple ». « Le Conseil de guerre, présidé par le Général de Division et composé d’officiers de métier, avait pour procureur un très jeune et joli capitaine d’une élégance vestimentaire inconvenante […] Pour tout accusé, appliquant à la lettre le terrifiant code militaire, il demandait la peine de mort comme il eût indiqué le tarif codifié d’une contravention. »

Le pacifiste et libertaire Charles Vildrac, comme l’auteur de L’épuration, ne manque pas une occasion de vilipender les gradés. « Parlant des Allemands, Joffre, dans son optimisme imbécile, disait : “Je les grignote”. Hélas, le grignotement n’était pas à sens unique ! » « On a pu souvent constater, au cours de cette guerre, que la valeur, l’audace, la gloire de nos grands chefs militaires, se mesurait aux chiffres de leurs pertes. » Les horreurs qui en résultent sont d’abord inadmissibles avant d’être épouvantables. On en prend connaissance avec un sentiment de révolte, de colère, plus qu’on en est accablé.

Les deux héros, Louis et le jeune Vildrac, refusent de tuer leur prochain. Vildrac estime qu’« accepter un grade [comme le lui auraient permis ses études], c’eût été m’engager à exécuter des ordres absurdes ou révoltants pour la conscience comme pour le sens commun ». Il se fait admettre parmi les brancardiers, ce qui ne met à l’abri que sa conscience, pas sa vie. « Certes, j’allais remonter en ligne, mais avec un brassard blanc et sa croix rouge. »

Le goût de l’exactitude n’empêche pas Vildrac de respecter le mystère des individus. Il n’est jamais rudimentaire dans sa manière de les décrire, jamais dans un excès de rationalisme. Le cas Rousky en est une bonne illustration. Médecin militaire russe, engagé volontaire, qui appartenait à l’Institut Pasteur, Rousky s’engage dans le régiment de Vildrac uniquement pour veiller sur un ami qui d’ailleurs vient d’être dépêché pour une opération dangereuse. L’ami meurt. Rousky veut mourir aussi. On parvient à le calmer, il se reprend un moment, puis essaie de se suicider. Vildrac l’en empêche à temps et lui dit : « mais au Front l’on est tué, on ne se tue pas soi-même ! – Ah ! vous avez raison, s’écrie Rousky, comme si ma remarque lui apportait une vérité lumineuse, vous avez raison ! J’ai voulu tricher ! J’ai eu la tentation de tricher ! ». C’est dramatique et d’une drôlerie loufoque.C aractéristique de nombreux passages chez Vildrac. Comme celui où le même Rousky cherche à améliorer le transport des blessés grâce à des roulettes : on lui fait croire que ces dernières s’appellent… des roubignoles. Dans le domaine de la sexualité, il y a, ailleurs, cette remarque, terrible, et rarement lue ou entendue : « Chez la plupart des hommes du Front, une longue abstinence avait fini par endormir la chair. S’ils pensaient encore à l’amour physique, s’ils en parlaient ou en écrivaient, c’était par nostalgie plutôt que sous l’emprise d’un besoin normal, besoin que d’ailleurs les fatigues et les épreuves de la guerre pouvaient bien suffire à réduire. »

Certes, les livres sur la Première Guerre mondiale sont nombreux. Mais le récit de Vildrac, en grande partie inédit, possède une qualité peu commune compte tenu du sujet : il n’est pas désespéré. Et certainement moins pessimiste que celui de Gilles Zerlini. Comme si les descendants portaient en eux une tristesse et une amertume dont les combattants eux-mêmes étaient parfois parvenus à se libérer.

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