D’un côté, un Atlas des migrations. De l’autre, un recueil de photographies de Jean-Michel André intitulé Borders, accompagné d’un texte de l’écrivain Wilfried N’Sondé. Avec ses moyens propres, chaque livre semble à la recherche d’une échelle à la juste dimension de ce qui est en jeu.
Virginie Baby-Collin, Sophie Bouffier et Stéphane Mourlane (dir.), Atlas des migrations en Méditerranée. De l’Antiquité à nos jours. Actes Sud, 288 p., 35 €
Jean-Michel André et Wilfried N’Sondé, Borders. Actes Sud, 110 p., 35 €
C’est un choix qui, en quelque sorte, recommande au lecteur la part de lui-même à laquelle s’adresse d’abord le livre qu’il ouvre, sa part inactuelle : le choix de Virginie Baby-Collin, Sophie Bouffier et Stéphane Mourlane de placer en première position de leur Atlas des migrations en Méditerranée la carte des vents et des courants traversant cette région-là du globe.
On y lit que, l’été, le chergui, le sirocco, le khamsin et le sharav soufflent depuis les déserts sur le Maghreb et le Proche-Orient, au lieu que l’étésien, que les Turcs nomment meltem, fait descendre un air frais sur les îles égéennes. On y lit que, l’hiver, un vent plus froid, le bora, s’empare de l’Adriatique comme le grégale le fait de la mer Ionienne et la tramontane du golfe du Lion, et que c’est aussi la saison au cours de laquelle, plus au sud, le vendavel s’engouffre dans le détroit de Gibraltar tandis que le gharbi franchit l’Atlas pour rejoindre la pointe de la Tunisie en passant par le Nord algérien. On n’y lit pas les noms que les marins et les géographes ont donnés aux innombrables courants, mais on devine qu’ils se mêlent aux vents, circulent avec eux ou bien en sens contraire, comme ceux-ci se frottent aux monts avant d’atteindre la mer.

Jean-Michel André, « Borders #22 » (2017) © Jean-Michel André
L’œil du lecteur suivant les mouvements du monde se fait ainsi voyageur, et c’est à peine s’il s’arrête sur la légère dissonance qu’entretient tout au long du volume l’unité raffinée des fonds de carte avec l’apparence moins recherchée du graphisme qui en indique les données. La schématisation garantissant l’intelligibilité des phénomènes qu’elle décrit, sans doute serait-ce demander à la cartographie d’être autre chose qu’elle-même que de formuler à son sujet ce genre d’observations. Non, ce qui en détourne l’attention provient d’ailleurs, des marges de la représentation, du texte imprimé en vis-à-vis et dont un membre de phrase signale que la Méditerranée constitue « la frontière la plus mortelle de l’époque contemporaine ».
En examinant de nouveau la carte, on comprend que les vents et les courants qui la parcourent n’y sont pour rien, et qu’il faut regarder plus loin pour en découvrir, sinon les causes, du moins les effets. Trois cartes rendent ainsi compte (au sens propre) du nombre de morts estimé en Méditerranée : 5 616 entre 2000 et 2005, 8 348 les cinq années suivantes, 12 862 ensuite et jusqu’en 2015. Des morts qui, depuis, passent de plus en plus dans l’indéchiffrable catégorie des disparus – depuis que plus aucun État européen n’affrète de navire pour leur venir en aide, arraisonnant ceux qui se conforment au droit humanitaire.
Une autre carte interrompt la lecture de l’atlas, cette fois en raison du sentiment de fausse reconnaissance qu’elle suscite. Le trajet et la direction des fines flèches noires dont la provenance excède les limites du sud de l’Empire ottoman qui y est représenté à son apogée ont quelque chose de familier, bien que les noms qui les précèdent aient changé depuis le XVIe siècle. Elles partent en effet des royaumes de Kano (actuel Nigeria), de Bornou (autour du lac Tchad), de Darfour et de Sennar (aujourd’hui au Soudan) et d’Éthiopie ; elles parviennent aux villes d’Alger, de Tunis, de Tripoli, de Benghazi (dont les positions commerciales se renforcent au XIXe siècle) et du Caire ; de là elles s’égayent vers Acre, Famagouste et Smyrne (Izmir). Ce sont les voies de traites d’esclaves de l’époque. Dans d’autres régions (la Yougoslavie, la Crimée ou le Caucase), les Ottomans « traitaient » aussi des esclaves qui n’étaient pas africains, mais ces routes-là ressemblent étrangement à celles qu’emprunte actuellement une partie des migrants atteignant les rives de la Méditerranée.
Si l’ambition de cet atlas est « d’envisager comment ces mouvements de populations d’une grande diversité ont modelé et transformé les sociétés méditerranéennes sur le temps long », alors on ne peut qu’être frappé, en s’attardant sur certaines cartes, par la longueur du temps qu’elles donnent à voir, qu’il s’agisse d’itinéraires concrets ou de pérégrinations imaginaires. En s’intéressant à la topographie de l’Orient d’Eugène Delacroix, les auteurs ont ainsi inclus, à côté de celui qu’il a vécu (lors de son voyage au Maroc et en Algérie en 1832), celui qu’il a rêvé sans jamais s’y rendre, qu’il s’agisse de l’île de Chios pour les Scènes des massacres de Scio (1824), de la Ninive de Lord Byron pour La mort de Sardanapale (1828) ou de la Constantinople de l’Entrée des croisés (1840). Dans les deux cas de figure, c’est à l’écart de la Méditerranée, à Paris, que Delacroix en conçut la peinture, façon de rappeler aussi où les imaginaires se forment et au gré de quelles occasions (diplomatiques, militaires, littéraires ou oniriques) ils se déplacent et se diffusent.

