À travers Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, c’est surtout à l’histoire du mouvement révolutionnaire allemand que l’historien Gilbert Badia (1916-2004) aura consacré une grande partie de ses recherches. Ainsi ce récit minutieux sur le spartakisme et la révolution allemande, publié en 1967, que les éditions Otium viennent de rééditer en y adjoignant vingt-quatre documents qui le complètent fort utilement.
Gilbert Badia, Le spartakisme. Les dernières années de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Préface de Nicolas Offenstadt. Otium, 600 p., 25 €
Avant toute chose, on doit complimenter cette maison d’édition, Otium. Pour la sélection de ses titres bien sûr, dont la réédition de cet ouvrage majeur de Gilbert Badia, mais aussi pour le soin apporté à la fabrication, au choix esthétique de la maquette ainsi qu’à l’appareil critique (repères chronologiques, biographies) et pour la présence de cet index qu’on trouve de moins en moins dans les ouvrages universitaires. Cela traduit un respect de l’auteur.e dont devraient s’inspirer les « grandes » maisons d’édition.
Germaniste et militant communiste, Gilbert Badia, apprenons-nous dans la préface de Nicolas Offenstadt, a séjourné comme Jean-Paul Sartre et Raymond Aron dans l’Allemagne nazie d’avant la Seconde Guerre mondiale. En France, sous l’Occupation, il rejoint la Résistance et, à la Libération, il entre au journal communiste Ce soir, dirigé par Aragon. Enseignant, il part plus tard pour l’Algérie tout juste indépendante où il met sur pied le département d’allemand à l’université d’Alger. On lui doit les premiers travaux sur les antifascistes allemands émigrés en France (Les barbelés de l’exil, Presses universitaires de Grenoble, 1979 ; Exilés en France. Souvenirs d’antifascistes allemands émigrés, Maspero, 1982). En 1973, il lance la revue Connaissance de la RDA grâce à laquelle le public français aura accès à des auteurs aussi essentiels de la littérature allemande (et pas seulement est-allemande !) du XXe siècle que Christa Wolf, Volker Braun et Heiner Müller – pour n’en citer que quelques-uns.
Le point de départ de son livre est le 4 août 1914, lorsque le parti social-démocrate vote à l’unanimité au Reichstag les crédits de guerre. Le soir même, une dizaine de ses membres, effondrés, se réunissent dans l’appartement berlinois de Rosa Luxemburg. De cette rencontre naîtra autour de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, le seul député au Reichstag à s’être insurgé contre les crédits de guerre, le mouvement qui prendra plus tard le nom de « spartakisme ». Liebknecht, avocat de profession, est un orateur qui « aime parler aux foules et sait toucher les cœurs ». Rosa Luxemburg, elle, est la théoricienne du groupe. Avec Franz Mehring, ils seraient, selon Badia, les « Trois Mousquetaires » du spartakisme.
Pour comprendre le vote en faveur de la guerre, ou plutôt, comme il fut dit, « en faveur de la légitime défense », il faut se souvenir que la guerre avait éclaté de façon soudaine. Les dirigeants sociaux-démocrates étaient en vacances, au bord de la Baltique ou en Italie. Mais, de toute façon, la fièvre patriotique avait gagné les rangs du parti et la société. Tandis que, contrairement à ce qui avait été prédit par tous les belligérants, la guerre s’éternisait, le Reichstag allait voter à nouveau en décembre de la même année les crédits de guerre. Cette fois, Liebknecht, qui avait, malgré son désaccord, respecté la discipline du parti le 4 août, sera le seul député à ne pas les voter. À partir de ce moment-là, il ne cessera de subir des attaques de part et d’autre. Comme il est mobilisé, le gouvernement lui interdit « toute agitation orale ou écrite » en Allemagne. Rosa Luxemburg est, elle, rapidement condamnée à un an de prison pour propagande antimilitariste.
Restée dans le parti, l’opposition tente de s’organiser, tout en se sachant sous la menace constante de la police. On communique en langage codé et on prévoit où caser les enfants en cas d’arrestation. Les hommes, pour la plupart, sont envoyés au front, le moyen le plus expéditif de les neutraliser. Liebknecht est finalement arrêté à l’issue de la manifestation du 1er mai 1916, à Berlin. À l’annonce de sa condamnation, des grèves éclatent dans plusieurs villes. À Berlin, les grévistes auraient été au nombre de cinquante-cinq mille. Sur le front, Liebknecht serait devenu « l’homme le plus populaire des tranchées ». À peine libérée, en février 1916, après avoir purgé une première peine, Rosa Luxemburg est elle aussi à nouveau arrêtée. L’opposition reste dans le parti pour, dit Leo Jogiches, « combattre et contrecarrer pas à pas la politique de la majorité[du parti], protéger les masses contre la politique impérialiste pratiquée sous le couvert de la social-démocratie et utiliser le parti comme lieu de recrutement pour la lutte des classes prolétarienne anti-impérialiste ».
Mais si l’opposition entend rester dans le parti, la majorité contre laquelle elle lutte l’en chassera. Les dirigeants sociaux-démocrates redoutent son influence, le nombre de députés votant contre les crédits militaires étant en progression. Les 6 et 8 avril 1917, la scission est actée à Gotha et un parti social-démocrate indépendant (USPD), auquel adhèrent les spartakistes, est créé dans un climat de divergences et d’incompatibilités personnelles, notamment celle de Rosa Luxemburg vis-à-vis de Karl Radek dont elle met en doute l’intégrité. Un parti, selon Badia, qui est plutôt un conglomérat de tendances. Tout au long des années 1917-1918, les grèves se succèdent, attisées par l’espoir que fait naître la révolution d’Octobre en Russie, laquelle Russie a signé le 3 mars 1918 à Brest-Litovsk la paix avec l’Allemagne. Le nouveau gouvernement du prince Max de Bade montre des signes d’apaisement. Liebknecht est amnistié. Une foule estimée à plusieurs milliers de personnes vient l’accueillir. Dès sa sortie de prison, il est fêté à l’ambassade russe de Berlin et reçoit un télégramme de félicitations de Lénine. En novembre 1918, à peine la guerre achevée et perdue, la révolution allemande éclate.
