À la recherche d’une écrivaine égyptienne perdue

Ce livre de la poétesse Iman Mersal est un récit étrange et dense, qui suit avec minutie et inventivité la piste d’une romancière oblitérée par l’histoire de la littérature arabe moderne, Enayat Zayyat. Il vient de remporter le prix émirati Sheikh Zayed, institution éminente du champ littéraire de langue arabe. Une semaine plus tôt, paraissait sa traduction française par Richard Jacquemond.


Iman Mersal, Sur les traces d’Enayat Zayyat. Trad. de l’arabe (Égypte) par Richard Jacquemond. Actes Sud, 288 p., 22 €


Iman Mersal, qui enseigne au Canada, est une figure du renouveau poétique égyptien des années 1990 – on peut lire en français l’anthologie composée et traduite par Richard Jacquemond, Des choses m’ont échappé (Actes Sud/Sindbad, 2018). Elle a fait paraître en 2017 au Caire Comment réparer, profonde réflexion sur la maternité déguisée en guide pratique, une œuvre en prose non fictionnelle d’une grande originalité.

Le livre part de peu de faits : Enayat Zayyat, jeune écrivaine issue de la bourgeoisie égyptienne, se donne la mort début 1963 à l’âge de vingt-six ans. Son unique roman achevé, L’amour et le silence, qu’elle avait en vain cherché à faire publier, paraît à titre posthume en 1967. Son nom est vite rayé de la chronique d’une époque dont la richesse culturelle est pourtant depuis célébrée, fantasmée, idéalisée, en Égypte et ailleurs. Le hasard des rayons d’un bouquiniste met ce livre entre les mains d’Iman Mersal. Plutôt que d’en faire la matière d’une rêverie élégiaque de plus sur les vertus du temps jadis, de forger un nouveau mythe à la cohérence suspecte, Sur les traces d’Enayat Zayyat confronte témoignages, archives écrites et photographiques, généalogies, lieux, oublis et omissions, en un corps-à-corps intransigeant.

Le récit prend grand soin de nous dire ce qu’il n’est pas. Une biographie, d’abord. Iman Mersal nous indique à quels types de destins convient, selon elle, le récit linéaire sans blancs ni accrocs des diseurs de vies professionnels : princes, génies, sages. La nuit de cette quête de la femme effacée, parente de l’homme infâme de Foucault, ne se laisse pas éclairer par les néons agressifs des gloires faites ou à faire. Il faut prendre le chemin à reculons, partir du cimetière, recenser toutes les butées de la traversée : la sœur d’Enayat Zayyat qui se dérobe à toute question de nature à écorner l’image d’une famille idéale frappée par un drame, la star du cinéma Nadia Lutfi, amie intime de la défunte, promettant un trésor d’archives qui ne sortira finalement pas de son carton dans la chambre d’amis, la tombe qui longtemps se dérobe à la recherche…

Sur les traces d’Enayat Zayyat, d'Iman Mersal

Iman Mersal © Paloma Mitka

Les histoires et leurs insuffisances comptent aussi parmi les butées. La tragédie du roman refusé ne résiste pas à l’examen, ne suffit pas à expliquer le suicide d’Enayat Zayyat, pas plus que ses problèmes conjugaux (elle cherche en vain à obtenir le divorce d’avec un mari qu’elle n’aime pas et qui la prive de vie sociale), ni même sa dépression qui la conduit à fréquenter l’institution psychiatrique dans les dernières années de sa vie. Iman Mersal n’ajoute pas une suicidée de la société au martyrologe, pas plus qu’elle ne dissèque une bête curieuse. Empathique mais distanciée, admirative et critique de l’œuvre d’Enayat Zayyat, elle est sans illusions sur son « masque de classe » et son égarement si classique dans une époque dont les enjeux collectifs, politiques, la font et lui échappent à la fois. Cette sévérité ne vire pourtant jamais au sarcasme : tout l’effort consiste au contraire à rendre cette isolée à son pourtour, à insérer le portrait dans son paysage.

