Hypermondes (15)
La lecture de certains livres résonne étrangement avec notre monde extérieur. D’autres avec notre intimité. Parfois avec les deux, quand le monde extérieur pèse trop sur notre intimité. La fontaine des âges de Nancy Kress, Un homme d’ombres de Jeff Noon et Borne de Jeff VanderMeer mettent tous trois en scène un temps déformé, anormal, capturé. Sans rapport littéral avec la situation actuelle – pas d’épidémie dans ces livres –, écrits avant le Covid, entre 2007 et 2017, ils montrent que les romans de science-fiction ne sont pas des clés adaptées à une seule serrure, mais des passe-partout, des outils dont on découvre à la lecture comment ils nous permettent de prendre la mesure du réel.
Jeff Noon, Un homme d’ombres. Trad. de l’anglais par Marie Surgers. La Volte, 368 p., 20 €
Nancy Kress, La fontaine des âges. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Erwann Perchoc. Le Bélial’, coll. « Une heure-lumière », 112 p., 8,90 €
Jeff VanderMeer, Borne. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Gilles Goullet. Au diable vauvert, 480 p., 22 €
La fontaine des âges de Nancy Kress reprend le thème inaltérable de l’éternelle jeunesse. À partir des mutations cancéreuses d’une jeune femme, une entreprise de biotechnologie propose un traitement révolutionnaire stoppant les effets du temps. Or, au bout d’exactement vingt ans, tous les patients meurent. Cela ne dissuade pas les vieillards de se faire traiter, ni les plus jeunes ayant la phobie des rides, ni les footballeurs avides d’allonger leur carrière, même si leur vie doit s’arrêter en même temps. L’intérêt de l’intrigue tient à ce que Daria, la mutante cancéreuse toujours juvénile – la règle des vingt ans ne l’affecte pas –, est l’amour de jeunesse du narrateur, Max Feder, un homme d’affaires mafieux. Après des années de recherches, il l’a retrouvée une première fois mais, véritable poule aux œufs d’or, mariée au PDG de l’entreprise biotech, hors d’atteinte des convoitises et des terroristes biofondamentalistes, elle lui est devenue inaccessible.
Quand l’histoire commence, à la maison de retraite Silver Star, Max Feder ressasse tout cela comme un souvenir éternel, celui de sept jours passés à Chypre sur une plage dorée, figé dans une bague où sont enchâssés une mèche de cheveux et un baiser appliqué sur un morceau de papier. Lorsqu’il perd cette bague, il décide de revoir Daria une dernière fois. Méditation vive et subtile sur le vieillissement, sur la valeur du temps, sur le poids de la mémoire face à la vie, sur l’amour et l’amitié, sur les rapports compliqués entre père et fils, le roman de Nancy Kress vaut aussi par son usage de la culture rom, montrée comme seule capable de glisser entre les pattes d’une société technologique, sécuritaire et avare. De temps, de vie. Nancy Kress fait ainsi un éloge de l’illégalité, de la fluidité hors cadre, de l’esprit d’invention – l’invention mensongère, romanesque – par rapport aux normes et aux fichiers ADN. Ses Roms se baladent sans attestation, y compris dans les stations orbitales.
Un homme d’ombres est une histoire de privé située en 1959, un roman noir et éblouissant. John Nyquist y enquête sur la disparition d’une jeune héritière. On pourrait se trouver dans un Chandler, à ceci près que le cadre et l’atmosphère, uniques, déstabilisent et enchantent à la fois le lecteur, le plaçant, comme le héros, dans un état second permanent. À Soliade, il fait toujours jour. La ville est surmontée d’un ciel serré d’ampoules électriques toujours allumées, prodiguant lumière et chaleur. Certains se droguent même « à l’éclat », deviennent « accros aux photons », quand ce n’est pas au kia, une drogue orangée comme une lueur chaude. Règnent donc dans cette clarté incessante énergie et frénésie, même au prix de la fatigue. Mais Soliade ne s’étend que sur un tiers de la cité. Nocturna, son envers, reste plongée dans le noir éternel par un autre plafond d’ampoules, toutes éteintes, à l’exception de quelques-unes qui dessinent des constellations fixes permettant de se repérer. Entre les deux, la zone incertaine de Crépuscule, hantée de brumes, qui n’est peut-être « pas une région du monde réel » mais « des fragments arrachés à l’inconscient de la ville, des restes étranges des rêves et des peurs de ses habitants ». Elle croît pourtant.
Perpétuellement ébloui à Soliade, tâtonnant à Nocturna, Nyquist recherche Eleanor Bale, dans un mirage fébrile oscillant entre David Lynch et horreur gothique. Jeff Noon illustre magnifiquement le genre du new weird, effaçant les repères entre science-fiction et fantastique. Mais le plus flou à Soliade/Nocturna est sans conteste le temps. Le découplage des cycles naturels autorise chacun à vivre selon « sa propre chronologie ». Dans les bars, le serveur vous demande : « Vous avez quelle heure ? » pour être sûr qu’il n’est pas trop tôt pour vous vendre de l’alcool. Des chronologies, on en vend aussi, telles celles proposées par l’entreprise du père d’Eleanor. Pour en changer, il suffit de régler sa montre ; « Oh, échapper aux rigueurs d’un temps universel, quels délices ! » Mais à trop faire tourner les aiguilles, à sauter d’une temporalité à l’autre, on risque la désynchronisation définitive. Et la possibilité existe que certains capturent, manipulent ce temps fluide. John Nyquist n’arrive pas à se rappeler quelques instants perdus, pendant lesquels un meurtre a été commis.
