Trois histoires de familles juives et polonaises, écrites par trois femmes nées après la Seconde Guerre mondiale. Trois filles de rescapés, des enfants de ce qu’il est convenu d’appeler « la deuxième génération ». Leurs parents ont traversé la Shoah, ensemble ou séparément, connu les ghettos, les massacres, et perdu la quasi-totalité de leurs proches et amis. Les parents d’Alexandra Subrémon s’étaient mariés en 1939, ceux de Janka Kaempfer Louis et de Monika Sznajderman se sont rencontrés au sortir de la guerre. Ces trois histoires d’un genre apparemment convenu – des enfants partant sur les traces du passé familial – vont bien au-delà. Elles révèlent le sort particulier des Juifs polonais au cœur du génocide, et en disent long sur le silence des rescapés.
Janka Kaempfer Louis, Adieu Varsovie. Quand la Pologne chassait les rescapés de la Shoah. Ampelos, coll. « Témoigner », 172 p., 13 €
Alexandra Subrémon, Juifs en Pologne. Quand la Pologne a cessé d’être une terre d’accueil. Préface d’Audrey Kichelewski. Postface de Konstanty Gebert. Le Bord de l’eau, 208 p., 20 €
Monika Sznajderman, Faux poivre. Histoire d’une famille polonaise. Trad. du polonais par Caroline Raszka-Dewez. Préface de Martin Pollack. Noir sur Blanc, 278 p., 22 €
C’est d’ailleurs de ce silence – ou plus exactement de l’événement qui le brise – que naissent ces récits. Les parents ne disaient rien à leurs enfants, ils leur cachèrent même leurs origines juives pendant longtemps. Monika Sznajderman reçoit d’une branche éloignée de sa famille paternelle un album de photos : elle « déterre » des morceaux d’histoire. « Mon père, écrit-elle, fait partie de ceux qui se taisent. Ce silence est énorme, profond, on peut s’y noyer. Voilà pourquoi j’ai commencé à me souvenir. Contre ce silence, contre l’oubli, contre le néant qui voudrait emporter tout ça. » Janka Kaempfer Louis ne comprend pas lorsque son père lui apprend son origine juive, au détour d’une conversation. Elle a quatorze ans et tout s’embrouille dans sa tête. Elle en veut à ses parents quand, en 1968, ils doivent quitter la Pologne, se disperser. Ses parents se séparent et « mettent fin à leur famille ». Quant à Alexandra Subrémon, elle est étonnée quand, peu avant sa mort, sa mère lui remet des mémoires rédigés par son père : « Mes parents ne parlaient jamais des années de guerre, ni de leur enfance, ni de leur famille. Ma sœur et moi, nous ne savions rien de nos origines juives, de nos grands-parents, oncles et tantes. Nous savions seulement qu‘ils étaient tous morts pendant la guerre. »
Pourquoi ce silence ? On a dit que c’était pour protéger les enfants, que le régime communiste imposait de gommer son origine juive – bien des cadres ont dû adopter un nom et un prénom à consonance polonaise. Cela est vrai. La valse des identités des mères et des pères cités dans ces livres le confirme. Pourtant, à la lecture des enquêtes et des questionnements émouvants de ces femmes, on se rend compte que c’était bien plus compliqué. Que la métaphore psychanalytique du « refoulement » est plus pertinente. Le silence et les « métamorphoses » des parents qui se construisent après la guerre des « identités imaginaires » renvoient à des douleurs plus profondes, aux traumatismes et aux chagrins de la guerre. Les violences vécues et/ou vues, le déchirement des séparations, ont comme englouti cette mémoire, provoquant ce que l’écrivaine survivante de la Shoah en Pologne, Anna Langfus, appelait « la maladie de la guerre ». Janka Kaempfer Louis emploie cette formule à propos de sa mère : « Comment pouvais-je savoir que ma mère était malade de la guerre, rongée par un chagrin inépuisable, incapable de maîtriser ses émotions, bref assez gravement atteinte dans sa santé psychique ? Je n’avais personne avec qui en parler. »
Leurs vies, et partant celles de leurs enfants, sont façonnées par ces épreuves fondatrices qui entretiennent, jusqu’à leur mort, souffrance, mélancolie et culpabilité. « Toute mon enfance, écrit Janka, se déroule sous le signe de la culpabilité. Je sens le poids de tous ces morts. Je porte le prénom de ma grand-mère que je n’ai jamais connue. Je sais que ma mère n’a plus que moi et je perçois l’ampleur de son désespoir. Je dois compenser toutes ces pertes. » Dès lors, les récits de ces trois filles de rescapés ne se limitent pas à la reconstitution de la trajectoire de leurs parents, avec sa dose de hasard et beaucoup de courage, encadrée par un retour mélancolique sur les lieux familiaux. S’y mêlent, ou s’y heurtent, les vérités découvertes sur la guerre et les mensonges ou omissions de l’après, que ce soient ceux du silence parental ou la réapparition, en 1956 et surtout en 1968, d’une rhétorique antisémite attisée dans le pays par le pouvoir communiste, sous couvert d’antisionisme. Elles le vivent à leur tour dans leur chair.
