Haïti, l’invraisemblable dette

Avec son deuxième roman, Combats, Néhémy Pierre-Dahomey s’affirme comme un très grand écrivain. On est porté par la poésie de son écriture élégante et précise et qui cependant parle à tous les sens. On se passionne pour ce conte villageois qui prend des allures de tragédie antique. Thèbes était-elle autre chose qu’un gros bourg ? Tout commence aussi, dans cette campagne haïtienne, par la haine que se vouent deux frères ou plutôt deux demi-frères, Ludovic et Balthazar, et qui se poursuivra en combats de coqs, de chiens et d’humains.


Néhémy Pierre-Dahomey, Combats. Seuil, 206 p., 18 €


L’aîné, donc, Ludovic Possible, propriétaire de terres agricoles et notaire autoproclamé des habitants de la plaine du Cul-de-Sac, est mulâtre, fils d’une « très pâle mulâtresse ». Il a vécu autrefois rue Saint-Honoré à Paris où l’un de ses amis, membre de la Société des amis des Noirs, lui disait : « mon ami, la seule petite chose qui fait défaut à ceux de ta race, c’est d’être nés sans la légère chevelure du Saint-Esprit ». Balthazar, fils d’une « négresse des mornes », mulâtre-quarteron, est marqué par sa noirceur de peau et sa bâtardise. Bien que reconnu par son père, il a été privé de nombre de ses droits légaux.

Les catégories instaurées par le Code noir de 1685 règlent toujours la vie sociale et les rapports interpersonnels dans l’île de Haïti. Ludovic visite ses terres à la manière d’un « colon absentéiste » appuyé sur une canne au pommeau argenté, gère contrats et conflits, recueille les confidences et les récits de rêves, mais il a aussi des desseins d’éducateur et entreprend d’ouvrir une école dans l’arrière-cour de sa maison et de prodiguer aux enfants une instruction sans codes ni contraintes. Balthazar est craint pour sa cruauté et « ses démonstrations gratuites de pouvoir et de force brutale ». Cependant, il ne ménage pas sa peine pour protéger les habitants de la plaine de la corvée qui fait rage dans ces milieux ruraux. Il faut en effet rembourser la « dette de l’indépendance ».

On est en 1842, année charnière dans l’histoire de Haïti. Cela fait trente-huit ans que la première république noire du monde est devenue indépendante. Néanmoins, le roi Charles X, avec l’appui de tous les pays blancs, a exigé des anciens captifs « nègres et négresses marrons, esclaves libérés, nègres bossales nés en Afrique, nègres créoles nés dans la colonie de Saint-Domingue » qu’ils rachètent leur propre personne à leur ancien propriétaire. La dette s’élève à 90 millions de francs-or. Pour la rembourser, Jean-Pierre Boyer, « président mulâtre à vie de l’île d’Haïti tout entière », s’aidant de la pression armée, impose des taxes drastiques aux habitants et mobilise les citoyens pour des journées de dur labeur sans solde. La population finira par se révolter. Jean-Pierre Boyer sera contraint d’abdiquer en 1843. L’année suivante, après des conflits violents dont on a des échos dans le roman de Néhémy Pierre-Dahomey, la République dominicaine proclamera son indépendance, se mettra sous la protection de l’Espagne et se libérera ainsi de la dette.

Combats, de Néhémy Pierre-Dahomey : Haïti, l’invraisemblable dette

Néhémy Pierre-Dahomey (avril 2021) © Jean-Luc Bertini

C’est sans doute le poids de cette dette qui confère leur caractère violent aux combats qui se mènent entre La Croix-des-Bouquets et Boën. Balthazar a choisi, pour lui-même et pour ceux de Boën, de l’esquiver à coup de pots-de-vin. Il arrose les militaires chargés du recensement de la population et de la perception des impôts, et ceux-ci se tiennent tranquilles. Mais pour ce faire, il doit lui-même prélever une petite taxe souterraine auprès des habitants du village. Timoléon, éleveur de coqs de combats, qui se présente comme un « fils de vétéran de la guerre d’indépendance nationale et petit-fils de roi d’Afrique » et qui « a les atours d’un vrai et courageux nègre bossale », refuse de payer : « Demi-tour, pourvoyeur. Il n’y a plus de dette ! C’est la révolution populaire ! » Sous le coup de la rage, Balthazar défait son pantalon et pisse sur la cage des coqs. Timoléon le provoque alors en duel, par coqs interposés. C’est le début d’une guerre : les coqs vont s’entretuer dans la gaguère poussiéreuse,  avant que la pluie et les orages ne se déchaînent, que l’eau et la boue n’envahissent les habitations, détruisant jusqu’aux tombes, et que les humains ne se déchirent à leur tour, visités par d’étranges cauchemars peuplés de coqs géants ensanglantés. Les certitudes rationnelles volent en éclats. Ludovic, qui n’a été jusque-là qu’un « chrétien des bourgades », mulâtre et bourgeois, ressent le besoin spirituel d’adresser une prière aux forces de la nature. Mais il ne connaît plus les formules et les gestes.

