La réédition en français de l’article classique de Charles Percy Snow sur l’infranchissable fossé entre la culture scientifique et la culture littéraire, Les deux cultures, conduit à se demander si leur ignorance et peut-être leur haine réciproques sont vraiment inévitables. Dans un livre passionnant sur le Cercle de Vienne, Pensée exacte au bord du précipice, le mathématicien Karl Sigmund ne montre-t-il pas qu’il y a eu des époques où elles étaient en harmonie ? Mais les noces de la science et des lettres ne se commandent pas.
Charles Percy Snow, Les deux cultures. Suivi de Supplément aux deux cultures et d’État de siège. Trad. de l’anglais par Claude Noël et Christophe Jacquet. Introduction de Stefan Collini. Les Belles Lettres, coll. « Le goût des idées », 200 p., 13,90 €
Karl Sigmund, Pensée exacte au bord du précipice. Une histoire du Cercle de Vienne. Trad. de l’allemand par Delphine Chapuis-Schmitz. Postface de Douglas Hofstadter. Markus Haller, 496 p., 28 €
On se demande, en relisant la fameuse conférence prononcée par Charles Percy Snow en 1959, pourquoi elle souleva tant de tempêtes, car elle ne faisait que constater une évidence, qui avait existé dans la culture anglaise depuis longtemps, notamment avec l’opposition entre Coleridge et Bentham, entre Matthew Arnold et Thomas Huxley. La thèse de Snow était simple : elle se bornait à constater que, au moins depuis la révolution industrielle, les intellectuels littéraires s’étaient comportés comme des luddites, et avaient écrasé de leur mépris les études scientifiques, alors qu’elles sont une composante essentielle d’une véritable culture.
Combien de littéraires, demandait Snow, savent ce qu’est la seconde loi de la thermodynamique ? Il s’en prenait surtout à la culture d’Oxbridge et à l’esprit élitiste et arrogant des littéraires « purs » comme T. S. Eliot et à l’irresponsabilité d’auteurs comme Wyndham Lewis et Ezra Pound, qui firent plus que flirter avec le fascisme. C’est sans doute ce genre de remarques – parfaitement justes – qui suscitèrent l’ire du grand critique littéraire de Cambridge, Frank Raymond Leavis, qui fit une réplique cinglante à Snow, rappelant sa nullité comme romancier, et défendant la primauté de la culture littéraire. Snow attaquait avec raison la légèreté des littéraires. Mais, de son côté, le grand puritain de la littérature Leavis avait sans doute raison de défendre sa version exigeante et hautaine de ce qu’il appelait « la grande tradition » et « la recherche commune ». Leavis était-il pourtant un défenseur plus pur de l’esprit qu’Ernest Rutherford ou que le statisticien Ronald Fisher (récemment déboulonné pour ses vues sur l’eugénisme) ?
Dans l’introduction de cette réédition (le livre de Snow fut jadis publié dans la regrettée collection « Libertés »), Stefan Collini replace le débat dans le contexte de l’évolution des universités britanniques et il a raison d’insister sur l’originalité de la défense par Snow d’une « troisième culture » née de l’informatique qui permettrait peut-être de surmonter le fossé entre les deux cultures. Mais, un demi-siècle après, la situation décrite par Snow a-t-elle changé ?
En Angleterre comme ailleurs, les littéraires n’ont plus la prééminence qu’ils pouvaient avoir encore dans les années 1950. Les universités n’ont plus comme objectif de former à une culture générale. Les formations scientifiques et techniques sont plus que jamais étanches relativement aux études littéraires et on a l’impression souvent que, si nombre de scientifiques n’ont jamais lu une ligne de Proust ou de Joyce, nombre de littéraires ne savent pas plus ce qu’est la masse ou l’accélération. Un exemple parmi tant d’autres : depuis 1968, les candidats à l’agrégation de philosophie n’ont plus à passer un certificat de spécialisation scientifique.
Ce qu’on a appelle la « popular science », qui produit des vulgarisations à destination du grand public, peut-il tenir lieu de « troisième culture » ? On s’est moqué jadis des prétentions de Sokal et Bricmont à dénoncer les absurdités pseudo-scientifiques des tenants de la « French Theory », et les littéraires se plaignent du mépris, voire de la haine, qu’ont les scientifiques pour la littérature. Mais que font-ils eux-mêmes pour essayer de tenir compte de la science dans leurs propres travaux ? Ainsi, dans La haine de la littérature (Minuit, 2015), William Marx s’en prend à Snow et à sa conception philistine de la culture, et se moque de la prétention d’un philosophe comme Gregory Currie – dont il ne semble pas avoir lu les livres sur le récit ou l’imagination – à utiliser la psychologie pour traiter de la question de la connaissance littéraire. Mais Marx manifeste le même mépris à l’égard des travaux scientifiques que celui que ces derniers manifestent pour les travaux littéraires.
On se serait attendu à ce qu’il se hausse un peu plus haut pour saisir l’unité de la culture littéraire et de la culture scientifique, que comprenaient un peu mieux, deux générations avant, Valéry et Benda, ou Queneau et les pataphysico-oulipiens. Pour prendre une analogie dans un tout autre domaine : n’est-il pas possible d’entendre l’âme polonaise aussi bien dans les œuvres de Leśniewski et de Kotarbiński que dans celles de Chopin et de Gombrowicz ? Il faut certes un autre type d’entendement et de sensibilité pour comprendre à la fois les uns et les autres, mais qui ne voit qu’il y a quelque chose de commun entre la logique, la passion pour la vérité, et la passion pour les humains tout court ? Il manque une case aux scientifiques, et il en manque une aux littéraires. Mais n’y a t-il pas un point de vue où les cases manquantes se rempliraient (Musil fut un des rares à le comprendre) ?