Le lecteur se retrouve lui aussi déstabilisé par la perte d’une des balises littéraires les plus solides : le déroulement chronologique des événements. D’autant plus dans un polar, genre en général structuré par l’écoulement du temps, souvent dramatique, ou tragique : il faut trouver l’assassin avant qu’il ne soit trop tard. Un homme d’ombres suit ce modèle, mais le temps tressaute, se brouille, comme les aiguilles de la montre de Nyquist. L’alternance jour/nuit se déploie selon de nouvelles modalités. Le résultat est un beau cauchemar, hébété et poétique.
Comme Max Feder, Nyquist a été floué. Du temps lui a été volé, lors de son enfance et pendant son enquête, dans la zone grise de Crépuscule – on y cultive le kia, la drogue abolissant les frontières du temps. Cet entre-deux ralenti, aux limites incertaines, au rythme délité, évoque celui qui saccade notre réalité, à coups d’échéances non respectées, de promesses non tenues. Tordre les chronologies, c’est aussi ce que font les couvre-feux, les confinements, le chômage forcé, les enseignements non assurés – sinon par des figures spectrales, des fantômes distants hantant le brouillard numérique au risque de finir de perdre leur substance, en absence –, selon les foucades de Jupiter, fils de Chronos.
Borne de Jeff VanderMeer se déroule dans un décor apparemment moins incertain, mais pas plus accueillant. Une ville post-apocalyptique où le danger est omniprésent. Rachel, la narratrice, survit en récupérant des rebuts réutilisables, principalement de la « biotech », formes de vie créées par « la Compagnie », entreprise de pointe en déliquescence, responsable de la pollution qui affecte la ville. Avec les scarabées mémoriels, les vers reconstructeurs, les salamandres contaminées tombant en pluie et une limace géante qui brûle en permanence, la création la plus remarquable de la Compagnie est Mord, un ours haut comme trois immeubles et capable de voler. « Souverain de fait » de la ville, émancipé de ses créateurs dont il a à moitié détruit l’usine, Mord garde, emmêlés dans sa fourrure, des restes de précieuse biotech. Quand il dort, les récupérateurs les plus audacieux se risquent sur son flanc. Ainsi, un jour, Rachel trouve Borne.
Borne est une chose. Puis une forme de vie mystérieuse. Puis un être conscient et parlant. Il évolue, apprend, s’éveille au monde tandis que se tisse dans l’émerveillement de la construction un lien filial entre Rachel et lui. L’intrigue se concentre sur les rapports de ces trois personnages – Rachel, Wick, son compagnon, et Borne – ainsi que sur les problèmes afférents du lien, de l’affection, de la confiance, des sacrifices. À un niveau plus ample, se déroule une autre interaction : entre ce qui reste de la Compagnie, Mord et la Magicienne. Mais cette relation-là est viciée, toxique, car la Compagnie est amorale, Mord féroce, et la Magicienne adepte des mensonges d’un leadership charismatique. Leur lutte pour le contrôle de la ville ne fait que la détruire. À l’intersection des deux trios se posent les questions de ce qui définit l’humain et de ce qu’on fait avec ce qui ne l’est pas, comme Borne, Mord et un poisson à visage humain.
Sans atteindre le dépaysement radical de La trilogie du Rempart Sud, Borne nous confronte de nouveau à une forme de vie défiant nos représentations. Création artificielle, humanité et vie animale se mélangent suffisamment pour remettre en cause ces catégories mêmes. Alors que le cadre post-apocalyptique sert à envisager sous des angles inhabituels l’intime, la relation parent-enfant, Jeff VanderMeer arrive à nous toucher avec un minimum d’effets.
En accord avec le caractère protéiforme de son personnage principal, centre aveugle obligeant tout ce qui entre en contact avec lui à se redéfinir, Borne offre de multiples possibilités de lecture. On peut aussi y voir les effets délétères de la violence technologique et entrepreneuriale (la Compagnie) sur la sensibilité. Dans ce monde féroce, Rachel a perdu ses parents. Cette blessure l’a presque tuée. La violence de son environnement l’amène à limiter ses relations, à se confiner. Puis Borne lui permet, après Wick, d’établir un second attachement, mais cette fois pas avec un égal. Rachel se sent responsable de Borne, ce qui la conduit à prendre des risques, à sortir et, indirectement, à nouer d’autres liens. Ce n’est que lorsque les différentes instances ruinées de la Compagnie, entités surplombantes mortifères, auront disparu que les habitants de la ville pourront peu à peu rétablir des relations, cesser de se barricader. Comme l’Agence du Rempart Sud, incapable de gérer la Zone X, les formes libérales-autoritaires du pouvoir, avec leurs à-coups, prisonnières de leur agendas propres, sont-elles les mieux à même d’affronter les crises générales ? À l’évidence, non, répond Borne. N’ayant pas le souci du bien commun, elles se retrouvent à contre-emploi. Dans les trois romans, une entreprise cupide défaille devant une crise.
Ces trois livres, par la prise de distance avec le réel qu’opère la science-fiction, permettent de faire librement retour sur notre actualité délétère. Sans se figer en allégories, les meilleures fictions de l’imaginaire nous proposent autant de métaphores pour penser ce qui nous échappe mais nous démange.