L’écriture d’Iman Mersal donne alors sa pleine mesure : le récit n’est pas seulement une exploration des impasses ou des insuffisances des narrations recueillies, mais un travail acharné de dépliage de leur contexte : dans quelles circonstances éditoriales le livre d’Enayat a-t-il été mis sous le boisseau ? À quelles législations sa tentative de divorce s’est-elle heurtée et qu’est-il advenu de ces législations par la suite ? À quelles pratiques cliniques a-t-elle été confrontée en tant que patiente ? Tout le monde autour d’Enayat Zayyat se trouve ainsi déplié, mis à plat, jaugé et réévalué au gré du parcours, en un libre arpentage qui emprunte son esprit à l’art de la digression des biographes arabes anciens, art de la mujanasa (affinité, rapprochement).  C’est un pli de l’Égypte du XXe siècle où se nouent des discours : ceux des luttes des femmes y croisent l’histoire de l’égyptologie allemande, les intrigues des « grands prêtres » prédateurs de l’appareil culturel nassérien voisinent avec le commerce de la laiterie et la vie des gardiens de tombeaux. Ces mondes contigus qui composent une vie et la débordent trouvent leur place dans une écriture qui les entend toutes et n’en dissout aucune.

On ne trouvera dans le livre aucune trace des stéréotypes du « style d’enquête », d’inspiration policière, où l’écrivain.e expert.e « connaît le terrain », élucide le mystère sans ciller, éliminant hypothèse après hypothèse selon son génie propre dont on ne saura rien, nous pourvoyant généreusement en mots de la fin. Iman Mersal, à l’inverse, donne les clés de sa démarche. Elle pose ses références théoriques dans des chapitres qui pourraient être ceux d’un essai, et n’élude pas les méprises qu’engendrent ses échanges avec les témoins : telle lui demande si elle est historienne, ailleurs on se rassure de la savoir artiste et non simple chercheuse. La nature de ses questions interroge autant que le crédit des réponses. L’enquêtrice s’efface longuement derrière des citations (propos rapportés, articles de journaux, notices biographiques), puis ressurgit à l’occasion d’une crise de panique, d’une mauvaise nouvelle, d’un instant d’impatience. Surtout, la voix narratrice mue au contact d’Enayat Zayyat, jusqu’à éclater tout à fait dans une lettre mi-ironique mi-lyrique à ses aïeules en littérature arabe qui est l’un des temps forts du livre. Enayat Zayyat n’est donc pas l’objet de ce récit à proprement parler mais sa force motrice, agissante autant qu’absente.

Sur les traces d’Enayat Zayyat, d'Iman Mersal

Pensé à la fin du livre sur le modèle de la gestation contre celui de la digestion, ce récit des traces est le fruit d’un énorme travail archivistique, et d’un genre singulier. Le français parle en un lieu commun d’« exploitation des fonds d’archive ». Sur la trace d’Enayat Zayyat en donne le parfait contre-exemple en faisant pièce à l’objectivisme dominateur de l’archivisme « exploiteur ». Rien ne va de soi dans ces traces, et une forte tension se noue autour de la question de leur valeur. D’une part, se trouve dénoncé avec force le « nihilisme de l’archive », détestation du savoir et mépris de ses sources qui engendrent la répétition de discours lacunaires et falsifiés. Mais un autre écueil court plus sourdement dans le récit, celui de l’étouffement de la mémoire et de l’imaginaire par un trop-plein qui menace l’« erreur qui ressembl[e] à l’oubli et qui ne manqu[e] pas de beauté », de la fétichisation nostalgique qui barre l’accès au sens. Nietzsche, à qui se réfèrent Iman Mersal et le poète Yasser Abdellatif dans la conversation sur l’archive reproduite dans le livre, parlerait d’un archivisme « antiquaire ».

Censure et saturation, au bout de cette lecture, semblent confluer pour former l’illusion rétrospective d’un âge d’or qui enfouit à la fois les traits individuels d’Enayat Zayyat et l’intelligibilité de son temps. À mesure que le récit avance, donc, cette abondante documentation fait l’objet d’une déprise, et le concert des voix s’atténue doucement jusqu’au silence. En se laissant prendre par ce qu’elle cherche à saisir, en cultivant ses divergences à l’intérieur du pacte qu’elle scelle avec son personnage, en laissant les blancs témoigner autant que les paroles, Mersal parvient à gagner du terrain sur la pesanteur de sa matière : échec d’une écrivaine, suicide d’une jeune femme, dégrisement collectif d’une génération d’étudiants, d’intellectuels et d’artistes en compagnonnage conflictuel avec le nassérisme… Iman Mersal, sans rien éluder ni forcer, aura relevé un défi bien ardu : donner à imaginer Enayat Zayyat légère.

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