Dans ce monde masculin et brutal circule une adolescente silencieuse, mystérieuse, un peu sorcière, un peu devineresse, Aïda. Elle vit seule avec sa mère, la culture et la revente de tabac assurant leur subsistance. Elle est comme un lien entre les deux frères ennemis : Balthazar leur rend visite et les protège. Ludovic tient à lui apprendre à lire, à écrire et à compter. Son don, celui de la parole racontée et scandée et du chant, le plus rare et le plus précieux, lui vient cependant de sa mère. Gracilia, femme-samba, femme griot, femme conteuse, est une reine chanterelle qui se bat aussi contre la maladie. Quand elle meurt, elle laisse en héritage à sa fille autant d’histoires à raconter qu’à dénouer. Et d’abord celle de sa propre filiation. Car Aïda n’est autre que la fille de Ludovic, qui, jusqu’alors, a fait silence sur sa paternité adultérine après avoir concédé quelques parcelles de terrain à la jeune-négresse-sans-terre qu’il avait engrossée et dont Balthazar avait sans doute été lui aussi amoureux.

Gracilia morte, Aïda vient habiter dans la maison de Ludovic et prend soin du patriarche qui ploie sous le poids des ans. Elle a rencontré un autre conteur, Dorilien, avec qui elle se livre à des joutes verbales. Mais Dorilien est aussi préoccupé de luttes politiques. Aïda va devenir à son insu la colporteuse de messages de lutte. Dans ses tournées de vente de tabac scandées de récits de contes, elle distribue des plis cachetés et scellés sur lesquels on a calligraphié le mot « Combats ». L’Église, en la personne du père Nestor Poil, et l’armée font irruption à Boën pour faire face à la révolte qui menace. Balthazar se range du côté du pouvoir pour enfin assouvir sa haine et s’emparer des possessions de Ludovic. De tous côtés, les chiens sont lâchés. Leurs morsures vont être terribles. En achevant la lecture de ce roman envoûtant, on ne sait pas si on pourra encore entendre les silences et les histoires d’Aïda qui attend entre ce monde-ci et l’autre.

Restitution, réparation. Tels sont les derniers mots du livre, qui en donnent sans doute des clés de lecture. La question de la restitution de la dette n’est toujours pas tranchée, et comment serait-il possible de réparer autrement que par le récit de ce qui a été, dans sa vigueur poétique et tragique ? Les personnages de Combats ne sont pas des victimes résignées.  Aïda et Gracilia, mais aussi Berénice, Paloma, Timoléon, Dorilien, Frère Lélé et les autres, sont pleins d’une énergie qu’ils puisent dans leur lien au cosmos. Ils sont aussi les héritiers de cette expérience coloniale haïtienne dont l’historien Jean Casimir écrit qu’elle a été davantage celle d’une résistance à l’oppression que celle d’une soumission servile. C’est cette vitalité que l’on sent circuler dans ce magnifique roman dont on sort à regret, tant on y a pris de plaisir. Néhémy Pierre-Dahomey nous tient en haleine avec un récit captivant qui ne cède jamais à la facilité du folklore vaudouisant ou du misérabilisme. L’histoire qu’il raconte s’inscrit dans la lignée des grands mythes communs à une bonne partie de l’humanité, et nous plonge en même temps dans un monde singulier, habité de symboles et de présences mais déchiré par une violence fondatrice.  Peut-être est-ce celle dont Haïti ne parvient pas à se libérer ? 


EaN avait rendu compte de Rapatriés, le premier roman de Néhémy Pierre-Dahomey et s’était entretenu avec son auteur.

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