Izraël Szapiro, trente ans, et Pola Liliensztajn, vingt et un ans, les parents d’Alexandra, se marient en juillet 1939. En septembre, ils fuient l’envahisseur allemand vers Lwów qu’ils trouvent occupée par l’Union soviétique, puis ils reviennent à l’été 1941 à Varsovie, où ils rejoignent leurs familles dans le ghetto. Ils y restent jusqu’aux grandes déportations à Treblinka en juillet 1942. « Dans le ghetto, écrit Izraël dans ses mémoires longtemps cachés à sa fille, les gens ressemblent à des chiens abandonnés aux quatre vents, à la pluie et au brouillard. Tristes, abattus, honteux de leur état, avant tout honteux. » Il assiste à la mort des siens, ou à leur disparition. « Je ne les ai plus revus, ni maman, ni mon père. » Ils sont conduits avec sa femme vers la place du départ pour Treblinka (Umschlagplatz), et se cachent au détour d’une rue. En septembre 1942, ils parviennent à sortir du ghetto, munis de papiers polonais « achetés très cher », ils sont déportés dans un camp de travail en Allemagne où ils survivent jusqu’en 1945. Au retour, la plupart de leurs amis ont disparu, comme la famille, mais ils choisissent de rester en Pologne et de conserver leur nom d’emprunt : « Mon père s’appellera désormais Stanislaw Krobicki, et ma mère Maria Napierska, épouse Krobicka. » Ils apprécient le « retour à la vie » que leur offre le nouveau régime, « rêvent d’une patrie » à reconstruire, fondent une famille (Alexandra naît en 1947) et commencent de belles carrières : elle entre au ministère des Affaires étrangères et lui, passant un diplôme d’ingénieur, devient un entrepreneur public dynamique (il fonde une société d’ascenseurs). Et puis, ce qu’ils interprètent d’abord comme des tracasseries administratives les frappe et les brise. En 1968, ils sont licenciés. On ressort leurs noms juifs. Alexandra a retrouvé le compte rendu des interrogatoires de sa mère. On la questionne sur son comportement jugé douteux pendant la guerre. « Pourquoi êtes-vous allée travailler en Allemagne ? », lui demande-t-on.
Irena, la mère de Janka, a vingt-sept ans lorsqu’elle croise Ignacy à la faculté de médecine de Varsovie, en 1950. Il lit Marx, la séduit et lui déclare sa flamme. Elle tombe enceinte. Lorsque leur fille, devenue journaliste suisse, traductrice et juge prud’homme, rencontre un jeune écrivain qui s’est intéressé au destin de sa mère, elle ne sait « presque rien » sur son passé. Elle apprend que le livre a été retiré des librairies à la demande de l’amant de sa mère pendant la guerre, Kazik (Symcha Rotem), un héros de l’insurrection du ghetto. Elle découvre une mère « courrier » de l’organisation juive de combat, intrépide et casse-cou, « Ritka la folle » disait avec affection Marek Edelman. Elle participe après la guerre au groupe des « vengeurs » juifs qui voulaient liquider des nazis en préparant des attentats, elle séjourne un an en Palestine… Janka comprend alors qu’elle doit en savoir plus sur son père, Ignacy, jadis Izaak Weinberg, « fils aîné d’une famille appartenant à la bourgeoise juive prospère », né à Cracovie. Éduqué dans la tradition, en 1939 il est réfugié avec une partie de sa famille dans la zone soviétique, déporté en Yakoutie en 1940, puis relégué en Ouzbékistan. Lorsqu’ils rentrent à Cracovie, en mai 1946, toute la famille a disparu, les quelques survivants quittent la Pologne, sauf Izaak qui adhère au Parti communiste et change de nom. Il se transforme en Ignacy Waniewicz, se marie deux fois, fait une carrière de journaliste et d’homme de télévision, se sépare d’Irena, travaille à l’Unesco, pour finalement s’exiler au Canada où il fonde une nouvelle famille et redevient un Juif orthodoxe.
