On a tous une histoire

Le dernier roman de Nancy Huston, Arbre de l’oubli, démarre à Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso, en 2016. Shayna, une Américaine de vingt-quatre ans, se rend pour la première fois de sa vie en Afrique. Elle voyage avec son amant, Hervé, un médecin humanitaire haïtien. Au chapitre suivant, nous sommes à New York, dans le Bronx, en 1945. Joël, cinq ans, et son frère Jeremy, huit ans, écoutent, terrorisés, les cris de leur mère, Jenka. Avec son mari, Pavel, Jenka vient de comprendre que leur famille restée à Prague, dans l’ex-Tchécoslovaquie, a été exterminée à Theresienstadt et à Auschwitz.


Nancy Huston, Arbre de l’oubli. Actes Sud, 320 p., 21 €


Cette famille américaine juive totalement laïque bascule en une nuit dans une autre dimension. Les enfants seront dorénavant inscrits dans une école hébraïque et porteront la kippa. Ils sont assignés à une pratique religieuse dont ils ignoraient tout la veille. Joël s’engage corps et âme dans ce qui n’est au fond pour lui qu’un moyen de rivaliser avec son frère aîné, Jérémy, que sa mère lui préfère. Le jour de sa bar-mitzvah, alors qu’il voit enfin dans les yeux de sa mère la joie de le voir devenir « un homme… un homme juif », il se fait le serment de ne plus manger d’animaux, de ne plus porter une kippa et de ne plus jamais mettre les pieds dans une synagogue. Joël est le père de Shayna.

Nancy Huston nous transporte ensuite à Nashua (dans le New Hampshire) entre 1955 et 1960 et nous fait découvrir Lili Rose, six ans. Cet être en devenir, comme Joël, grandissant comme de concert avec Shayna, sera bientôt sa mère adoptive. Ainsi, par allers et retours dans le temps et dans l’espace, le lecteur voit grandir simultanément une jeune femme et ses futurs parents, l’un biologique, l’autre adoptif, comme si leurs devenirs, suivant leur propre branche, leur propre lignée, se proposaient dans ce récit d’advenir en même temps. Ce découpage astucieux du roman fait apparaître la généalogie comme une question dramatiquement présente. Mais il montre aussi que la famille, qui apparaît comme une unité logique, est en réalité composée d’histoires disparates ne s’accordant qu’au prix d’une fiction.

Arbre de l’oubli, de Nancy Huston : on a tous une histoire

Nancy Huston (2007) © Jean-Luc Bertini

Le destin des parents de Shayna, Joël et Lili Rose, est d’une grande importance dans le tissage complexe de l’identité de Shayna alors même que toute l’attention de cette jeune femme se tourne de sa mère biologique vers une femme afro-américaine, Selma Parker, qui a accepté moyennant finance d’être mère porteuse pour Joël et Lili Rose. De cette inconnue dans l’équation de l’identité de Shayna, rien ne sera dévoilé, ou presque. Elle n’a pas de voix propre, aucun chapitre ne décrit son parcours, elle n’existe quasiment que dans l’imagination de Shayna qui souhaite la rencontrer, lui écrit, et ne reçoit aucune réponse. Ce personnage central du roman se refuse à la narration, à la rencontre, à la reconnaissance. Le désarroi de Shayna, jeune femme noire de peau qui ne se reconnait pas dans sa mère blanche et ne reçoit pas de son père une transmission de la judéité qu’il a lui-même mise de côté, se dévéloppe à l’ombre de cette mère absente. On reconnaît là un thème que Nancy Huston a déjà abordé dans ses précédents romans : « Le lien que j’avais, petite, avec ma mère était un lien d’absence », confiait l’écrivaine au magazine Lire en 2001. « C’est pour cela que je suis devenue écrivain, parce qu’il y avait dans ma vie quelque chose d’incompréhensible qui requérait un immense et perpétuel effort d’imagination pour tenter de le comprendre. » Le livre, pour Nancy Huston, est une mère de substitution.

