Une nouvelle langue pour un corps choisi

En Amérique latine, l’espérance de vie des personnes trans est d’environ trente-cinq ans. Victimes d’une violence extrême, elles sont assassinées par balle, poignardées, étranglées, lapidées, brûlées, tuées à la machette. Impossible toutefois de dénombrer précisément ces homicides car, même dans leur mort, elles se retrouvent dépossédées d’une identité si durement conquise. C’est ce que montre Camila Sosa Villada dans son poignant récit, largement autobiographique, Les vilaines : « Chaque fois que les journaux annoncent un nouveau crime, ces misérables donnent le nom masculin de la victime. Ils disent « les travestis », « le travesti », tout ça fait partie de leur condamnation. Le but est de nous faire payer jusqu’au dernier gramme de vie de notre corps. Ils ne veulent pas qu’une seule d’entre nous survive. […] Il y a de plus en plus de disparitions. Il y a un monstre dehors, un monstre qui s’alimente de trans ».


Camila Sosa Villada, Les vilaines. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba. Métailié, 208 p., 18,60 €


Dans des sociétés aussi conservatrices que l’Argentine, où le modèle de la famille traditionnelle est perpétué par les politiques et les institutions religieuses au pouvoir, les attaques homophobes et transphobes ne cessent d’augmenter. Le danger et la précarité peuvent être même amplifiés dans une région de province comme celle où Camila Sosa Villada a grandi : la Córdoba rurale de son enfance, au centre de l’Argentine, théâtre d’une violence familiale et sociale où se succèdent agressions, humiliations et viols. La femme en lui surgit alors « par pure nécessité », face au refus pour l’enfant qu’il était de ressembler à cet homme alcoolique qui le battait et finira par les abandonner, lui et sa mère : « La peur, c’était le père, l’origine de toutes les larmes de trans. […] Cet animal féroce, qui me hantait, qui était mon cauchemar : tout ça était trop horrible pour avoir envie d’être un homme. Je ne pouvais pas être un homme dans ce monde-là ».

Les vilaines, de Camila Sosa Villada : la nouvelle langue d'un corps choisi

Camila Sosa Villada © D.R.

Malgré cette violence inscrite dans son corps, elle ressent ce sexe qu’elle essaie de cacher à tout prix comme un « couteau », vers l’âge de quinze ans, elle deviendra Camila et accomplira ainsi son premier acte d’indépendance, sa première rébellion, en s’habillant « comme une pute » et en affirmant sa « passion pour les braguettes ». Car elle veut surtout être désirée. Ses premières robes, confectionnées avec des bouts de tissu, sont en fait une manière d’imaginer « un monde meilleur » où ce corps réinventé pourrait se montrer et aimer publiquement. « Si jamais une révolution travestie est possible, affirme Camila Sosa Villada dans un entretien, ce serait dans le domaine du désir. On a assez de leurs tentatives de rééducation, des agressions et des assassinats. Ce qu’on veut nous, c’est d’être désirées, entrer dans l’imagination des gens, dans leurs phantasmes. » Car plus cruelle encore que la menace d’une mort prématurée – « au fond d’un fossé, malade du sida, de la syphilis, de la blennorragie » – est l’ombre de la solitude, du manque d’amour, et celle de la stérilité, à laquelle les travesties semblent condamnées ; cette peur de la solitude, qui les conduit d’ailleurs souvent à accepter l’extorsion et la brutalité des maquereaux.

Mais, sous le récit initiatique, retraçant le devenir travesti et la double vie de la protagoniste, étudiante à l’université le jour et prostituée la nuit, se trouve un véritable poème célébrant le combat pour la vie des travestis du Parque Sarmiento. Une poésie incarnée, fidèle à la réalité de leur quotidien : « Avez-vous imaginé un jour que la poésie pouvait prendre une forme si concrète, celle de cette jeune prostituée enceinte qui allait travailler en vélo dans le Parc et sur sa longue chevelure des fleurs, de l’herbe car elle travaillait à même le sol ? », demandait Camila Sosa Villada au public lors d’une rencontre TEDx à Córdoba. C’est cette communauté qui, au fil des pages, devient le personnage principal du livre. La « trans de la cambrousse » qu’elle était y sera accueillie et protégée à son arrivée à Córdoba capital. Une solidarité qui règne en son sein, où « la douleur de l’une est celle de toutes », dépassant ainsi toute espèce de rivalité à l’égard de clients ou de potentiels amants.