Janka Kaempfer Louis choisit un style concis, direct, parfois ironique ou en colère, pour brosser un portrait sans concession de ses parents, durant la guerre ou dans la Pologne socialiste et l’exil, sans doute le portrait le plus fort et le plus saisissant. On sent, dans ce court livre, à la fois son amour, sa bienveillance et ses ressentiments, sa révolte maintenue de jeune fille. Entre une mère mythomane, « faussaire accomplie », et un père opportuniste qui « sait s’adapter et tourner la page », elle reconstitue l’enchevêtrement des douleurs, mensonges, culpabilités qui hante les deux générations, que cristallise l’ignoble campagne antisémite de 1968. « Notre départ de Pologne a fait plus que nous séparer géographiquement, ma mère, mon père et moi. Il nous a propulsés dans des univers inconciliables. Nous ne pouvions plus nous comprendre. »
Monika Sznajderman, née en 1959, ne dit rien de 1968. Si le silence de son père l’a conduite, à partir de lieux disparus et de vieilles photos, vers le destin d’une famille juive assassinée, il l’interroge aussitôt sur sa famille maternelle, catholique et de souche aristocratique. Ses méditations à partir des traces sont sensibles, étonnées et nostalgiques. De belles pages, des portraits attachants de ses grands-parents, particulièrement d’Amélia qui a péri dans un pogrom, le 3 juillet 1941, au château de Zolotchiv, en Ukraine soviétique. Elle remarque chaque fois les coïncidences de lieux où sont morts des membres de sa famille juive tandis que, non loin de là, l’autre famille buvait du thé dans un salon.
Deux figures émergent de son récit, son père juif dont elle découvre le périple au plus près de la mort, ce qu’elle appelle « la frontière ultime », et son grand-oncle catholique, Zygmunt, dont elle a récupéré le journal intime. Nationaliste, proche de l’extrême droite antisémite, un jour de 1942, alors qu’il promène son chien, il se retrouve devant un charnier. Des SS entassent les cadavres de Juifs exécutés dans un ravin, près d’une synagogue, il voit « des mares de sang » et note dans son journal : « Ces images m’ont terrifié et ébranlé jusqu’au plus profond de mon être. Aucun moyen de venir en aide. […] Nous, nous avons tous survécu, eux sont tous morts ». Monika commente : « Oui, l’effroi de Zygmunt n’est pas feint, et son chagrin est réel. Comment le concilier avec ses sympathies politiques et la vision d’une patrie d’après-guerre libérée des Juifs ? » Et, parlant de sa famille : « Pourquoi nous tenions-nous à l’écart ? » En décryptant ce qui se cache derrière les silences et les mensonges, elle se vit elle-même, soixante-quinze ans plus tard, traversée par la tension judéo-polonaise. Elle en souffre. Elle s’adresse la plupart du temps à son père, essaye de se représenter sa peur, mais elle s’intéresse aussi à ce que l’autre famille n’a pas fait, « à ce qu’ils n’ont pas vu et qui se déroulait si près d’eux, tellement près, à portée de main ». Elle cherche à comprendre pourquoi, selon une formule d’Isaac Bashevis Singer, « le catholique polonais n’a jamais su ce que c’était un Juif habitant dans son pays ».
Pourtant, Monika Sznajderman, qui met à nu la douloureuse vérité de son histoire familiale, termine sur une note optimiste, réconciliée. Elle fait de sa mère polonaise « l’héroïne silencieuse de ce récit ». « Grâce à elle, ce qui semblait impossible s’est réalisé, et les destins des familles [catholiques] se sont entremêlés avec ceux des familles [juives]. » Elle s’adresse à son père qui était cardiologue : « Grâce à elle, toi, un Juif, tu as soigné Zygmunt et son cœur nationaliste, usé par la prison. » Elle fait de l’amour, ici celui si fort de ses parents, la seule solution à ce qui la déchire profondément.