Sur une route du Kazakhstan, le narrateur et son compagnon de voyage sont arrêtés par deux policiers assez débonnaires et plutôt corruptibles. L’un des deux agents leur propose de choisir entre « amende formelle et informelle », pour excès de vitesse. Le narrateur hésite, marchande, façon moldave. Une offense au chef de l’État rendrait la situation plus pénible, prévient le policier. Un choix s’impose. Mon bourricot raconte les péripéties d’un voyage vers l’Est, horizon perpétuel de l’écrivain polonais Andrzej Stasiuk, l’auteur de Dukla, de Contes de Galicie, ou de Fado.
Andrzej Stasiuk, Mon bourricot. Trad. du polonais par Charles Zaremba. Actes Sud, 224 p., 22 €
Un rien suffit pour offenser Noursoultan Nazarbaïev. Par exemple de soulager sa vessie sous un panneau à l’effigie de ce président qui, en 2016, gouverne le pays depuis vingt-six ans. Nos deux policiers mettraient bien cette faute et quelques années de prison sur le dos du voyageur polonais. Que l’on se rassure : le récit est au passé composé, et son auteur, Andrzej Stasiuk, est rentré dans les Beskides, à deux pas des Carpates évoquées dans Taksim (Actes Sud, 2011). Sans doute lirons-nous d’autres récits de ces virées à l’Est, ici, à travers l’Ukraine, la Russie et le Kazakhstan. Le but du voyageur est la Mongolie ; les premiers sommets du Tien Chan sont visibles à l’horizon. Le nom mythique de Tamerlan résonne. Celui d’un village où prendre de l’essence, pour le bourricot.
Pas un seul âne dans ce livre, mais beaucoup de voitures. Des marques inconnues dans nos contrées, à l’exception de Lada et de Fiat, sont évoquées. On pourrait en établir la liste, procédé que Stasiuk emploie à l’occasion, et dont on trouvera les plus beaux exemples dans Sur la route de Babadag (Christian Bourgois, 2007). La description d’un magasin tenu par des Chinois dans la puzsta hongroise était un sommet de poésie. Oui, poésie. Dès les premières pages de ce récit, en Pologne, il est question de Dobinsons à gaz, de motorisation, du V8 du ZiL 130 (très gourmand en carburant), de la Volga GAZ-24, et de combines pour revendre ces engins en enroulant le maneton de papier alu, avant de remettre le coussinet. L’auteur a rêvé de devenir mécanicien auto, chez Polski Fiat. La Pologne des années 70 finissantes a préféré l’orienter vers les automatismes industriels. Puis l’a mis en prison pour désertion, comme il le raconte dans Pourquoi je suis devenu écrivain (Actes Sud, 2013), qui relatait sa « reconversion » finale.
Stasiuk fait en action, en écrivant, un éloge de la mécanique, rappelant (mais connaissent-ils l’œuvre l’un de l’autre ?) ce qu’écrit Matthew Crawford dans Éloge du carburateur et Prendre la route (La Découverte, 2010 et 2021). Tous deux font, explicitement ou pas, l’éloge de l’attention : « Parce que ce qu’il y a de mieux dans la conduite, c’est qu’on est occupé tout entier. Je veux dire la tête, les sens et les membres. Et que l’on sent que tout vrombit, roule, s’engrène, s’imbrique, tourne, s’excentre, se compresse, se détend, se graisse, appuie et relâche ». Nul doute que le philosophe américain roulerait volontiers avec l’écrivain polonais.
Stasiuk relate les préparatifs du voyage. Il se met en quête d’un visa mongol à Varsovie ; il s’interroge sur les accessoires nécessaires pour affronter le désert et la montagne, par exemple ces deux réserves d’eau potable en plastique ou en métal. Quand il fait dans les soixante degrés dans l’habitacle, la question n’est pas secondaire. Mais la route, ce n’est pas seulement le bourricot. Ce sont des cartes, des lieux-dits, et, là aussi, de la poésie. Stasiuk, monté dans le camion Lublin d’un oncle quand il était enfant, aime les cartes routières, cette « tentative humaine de sauver le monde de l’érosion ». En CM2, il contemplait celle qui s’affichait au mur de la classe, oubliant le cours. Rêverie ou fuite qui annonce l’avenir et le choix des routes secondaires : elles offrent une meilleure vision du monde. Quand on le lit, on a envie d’avoir la carte locale sous les yeux. Et pas du Google Maps, du papier.
