Cette traduction des neuf premiers chapitres du Genji monogatari, le chef-d’œuvre japonais de l’an mil, base jamais ébranlée de ce qu’il y a de plus sui generis dans la culture du Japon, présente un double intérêt. D’abord évidemment de rendre accessible, dans une édition partielle mais non pas abrégée, un des textes les plus passionnants de la littérature mondiale, les plus envoûtants, les plus merveilleusement écrits. Mais également de retrouver en Kikou Yamata, traductrice du début du livre en 1928 aux éditions Plon, une très aimable et talentueuse écrivaine de langue française, d’origine japonaise par son père diplomate formé à l’ouverture sur l’Occident par la révolution de Meiji et envoyé comme consul à Lyon au début du XXe siècle.
Murasaki Shikibu, Le roman de Genji. Trad. du japonais par Kikou Yamata. Introduction de Monique Penissard. Vendémiaire, coll. « Compagnons de voyage », 336 p., 20 €
Kikou Yamata a en effet une personnalité captivante. Élevée à Tôkyo, elle revient en France dans les années 1920, publie en 1924 à Paris un recueil de ses traductions de la poésie japonaise la plus antique, préfacé par Paul Valéry, et enfin ce fragment du Genji à partir de la traduction anglaise d’Arthur Waley qu’elle amende et éclaire en simplifiant notamment les titres compliqués des personnages.
Sur cette femme remarquable, qui eut la mauvaise idée d’aller avec son mari zurichois donner une série de conférences dans son pays natal en 1939, ce qui valut au couple de demeurer piégé à Tôkyo jusqu’en 1949, l’excellente introduction de Monique Penissard fournit l’information essentielle. Quant à ses choix de traductrice, René de Ceccatty les justifie dans une notice qui clôt le volume. Il y explique les raisons qui lui ont fait exhumer ce court extrait d’une œuvre monumentale en cinquante-quatre chapitres, pour laquelle nous disposons d’une version intégrale française (1977-1988) due à l’éminent japonologue René Sieffert, reparue aux éditions Verdier en 2011, version savante dans laquelle tous les amoureux de cette ancienne littérature ont lu les aventures du prince Genji, fils illégitime de l’empereur. Le texte de Kikou Yamata, plus libre, d’une écriture vive et charmante, a paru au directeur de cette récente collection une bonne initiation à ce roman prestigieux et aristocratique, jamais ennuyeux mais parfois d’un raffinement un peu obscur. Il a eu tout à fait raison.
De quoi s’agit-il dans cette chronique de la vie de cour sans doute commencée par une veuve devenue dame d’honneur de l’impératrice Akiko vers l’an mil et poursuivie pendant au moins deux décennies ? Essentiellement d’amour, et plus exactement de libertinage. Le prince Genji, bien que fils préféré, ne peut prétendre accéder, vu l’illégitimité de sa naissance, aux rangs les plus élevés d’une société hiérarchisée, dont les pouvoirs ne sont du reste que formels (l’Empire japonais, contrairement à celui de Chine, qu’il imite superficiellement, a une vertu de représentation mais n’exerce aucun pouvoir réel : ce sont les daimyos, gouverneurs locaux et chefs de clans militaires qui le possèdent au gré d’alliances éminemment ductiles). Il fait donc partie d’une société de jeunes gens bien nés dont les activités ont peut-être une composante sérieuse mais qui semble se limiter à l’organisation des mille et une festivités émaillant l’année officielle : danses, chants, concours de poésie, louanges publiques à la famille impériale, défilés et autres babioles fort prisées des courtisans.
Ces activités ludiques, dont les acteurs sont tous des hommes, avantagent les plus beaux d’entre eux, les mieux bâtis en force et en souplesse, mais aussi les plus gracieux et surtout les mieux formés à l’emploi du pinceau permettant d’écrire avec élégance les caractères chinois (kanji), à la récitation des meilleurs poèmes classiques (chinois ou sino-japonais), à l’art de faire résonner le koto ou le luth sur les airs à la mode.
Dans la somptueuse cité (Heian-kyô, fondée en 794 par l’empereur Kammu, aujourd’hui Kyôto), jusqu’au XIIe siècle et au début des désastreuses guerres civiles, une civilisation brillante, celle de l’âge d’or du Japon, établit des palais de bois, les meuble magnifiquement, les entoure de jardins, tous lieux habités par les grands de ce monde servis par une volée de soldats, intendants, conseillers et, pour les dames, de chambrières sélectionnées pour leur beauté.
C’est évidemment une société étroite, fort préoccupée de toilettes et de parfums, où presque tout le monde se connaît, s’épie, et où les grâces et les disgrâces, les ragots et les potins circulent sans obstacle. Il faut donc sans cesse y calculer son apparence et ses gestes, y négocier entre affidés, s’y prémunir contre les intrigues, tenter surtout de se cacher quand on s’engage dans des entreprises scabreuses.