La couleur de peau de Shayna, noire comme celle de Selma Parker, sa mère biologique, est ici une frontière insurmontable entre elle et sa mère adoptive : c’est une ségrégation au sein même de leur rapport mère-fille. On peut imaginer ou espérer que Shayna entendra un jour les récits de filiation qui la concernent au sein de sa famille adoptive mais auxquels elle refuse de se rattacher. Il lui faut d’abord soigner le lien rompu avec sa mère biologique et faire la paix avec le destin des Afro-Américains qui la traverse sans être passé par le travail d’un récit transmis d’un corps à l’autre, d’une bouche à une oreille, dans l’étroitesse d’une relation familiale, partielle, orientée, qui vous singularise. Non raconté, non individualisé, le destin collectif des esclaves venus d’Afrique est inassimilable. Le désir d’avoir un enfant universel est ici le désir du père, Joël, qui est anthropologue et pour qui l’inconscient est une terra incognita (comme l’histoire de Selma). Son épouse lui reproche d’être sensible aux rites et aux coutumes qui consolident les cultures et de ne pas avoir la même clairvoyance en ce qui concerne sa propre fille.

L’absence de Selma, son silence presque ontologique, son invisibilisation dans le roman (voulue par l’auteure), devient indissociable de cette peau noire qui différencie Shayna de ses parents. À son père qui ne comprend pas son refus d’aller chercher de l’aide auprès d’un professionnel : « Parce que, hurles-tu, te mettant debout si abruptement que tu renverses la table basse sur laquelle Lili Rose avait posé un gâteau de chez Zabar et le service à thé en porcelaine dont elle a hérité à la mort d’Eileen, parce que ça vous arrange de vous dire que la folie est dans ma tête plutôt que dans l’histoire des États-Unis […] débitant une version totalement fictive des événements qui s’y sont déroulés, omettant le meurtre et le vol, l’injustice hurlante, les fleuves de sang autochtone et africain ! ».

Arbre de l’oubli, de Nancy Huston : on a tous une histoire

L’ arbre de l’oubli à Ouidah (Bénin) © CC/Barada-Nikto

La prose de Nancy Huston a toujours fait la part belle au dialogue, à l’oralité, parfois à l’outrance. Ici le récit s’articule autour de descriptions concises, concrètes, souvent drôles. Une influence des romans de Philip Roth, peut-être, s’exerce là. On sait à qui on a affaire, très vite, le background socioculturel est finement amené, les élans secrets, troubles, souvent sexuels, sont explicites et permettent au lecteur de suivre chaque personnage avec beaucoup d’aisance. Le talent de conteuse de Nancy Huston est peut-être en soi plus intéressant que le propos de fond anti-raciste. Car, en nous faisant découvrir tous ces personnages, en menant la danse de l’un à l’autre pour dévoiler ce qui les relie et que les personnages eux-mêmes ne voient pas, on a une vision : celle d’une commune humanité, déchirée par des cloisons identitaires qui menacent de devenir des murs infranchissables. Mais le récit est là aussi pour dire que, si nous sommes tous nés d’une même souche, chacun a le droit de s’attacher à son histoire personnelle. Il n’en a pas seulement le droit, il en a le devoir.

Notons que le titre de ce roman fait référence à un véritable arbre de l’oubli qui est une des étapes sur la route franchie à pied par un million d’esclaves entre Dahomey et le port d’Ouiah au Bénin, ce depuis la fin du XIVe siècle jusqu’en 1860, date à laquelle le bateau le Clotilda a embarqué les derniers esclaves noirs destinés à l’Amérique – parmi lesquels Cudjo Lewis, connu pour avoir été filmé et interviewé par Zora Neale Hurston, qui en a tiré un livre, Barracoo. L’histoire du dernier esclave américain (Jean-Claude Lattès, 2019). Avant d’embarquer, les esclaves faisaient le tour de l’arbre de l’oubli, les femmes sept fois, les hommes, neuf. Cet arbre était supposé avoir le pouvoir de recueillir leurs souvenirs, de les conserver, afin qu’à leur retour ils puissent les retrouver. L’arbre est aujourd’hui remplacé par une sculpture et ponctue un itinéraire de 125 km ayant une vocation mémorielle.

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