Lassés par un conflit qui n’a servi à rien, épuisés et aspirant à la paix, les ouvriers créent des soviets sur le modèle de la Russie révolutionnaire. Si les spartakistes sont peu nombreux dans le Reich, ils déploient en revanche une fantastique activité. Ils manquent certes de journalistes pour leur organe Die rote Fahne (« le drapeau rouge »), mais Rosa Luxemburg en assume la parution jusqu’à l’épuisement. Quoiqu’elle-même n’approuve pas la répression que subissent en Russie les adversaires des bolcheviques (on se souvient de sa célèbre phrase, reprise par les dissidents est-allemands : « la liberté, c’est celle de ceux qui pensent autrement »), les spartakistes sont les défenseurs les plus motivés de la révolution d’Octobre. Une campagne d’excitation contre eux est lancée par le gouvernement. Elle est destinée à créer un climat de panique dans la société allemande. Rumeurs, menaces de mort, calomnies antisémites se succèdent. Banquiers et industriels organisent des collectes pour combattre le bolchevisme. « C’est à cette époque, écrit Badia, que sont nés en Allemagne les mythes de l’homme-au-couteau-entre-les-dents […], des spartakistes [assimilés] à des sous-hommes malfaisants qu’il convenait d’exterminer. » On sait combien cette campagne sera amplifiée par le nazisme.
Ce qu’on a appelé « la semaine sanglante » survient dans ce climat. Face à la confusion des insurrections, des appels spontanés à la grève, de mouvements qu’ils ne contrôlent pas, les spartakistes sont divisés, hésitent, conscients de leur faiblesse. Devançant la défaite, certains s’enfuient. Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht refusent de déserter. Ils veulent partager le sort des masses écrasées par la contre-révolution, ce qui leur coûtera la vie. Le 8 janvier 1919, les troupes de Noske, le ministre de la Défense social-démocrate, vont procéder à une chasse à l’homme. Ils ratissent Berlin, défoncent des crânes, exécutent de façon bestiale plus de cent cinquante révolutionnaires. Dans sa préface, Nicolas Offenstadt relate les conditions de l’arrestation des deux leaders et leur torture avant l’exécution. Le 15 janvier 1919, ils seront assassinés. On ne retrouvera le cadavre de Rosa que le 31 mai dans les eaux du Landwehrkanal. Elle avait été libérée le 8 novembre précédent. Son compagnon, Leo Jogiches, sera à son tour abattu par un policier deux mois plus tard. Il n’y aura jamais de réelle investigation ni de procès des assassins. Une tentative de la RDA échouera en raison de la mauvaise volonté de la RFA.
Des principaux initiateurs du mouvement spartakiste et de la création du KPD (Parti communiste allemand) le 1er janvier 1919, il ne restera, après l’assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, que Clara Zetkin. Franz Mehring est mort de désespoir peu après l’annonce de la disparition de ses deux compagnons. À propos de Liebknecht, Romain Rolland dira que cet être « pur, fiévreux, faible et violent » se serait « grisé de l’idée du coup de force à l’exemple du bolchevisme russe » et qu’il est allé au combat « sachant que Spartacus serait, une fois de plus, écrasé ». De son côté, le jeune poète Bertolt Brecht composera, avant qu’on ait retrouvé son corps, l’« Épitaphe 1919 » à la mémoire de Rosa Luxemburg :
« Rosa la Rouge aussi a disparu
Où repose son corps est inconnu
D’avoir dit aux pauvres la vérité
Fait que les riches l’ont exécutée. »
Grâce à l’accès aux archives de Merseburg en RDA ainsi qu’à l’Institut du marxisme-léninisme à Berlin (Est), Gilbert Badia pourra rédiger le premier ouvrage de référence en français sur la révolution allemande, avant celui que l’historien Pierre Broué publiera en 1971 (Révolution en Allemagne. 1917-1923, Minuit). L’un et l’autre, quoique de sensibilités différentes, le premier communiste, le second trotskiste, se rejoindront sur les raisons de l’échec. Sans doute Badia fut-il, comme le relève Nicolas Offenstadt, un « emmerdeur » (Paul Laurent) dans le parti. Offenstadt a raison de dire qu’il discute tout au long de son texte l’action des spartakistes. Il n’est pas dans l’apologie du mouvement, mais dans son analyse.
Gilbert Badia n’ira pas cependant jusqu’à reprendre les thèses du philosophe marxiste Georg Lukács, alors en disgrâce dans le mouvement communiste orthodoxe, et qu’il connaissait pourtant – il devait même traduire certaines de ses œuvres des années plus tard. Dans Histoire et conscience de classe (Minuit, 1960), Lukács confrontait la spontanéité des masses à l’action du parti, à son inexpérience qui permet précisément d’expliquer l’échec de la révolution de 1918. C’est aussi dans le livre fameux de Lukács qu’on trouve le plus bel éloge de Rosa Luxemburg, théoricienne marxiste assassinée, comme Liebknecht, à l’âge de quarante-sept ans.