Jadis, Wolf Lepenies salua l’avènement de la troisième culture sous l’égide de la sociologie (Les trois cultures, éditions de la MSH, 1990). Mais la sociologie peut-elle tenir lieu de pont entre littéraires et scientifiques ? Si elle rejette par principe comme « naturalistes » tous les travaux qui peuvent venir de la psychologie et de la biologie, elle a peu de chances d’introduire à ce qui pourrait tenir lieu de culture scientifique de substitution. Dans l’autre « culture », les scientifiques sont-ils prêts à s’ouvrir à l’histoire, notamment celle des sciences ? Il suffit d’avoir assisté, dans les panels interdisciplinaires qui rythment aujourd’hui la vie académique, à ces discussions sur les crédits de recherche où des savants respectables sont prêts à accorder sans sourciller des financements généreux à des projets médiocres en sciences sociales, en littérature ou en philosophie, qui mêlent les lieux communs du postmodernisme le plus éculé à des positions toutes plus relativistes et politiquement correctes les unes que les autres, pour comprendre que ces scientifiques ne font pas de différence entre les littéraires et les amuseurs publics. Ils s’en foutent.
Comment, dans ces conditions, s’étonner que ce soient les intellectuels les plus ignorants de la science, et les scientifiques les plus ignorants de la littérature qui tiennent le haut du pavé ? Pourquoi la littérature est-elle tenue pour la seule représentante de l’Esprit ? Pourquoi en France les scientifiques ne sont-ils pas considérés comme des intellectuels à part entière ? Est-ce seulement parce que certains d’entre eux, quand ils se hasardent hors de leur domaine, se réclament de Heidegger, de Derrida, ou de Michel Serres et disent souvent des bêtises eux aussi ? L’aveuglement d’un Renan et de ses descendants face aux belles-lettres n’est-il pas le miroir de celui d’un Cousin et de ses descendants face aux sciences ? On pardonne à l’Oulipo, mais on n’aime pas les écrivains qui jouent aux savants, ni les savants qui jouent aux écrivains. On pardonne aux Oulipiens de naviguer entre littérature et mathématiques, sans pour autant les prendre très au sérieux.
Snow avait raison, mais il n’avait pas les arguments de sa thèse. Pourquoi, dans le monde britannique, n’évoque-t-il pas la fructueuse interaction entre des penseurs scientifiques de Cambridge, comme l’économiste Keynes, les mathématiciens Russell, Frank Ramsey et G. H. Hardy, d’un côté, et des écrivains comme Virginia Woolf, Lytton Strachey et E. M. Forster de l’autre, qui interagirent dans le Bloomsbury Group dans les années 1930 ? Pourquoi n’évoque-t-il pas le Cercle de Vienne, qui réunit à la même époque les plus grands mathématiciens, économistes, sociologues, philosophes, logiciens autrichiens et allemands et qui étendit son influence sur toute la culture littéraire et artistique de l’époque, notamment Musil et Broch ?
Ces gens étudiaient la théorie de la relativité, la nouvelle logique, les statistiques et les probabilités, les mathématiques et l’économie, et ils étaient aussi à l’aise dans ces matières austères que dans les discussions sur la poésie, le roman ou l’architecture. Leur idéal était d’unifier les sciences, mais il ne leur serait jamais venu à l’esprit de les opposer à la culture littéraire. Certes, ils n’aimaient pas la philosophie spéculative et « pure », celle de l’idéalisme allemand, et ils vénéraient la science, mais ils ne voyaient pas en elle l’ennemie de l’Esprit, contrairement aux tenants de la Lebensphilosophie.
Même si on a beaucoup étudié le Wiener Kreis, ses querelles internes et ses avancées intellectuelles, véritable creuset de la culture du vingtième siècle, le livre passionnant de Karl Sigmund se distingue des travaux récents (ceux de Friedrich Stadler, de Thomas Uebel, d’Elisabeth Nemeth, entre autres) par le souci de rendre les personnages centraux vivants et de les aborder à travers leurs vies personnelles comme en un roman, et avec une superbe iconographie, et servi par une traductrice experte. On imaginait Ina Carnap et Hennie Popper en bonnes épouses tapant les manuscrits de leurs époux à la machine, on les découvre jeunes filles passionnées.
Dans Pensée exacte au bord du précipice, on découvre aussi des figures moins connues, comme le physicien Friedrich Adler ou l’écrivain Rudolf Brunngraber. Karl Sigmund s’attarde longuement sur la figure centrale de Moritz Schlick, le fondateur et l’âme du Cercle, et raconte son assassinat par le psychopathe nazi Johann Nelböck, qui scella la fin du Kreis, et sa dispersion. On blanchit l’assassin, et la presse le loua d’avoir tué le patron d’un foyer de pensée juive. Au même moment, Heidegger accédait au rectorat à Freiburg, et affirmait : « Die Wissenschaft denkt nicht » contre la pensée scientiste et juive. Carnap, qui avait moqué son « Das nichts nichtet » comme typique du non-sens, n’eut plus, avec nombre de ses amis, qu’à émigrer.