Jean-Michel André, « Borders #21 » (2017) © Jean-Michel André
À une époque et dans un domaine très différents, la carte précédente montre plus éloquemment encore les conditions de dissémination de modèles architecturaux en suivant cette fois la trajectoire de l’architecte et urbaniste Michel Écochard, qui œuvra pour l’administration coloniale dans la Syrie sous mandat au cours des années 1930 et au Liban la décennie suivante, puis au Maroc jusqu’en 1953 avant de répondre à titre privé à des commandes publiques d’États nouvellement indépendants pour leurs capitales, comme Dakar et Yaoundé. Au-dessus de ce vaste plan de carrière internationale, une carte bien plus réduite recense, pour le XVe siècle cette fois, les « parcours de maîtres du bâtiment ayant travaillé au moins une journée à Gérone ». Deux d’entre eux venaient de Palma de Majorque, et travaillèrent même à Perpignan avant que l’un ne parte pour Naples ; le troisième, originaire de Picardie, débarqua dans la capitale baléare depuis Valenciennes d’où il gagna à son tour la Catalogne.
Les échanges culturels recoupant les mobilités des travailleurs, la Gérone du XVe siècle fait l’objet d’une autre analyse dans la section intitulée « Mondes du travail », consacrée aux ouvriers du bâtiment dont les archives n’ont, semble-t-il, pas conservé les noms. Elle y voisine avec une carte répertoriant l’origine géographique des « entrepreneurs présents sur les chantiers des grands sanctuaires grecs antiques ». La force d’attraction de Delphes, Épidaure et Délos s’exerça alors non seulement de la Macédoine à la Crète, mais de Byzance jusqu’à Cyrène en passant par l’Égypte. En 1925, celle des mines de Carmaux et d’Albi faisait venir dans le Tarn des Espagnols, des Polonais et quelques Marocains, que l’on trouvait en revanche plus nombreux en 1971 dans les usines automobiles de Sochaux, avec des Algériens, des Portugais, des Espagnols et des Italiens qui, à eux tous, étaient cependant moins nombreux que les Yougoslaves formant à eux seuls plus de la moitié du contingent de main-d’œuvre étrangère (elle-même comptant pour 16,5 % des ouvriers du site).
Outre la dimension internationale, voire interrégionale, qu’elles restituent aux mémoires locales concernées, ces comparaisons ont également pour vertu de rappeler que certaines temporalités sont quant à elles plus courtes que les souvenirs collectifs ne le pensent souvent. Les dynamiques concomitantes de « frontiérisation » et d’« encampement » de l’Europe dont la Méditerranée apparaît comme le terrain d’application par excellence, et où elles sont entreprises avec un mépris souverain pour ce qu’une telle politique a d’historiquement symbolique, ces stratégies visant à soustraire l’Union au reste du monde sont récentes. Seule leur accélération donne l’illusion de leur pérennité, de même que l’extension des marques qu’elles laissent dans la nature voudraient faire croire qu’elles ont toujours fait partie du paysage, et qu’elles ne changent rien qui ne l’ait déjà été.

Jean-Michel André, « Borders #51 » (2019) © Jean-Michel André
Pourtant, au regard cette fois du temps long de la Méditerranée, « ces barrières infligées à la Terre [qui] lacèrent la course des vents et donnent à leurs souffles des accents funèbres » sont neuves, très neuves. Ces quelques mots de Wilfried N’Sondé extraits d’un beau livre intitulé Borders qu’Actes Sud a fait paraître au même moment que l’atlas trouvent leur conclusion dans l’attestation suivante : « l’incommensurable détresse échouée sur les frontières restera, indélébile, dans la mémoire du temps ». Il n’est pas dit, pourtant, que les hommes partagent avec le temps son fardeau, à moins, peut-être, d’user d’un dispositif analogue à celui des photographies qu’accompagne le texte de N’Sondé et qui détermine la forme même de l’ouvrage. « La temporalité y est flottante et les espaces sont incertains », lit-on en postface, « en ne situant pas les prises de vue, Jean-Michel André gomme volontairement la carte, afin de soustraire son travail à une lecture strictement documentaire ».
De fait, chaque image du photographe a moins une physionomie qu’une couleur – ocre, blanche ou noire –, une couleur élémentaire – ocre de sable et de poussière, blanc de neige ou de sel, noir de rocaille, de suie, de nuit –, une tonalité dans laquelle sont tour à tour plongés la forêt, le massif, le rivage ou le talus, et qu’une lumière quelquefois irise d’une trouée. Les animaux qui y passent s’en détachent à peine ; les hommes, eux, n’y laissent que leurs dos courbés, leurs traces et leurs tracés. Cousus entre deux grands formats, de brefs carnets de portraits s’opposent comme des caches aux vastes panoramas. Ils montrent des figures d’hommes et de femmes regardant vers le ciel ou la terre, à demi enfouis sous l’obscurité surgissant au verso d’une lune, face à un bout de chaussée qu’éclairent les phares d’une voiture. Des feuillets libres, intercalés dans les plis des images, reproduisent des passages du manuscrit de l’écrivain.
Vues flottantes et feuilles volantes qu’il conviendrait donc, pour réaliser le vœu de ce dernier, pour donner à son imprécation ne serait-ce qu’un écho, de déposer près de la mer, le long d’un quai ou sur le bord d’une plage, en attendant que la première bourrasque emporte ses mots pleins d’images, afin qu’au moins les vents et les courants charrient ce que la carte ne peut dire, et qu’avec eux s’abîme la mémoire du temps présent.