Passés de Slovaquie en Ukraine, les voyageurs s’arrêtent à Zolotchiv. Une bourgade marquée par l’été 1941. Les deux voyageurs traversent les terres de sang. L’Ukraine qu’ils traversent, et ce n’est pas la première fois pour l’auteur, est alors en pleine guerre entre russophiles du Donbass et partisans d’une Ukraine tournée vers l’Ouest. Stasiuk ne décrit pas le conflit. Tout juste pense-t-il à ses amis de Maïdan et d’ailleurs. Et comme il est polonais, on lui rappelle des fondamentaux : d’un côté le « premier de la classe », l’Allemand sur qui on copie ; de l’autre, le Russe, éternel redoublant, doté d’un espace infini. Et son pays qu’un Russe désigne comme foutu « parce que vous n’avez pas d’horizon. La Pologne vous cache tout. Vous êtes foutus à cause de vos limites ». Peut-être est-ce cette Pologne dont les dirigeants sont ancrés dans le passé, la boue des campagnes et l’ombre des clochers. Le crash de l’avion à Smolensk en avril 2010, dans lequel ont péri l’un des Kaczynski et son gouvernement, trouve d’ailleurs dans le récit une interprétation amusante.
Stasiuk est ailleurs, et c’est intéressant. Il observe, il écoute, et il entend ces voix venues de nulle part, d’endroits où personne ne passe, et il montre, sans faire la leçon, sans tirer de conclusion, ce qu’est ce monde à l’écart des grands axes, que l’on croyait disparu. Les passages de douane sont souvent pittoresques. Entre la Russie et le Kazhakstan, même question, dont la réponse importe peu : transportez-vous des armes ou de la drogue ? Les voyageurs passent sans la moindre fouille.
C’est plus compliqué entre l’Ukraine et la Russie : le douanier russe lui demande quel est le but du voyage. Il hésite, il s’agace, ayant passé son temps à faire coïncider route et voyage. Il nomme Mourghab au Tadjikistan. Pourquoi ? Les réponses sont multiples, parfois dites dans des échanges, parfois dans la méditation qu’engendre le trajet : « C’est peut-être la honte qui me poussait de plus en plus loin vers l’est ». Stasiuk n’aime pas l’Europe, du moins cette Europe « des plages pas chères, vols pas chers, baise pas chère, pétrole pas cher ». Il ne se sent « ni d’ici ni de là-bas, tel un enfant des rues ». Sa perception de l’Est l’amène à une forme d’abstraction, rendue par les photos qu’il prend : « la poussière, l’infini, l’éternité ».
Outre les deux policiers assoupis dans leur Lada « puant le paysan et l’essence », épisode digne d’un film noir, le narrateur rencontre des habitants posés au milieu de nulle part. Ils l’invitent, et l’un d’entre eux, « Slave basané aux paupières lourdes », philosophe avec lui toute la nuit dans une bicoque de bric et de broc, ouvrant quelques bouteilles d’une vodka assez locale. L’hôte n’a pas tout oublié du monde soviétique et, selon sa compagne, il « est contre l’électrification, mais pour le pouvoir des Soviets ». Lesquels ont peut-être leur part de responsabilité dans le sort d’Aralsk, « capitale mondiale des catastrophes écologiques ».
Ce sont des nuits d’ailleurs, d’un temps immémorial, qui contrastent avec des scènes souvent drôles, dans lesquelles le détail amuse. En Asie centrale, on célèbre les cerfs et autres animaux par des statues : « Avec les statues d’hommes, on ne sait jamais vraiment si c’étaient des connards, des salauds ou juste le contraire ». Dans un hôtel, le narrateur remarque les « honnêtes chauffeurs d’Asie centrale […] allongés sur des châlits à étage où ils évoquaient longuement leur vie romantique ». Il rencontre au détour un Kazakh fraîchement baptisé par un Polonais, qui demande au narrateur si ça produira son effet. Le pays, quant à lui, tient dans une formule : « Des Land cruiser noirs et des lunettes noires ». Les propriétaires, « bedonnants, sûrs d’eux, le visage de marbre », sont les parfaits descendants des guerriers qui, il y a des centaines d’années, entravaient leurs prisonniers dans les villes conquises. C’est donc toujours le même plaisir, et on est heureux que les flics kazakhs aient épargné l’auteur, grâce à l’amende informelle. Il a besoin de rouler pour écrire.