Dans Pussyboy, Patrick Autréaux poursuit son œuvre intime aux frontières de l’autobiographie. Par le récit de la relation que son narrateur entretient avec un amant « régulier », qu’il revoit plusieurs fois et avec lequel se tisse ce « quelque chose d’unique qui ne fut pas de l’amour et n’aura pas été seulement le sexe », il offre sans doute une des introspections les plus abouties de la sexualité homosexuelle masculine, à la croisée de l’intime et du social, du religieux et du sacrilège, du sexe et de la mystique qui l’habite.
Patrick Autréaux, Pussyboy. Verdier, 118 p., 14 €
Le sexe n’est jamais aussi sérieux, ou même grave, parfois, que lorsqu’il est un jeu, semble nous dire Patrick Autréaux. Zakaria, jeune amant musulman d’origine nord-africaine, rencontré sous les néons d’une backroom ou d’un sauna, passe en pointillé dans la vie et dans la chambre du narrateur, qui attend toujours sa venue avec une impatiente excitation. Car, de Gide à la pornographie, en passant par Genet et bien d’autres représentations orientalisantes, l’Arabe viril est un fantasme éculé mais toujours vivant des littératures et des érotismes homosexuels, avec lesquels se débat le narrateur. Zakaria n’est « ni caillera ni rebeu de téci », mais il est cet homme « du bled » à casquette et sac en bandoulière toujours exotisé, pastiché à l’infini, à tel point même que la chambre des ébats devient une scène de théâtre : « Unité de temps, de lieu, d’action. Ce pourrait être le mode tragique, rituel et répétitif, qui nous a guidés sans que nous le sachions », écrit Patrick Autréaux.
Le sexe est un jeu d’acteur, où l’on réitère en minuscule, non sans erreurs et sans écarts, volontaires ou non, le grand théâtre du monde, de ses catégories raciales, de ses classes sociales et de ses genres, autant de rôles mimés et transfigurés qui, à force d’être répétés, finissent peut-être par se dissoudre pour laisser place à un peu de liberté. Dans un corps-à-corps avec les clichés et les mots qui les véhiculent, peut-être même dans la complicité lucide qu’il entretient avec eux, Patrick Autréaux semble se donner pour tâche de disséquer, sans froideur, et toujours dans le souvenir vibrant de ses extases et de ses orgasmes, les rapports de force qui s’immiscent dans les rapports sexuels et sociaux, sexuels donc sociaux. Le narrateur en fait la généalogie critique, les passages les plus marquants en sont peut-être, au cœur du récit, l’immersion d’une prose poétique où le langage se distord pour mieux dire, ou dire autrement, des vérités trop répétées. On retiendra, par exemple, cette ode à l’hybridité du phallus, « le secret le plus dévoilé du monde, ce qui lui assure encore son mystère » : le pénis, que les sobriquets genrent depuis toujours à l’envi au masculin ou au féminin, est ici évoqué en écriture inclusive, comme pour signifier que la virilité qu’il incarne est bien plus ambiguë qu’il n’y paraît.
Pour Zakaria, le narrateur se fait pussyboy, « un garçon avec un sexe de femme », avec « une chatte », « autre organe qui mériterait l’inclusif », et qui, de l’insulte, finit par faire un plaisir, dans le jeu permanent des allers-retours entre le masculin et le féminin, réitérés sans cesse dans la chambre et dans le lit. Dans les ébats, les simulacres s’entrechoquent et « les organes se confondent, ils perdent leur fonction reproductive et ne deviennent que des totems, des symboles, des tétines indifférenciées, sein ou sexe ». Et dans le rapport pénétrant-pénétré, chacun finit par perdre un peu de la rigidité de son identité, ou en brouille les frontières : « Plus je me sens femme, plus je bande », nous dit le narrateur. À l’inverse, plus Zakaria joue la virilité, plus il la perd en la mettant au service de la pénétration d’un autre homme.
Dans l’espace infime, dans la chambre et dans le lit, où s’épanouit l’entrelacs des deux corps, s’entraperçoit la possibilité fugace et toujours inaboutie d’abolir les préjugés qui ont pourtant présidé à la rencontre, et qui continuent de nourrir la relation. Celle-ci « ne se compose peut-être que de ce qui peu à peu se défait en nous des a priori, ne serait-ce que par intermittence, comme on se dénude pour aimer. Même si on finit par renfiler ses vêtements ». Les vêtements, justement, costumes qui collent à la peau comme ce morceau de papier toilette que Zakaria place toujours dans son boxer, pour bomber son sexe, avant de sortir de chez le narrateur, si bien que l’on se demande, du monde ou de la chambre, lequel des deux est la véritable scène de ce théâtre des genres et des sexes. Au gré d’un regard volé, d’une intimité surprise, le narrateur croit saisir en Zakaria un furtif instant de vérité. On est frappé par les comparaisons, les liens souterrains et les fils invisibles qui font de Pussyboy un entrelacs d’échos : ainsi, à la pénétration anale répond toujours l’interpénétration des genres et des postures, mais aussi l’interpénétration entre le dedans de la chambre et le dehors du monde social. On pense, par exemple, à Dans ma chambre de Guillaume Dustan, qui s’amusait de la singularité du lieu de ses ébats, et des liens qui s’y nouent ou s’y dénouent, du petit monde qui s’y constitue.
Le texte de Patrick Autréaux est habité par la multitude des autres textes et des autres images qui l’ont précédé. Il nous récite, parfois avec gravité, parfois avec facétie, Verlaine, Genet, Thérèse d’Avila et d’autres textes, bibliques ou coraniques, qui viennent dessiner les contours d’un hors-texte érudit, comme des couches de sens intarissables, embarrassées des lieux communs religieux, psychanalytiques et anthropologiques (Œdipe, le Christ, l’animal). La religion, d’ailleurs, occupe une place prépondérante dans Pussyboy : « l’interdit qui vient au croisement du désir de l’air du temps et du religieux » trace les frontières sociales qui séparent radicalement, et unissent parfois, les deux personnages. L’acte sexuel et la prière musulmane se retrouvent l’un et l’autre dans cette indistinction de la liturgie et de la foi, du rite social et de la croyance profonde. Et c’est non sans beauté que Patrick Autréaux convoque les textes sacrés pour y déceler ce qu’ils ont toujours eu, parfois (mais pas toujours) malgré eux, de lubrique, et ce que le sexe a de mystique.
Extatique, Patrick Autréaux joue des organes comme il joue des mots, totems qui sont autant des prisons que des brèches. Car son récit est celui d’une relation « boiteuse » qui se heurte à ses limites. Il est la narration rétrospective d’un paradis toujours déjà perdu, avec un amant toujours déjà parti, « au bled » ou ailleurs. Le sexe, comme le reste, est toujours affaire de mots, qui dictent à l’avance les paroles et les gestes tout en donnant le cadre de leur réinvention perpétuelle. « Je cherchais l’extinction du langage », affirme le narrateur, et pourtant de cette recherche dans le sexe ne subsiste qu’un texte, comme un « drap rapiécé » où surgissent çà et là les souvenirs de famille qui s’entrechoquent avec les ébats racontés. C’est un jeu de dupe, comme le sexe, où la recherche du prélangage se perd dans la surabondance des mots et des points de vue, comme une rédemption toujours poursuivie mais jamais atteinte.