Or celles-ci sont l’unique souci ayant quelque constance parmi les jeunes hommes les plus en vue, car leur désœuvrement, leur frivolité foncière, leur goût du plaisir, ne semblent leur permettre de s’intéresser qu’à l’amour, sous la forme de la conquête rapide, et sinon brutale du moins à la hussarde, de tout ce qui se présente de jeune et de joli en matière de filles d’un bon niveau culturel, donc social, aux alentours.
Dans cette chasse permanente, le jeune Genji est passé maître et, tout comme ses camarades avec lesquels il engage, tout au début du livre, une controverse amicale à propos des mérites respectifs de plusieurs catégories de proies féminines plus ou moins disponibles, il ne néglige pas non plus certaines appétissantes roturières en vrai « trousse-kimono » (l’expression est de Kikou Yamata). Quitte à ne pas du tout pouvoir identifier, après une nuit sans lumière qu’il a passée en compagnie d’une demoiselle convoitée, et un départ précipité avant l’aube, le visage de l’inconnue de rencontre. Ce qui est sûr – le texte, d’une réserve non dépourvue de malice, ne le dit pas mais cela va de soi – c’est qu’il a couché avec elle, et parfois une grossesse, toujours accueillie favorablement malgré la gêne aux entournures sociales souvent à craindre, vient l’attester de manière évidente.
On devrait se lasser vite de l’accumulation de ces frasques où se succèdent les héroïnes qui, tôt jalouses les unes des autres, multiplient les billets pleins de citations poétiques et de torrents de pleurs, tout en décevant parfois leur amant (l’inverse ne se produit jamais) par leur gauche maniement de la calligraphie (fi d’une partenaire peu cultivée ! Ou qui révèle soudain, en pleine lumière, avoir un nez trop long et au bout rouge !).
Il n’en est rien et un charme intact émane encore de ces écritures venues non seulement d’un si lointain passé, mais d’une culture si intensément différente. Cela est dû à plusieurs causes. On sera sensible en premier lieu à l’image étrangement attachante de ces rencontres nocturnes, parfois dans de vieux bâtiments délabrés où voltige l’aile du fantastique le plus inquiétant, rencontres toujours étonnantes en ce que le luxe du Kyôto citadin s’y matérialise en îlots de noblesse architecturale perdus dans les filets d’une nature omniprésente et revêtant en toute saison des aspects divers dont la narratrice sait faire éprouver concrètement au lecteur la réalité prégnante : fleurs, herbes folles des lieux délaissés, éblouissement causé par la vue d’arbres sous la neige. Le texte miroite infiniment de vignettes ciselées qui donnent à voir à quel point ce Japon ancien, tout urbain qu’il semble être, paraît enchâssé, protégé ou menacé, par la puissance d’une nature magique.
Bien sûr, le talent de Dame Murasaki, chroniqueuse à la fois réservée et mordante, pudique et audacieuse, réaliste dans ses jugements et presque tendrement admirative de son héros sans pour autant dissimuler aucune de ses faiblesses, cet art unique de romancière sophistiquée, joue le rôle principal dans la séduction pérenne de ce livre. Mais il y a encore autre chose. Et c’est l’espèce d’effarement qui nous saisit devant cette prose sans égale nulle part ailleurs, sous aucun climat : celle d’une femme qui écrivait à l’époque où l’Occident stagnait dans le long marasme né des suites de l’effondrement de l’Empire romain – avant la Renaissance de notre XIIe siècle.
Une femme ! Pas une seule personne de sexe féminin, où que ce soit dans le monde, n’est capable en l’an mil d’exprimer son génie comme cette extraordinaire Japonaise. Pourtant elle n’est pas alors, chez elle, la seule écrivaine à bénéficier – malgré le machisme avéré de la société qu’elle décrit – de la capacité d’écrire un chef-d’œuvre défiant les siècles, qui plus est en inventant sa langue (en vernaculaire hiragana, seuls les hommes disposant du droit d’user de l’écriture noble, les kanji d’origine chinoise), et du même coup, tout simplement, d’inaugurer rien de moins que la littérature moderne au Japon.
Deux autres conteuses au moins, Sei Shônagon (les fameuses Notes de chevet, Gallimard, 1966) et l’anonyme « Mère de Fujiwara no Michitsuna » (Mémoires d’une éphémère, Collège de France, 2006), témoignent hautement, avec elle, de l’originalité absolue d’un pays dont le kami Soleil (Amaterasu), dispensateur de toute vie sur terre, est non pas un dieu mais une déesse, et dévergondée qui plus est.
Qu’on ne cherche pas pourquoi le pays du Soleil-Levant est si cher à quelques-uns, malgré ses turpitudes et son délirant militarisme de voyous masculins. Il suffit de rappeler que c’est sur une romancière géniale et non un romancier que le fond même de sa spécificité, le surgissement de sa culture et de son art, ont été en l’an mil assis. Une culture millénaire qui a irrigué cette si singulière civilisation pour toujours. Et lisez les quarante-cinq autres chapitres du Genji, ils en valent la peine.