Autour de la tante Encarna, mère et sainte patronne de toutes les travestis, s’organise la vie des filles du parc Sarmiento. Son corps porte les stigmates de son martyre, longue ascèse de cent soixante-dix-huit ans, lui ayant permis de connaître la vérité du cœur des hommes : elle « avait toutes sortes de balafres, qu’elle s’était elle-même infligées en prison, mais qui lui étaient aussi restées après les bagarres de rue, des rencontres avec des clients misérables ou des attaques impromptues. […] Ses seins et ses hanches étaient maculés de bleus permanents […] à cause de l’huile de moteur d’avion qui l’avait aidée à modeler son corps, ce corps de mamma italienne qui était son gagne-pain ». C’est elle qui les défend face à la police, qui soigne les blessures infligées par leurs clients, qui les incite à se libérer de leur goût du chongo, des hommes : « “Les bites n’ont aucun goût”, disait Tante Encarna. Elle nous caressait et disait : “Baisse la tête quand tu auras envie de disparaître, mais garde la tête haute le reste de l’année, ma chérie.” » Elle les incitait à s’émanciper du « capitalisme, de la famille, de la sécurité sociale ».

Les vilaines, de Camila Sosa Villada : la nouvelle langue d'un corps choisi

Dans sa forteresse rose de plantes grimpantes, les filles du parc Sarmiento trouvent refuge et réconfort, la possibilité même de devenir mères, avec ce nourrisson abandonné dont seule Encarna entend les pleurs. Elles lui donneront un nom dans cette langue à part qui est la leur : « Éclat des Yeux, baptisé au printemps, a été l’enfant préféré des trans […]. L’enfant trouvé dans le fossé, notre enfant commun, à nous qui étions les filles de personne, rien que des orphelines comme lui, les apprenties du néant, les prêtresses du plaisir, les oubliées, les éternelles complices. Baptisé par une putain paraguayenne habillée de pied en cap comme un animal prédateur, qui a soufflé des bénédictions sur son visage, qui a recueilli avec ses faux ongles les larmes que certaines d’entre nous avaient versées pour bénir avec ces mêmes larmes le front de l’enfant. Et à aucun moment Éclat n’a pleuré ».

C’est bien dans cette force tirée du langage des travestis, dans ce plaisir de la nomination qui enchante et transforme le réel, que réside un des aspects les plus précieux de l’écriture de Camila Sosa Villada : les vétérans des guerres en Afrique deviennent ainsi les Hommes Sans Tête, amis et protecteurs des travestis ; María l’Oiseau, une trans muette, prise dans un devenir animal que personne ne peut arrêter, apprendra à voler. C’est dans ce langage, où fantaisie et abjection se mêlent, très loin du réalisme magique, que la narratrice renaît : « La langue est à moi. C’est mon droit, une partie de la langue me revient. Elle est venue à moi, je ne l’ai pas cherchée, par conséquent, elle est à moi. Ma mère en a hérité, mon père l’a dilapidée. Cette langue, je vais la détruire, la contaminer, la confondre, l’incommoder, la déchirer et la faire renaître autant de fois que nécessaire. »

À cette menace de mort omniprésente, la communauté du parc Sarmiento oppose la vie, le désir, la joie. Rien dans ces pages ne cède à l’exubérance trash que l’on peut retrouver, par exemple, dans le roman Pleines de grâce de Gabriela Cabezón Cámara (traduit par Guillaume Contré aux éditions de L’Ogre). Rien non plus qui cède à la victimisation du simple témoignage, ni à ce misérabilisme vendeur souvent cultivé par la littérature latino-américaine. « Être travesti est une fête » : cette injonction qui scande le récit devient ici une forme de résistance. Camila Sosa Villada ouvre alors son écriture – ce deuxième corps – au bonheur et retient la leçon de la tante Encarna : « Tu as le droit d’être heureuse. »


Cet article a été publié sur Mediapart.

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